Publié il y a déjà presque un siècle, Les sept piliers de la sagesse, le chef-d’œuvre du colonel britannique Thomas Edward Lawrence, souffre à tort de la renommée de son adaptation multi-oscarisée en 1963 à Hollywood et de l’épaisseur d’un titre qui évoque davantage un gros traité théologique qu’une palpitante aventure stratégique dans le désert.
On apprend dans toutes les écoles militaires que ces imposants mémoires de guerre font office de premier manuel de guérilla de l’histoire militaire moderne. Le général Giap, double vainqueur du Vietnam, en avait fait son livre de chevet, et avait sans doute retenu les maximes que l’on peut y puiser : « On ne modifie pas un plan stratégique pour pousser un succès tactique »,« pas de front, que des flancs », « lancer la plus petite force le plus vite et le plus loin possible (tip and run) ». Dans le Hedjaz, cela s’est traduit, entre 1916 et 1918, par le choix de laisser aux Turcs la ville sainte de Médine, pour mieux attaquer ses lignes de ravitaillement, y attirer le plus de forces possible afin de pouvoir percer à Aqaba et en Palestine. Quant aux officiers britanniques et français chargés de lever la révolte, il s’agissait pour eux de s’imprégner au maximum de la culture locale, par la langue, les vêtements et surtout l’idéologie, y compris religieuse. Mobilisant tour à tour l’appât du gain des chefs de tribus, le nationalisme arabe, la haine des Turcs et l’appel au djihad, l’armée du général Allenby pouvait ainsi disposer d’une force auxiliaire redoutable pour frapper sur les flancs et au-delà de la ligne de front.
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La guerre insurrectionnelle se remporte d’abord dans les esprits et les cœurs. Le colonel Lawrence n’invente rien et avoue adapter au désert les principes chers à Sun Tzu et au maréchal de Saxe : gagner sans combattre, plutôt que les théories de Clausewitz et Foch qu’il juge davantage adaptées au front occidental. Le mouvement arabe apparaît d’ailleurs plus efficace lorsqu’il agit en totale autonomie, à la façon d’une force spéciale dans le désert. Il est moins à l’aise en éclaireur ou en avant-garde dans la Jordanie agricole, quand il est placé directement sous les ordres de l’état-major du corps expéditionnaire britannique, aux côtés des contingents australiens, égyptiens, indiens, etc. C’est au fond la tactique qui sera reprise par les djihadistes en Afghanistan et en Irak ou par nos commandos.
À cet égard, ce classique de la littérature militaire est absolument incontournable pour tout soldat qui s’aventure dans ce type de théâtre.
Le talent de Lawrence est de faire apparaître tout cela par petites touches, placées entre deux récits, comme une toile impressionniste. Cet ouvrage n’est pas théorique, mais empirique, à l’anglaise. C’est l’expérience qui fait la théorie. C’est peut-être pour cela que Les sept piliers de la sagesse sont restés dans la mémoire collective comme un monument de la littérature et moins souvent comme un ouvrage de tactique théorique. Il écrit comme il se bat. Le temps joue pour lui. Le récit se lit avec lenteur et, soudain, l’écriture s’élance par fulgurances impromptues.
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Lawrence, qui était un étudiant orientaliste avant de s’engager dans la Première Guerre mondiale, n’oublie aucun aspect d’étude pour dresser son immense fresque : psychologie, sociologie, géographie, ethnologie, zoologie. « En excluant les femmes de la vie publique, les hommes d’Orient semblaient avoir acquis leurs dons particuliers » : Lawrence peint un tableau intime du Bédouin, qu’il distingue de l’Arabe des plaines et des villes. Il s’élève au niveau stratégique, autrement dit politique. Le seul qui convienne à la guerre irrégulière.
On dit souvent que Lawrence a grossi son influence réelle sur les événements, c’est tout à fait probable bien qu’il ait obtenu à plusieurs reprises un accès privilégié aux grands chefs de l’époque. L’auteur ne manque pourtant pas de sincérité et d’autodérision et confesse parfois ses travers masochistes. Il sait aussi que le mouvement arabe, même s’il entre en premier dans Damas, n’aura pas entière satisfaction. Fayçal et Abdallah, deux des fils du roi Hussein, le chérif de La Mecque, ne sont pas dupes. Ils ont pu trôner, malgré tout, à Bagdad et à Amman, avec la bénédiction de la très pragmatique Angleterre.