L’Afrique de l’Ouest est devenue en l’espace de quelques années une voie de transit majeure de la drogue produite en Amérique du Sud et acheminée vers les marchés européens. Si les cartels sud-américains se sont infiltrés dans le Sahel pour faire parfois la jonction avec les djihadistes, des cartels africains ont fait à leur tour leur apparition.
En novembre 2009, l’image d’une carcasse d’un Boeing 727 calciné, retrouvé au nord de Gao au Mali, a révélé l’ampleur d’un phénomène jusque-là méconnu. L’appareil en provenance du Venezuela près de la frontière colombienne avait à son bord une cargaison de plusieurs tonnes de cocaïne. Les médias vulgarisent alors le concept « d’air cocaïne », tandis que les agences occidentales de renseignement réalisent l’imminence de la nouvelle menace qui se profile à l’horizon du fait de la convergence entre mouvements extrémistes du Sahel et trafiquants de drogue d’Amérique du Sud.
On estime que les premiers signes avant-coureurs remontent aux années 1960, époque où le Nigeria était un carrefour du trafic de drogue originaire du Liban vers les États-Unis. Par la suite, les trafiquants nigérians et ghanéens ont rejoint le commerce illicite pour se concentrer principalement sur le trafic de cannabis vers l’Europe. Le grand tournant a lieu dans les années 1990, avec l’explosion du trafic de drogue. Le continent africain offre alors aux narcotrafiquants d’Amérique latine une autoroute de transit peu contrôlée. Avec ses frontières poreuses, son emplacement idéal à proximité de l’Europe, ses États fragiles où règne la corruption, l’Afrique de l’Ouest est devenue une plaque tournante par excellence du trafic de drogues illégales. Si les estimations précises font défaut, ce commerce est en pleine explosion. Selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC), la valeur marchande de la cocaïne qui transite chaque année par l’Afrique de l’Ouest était estimée à 1,25 milliard de dollars en 2013.
Une zone de transit de la cocaïne prisée par les narcotrafiquants
Naguère, les narcotrafiquants sud-américains empruntaient traditionnellement une route passant par les Caraïbes et les Açores pour acheminer la drogue en Europe. Ils privilégient à présent l’Afrique de l’Ouest, dont le trajet offre le double avantage pour ces syndicats du crime organisé d’éviter les contrôles des autorités américaines au large des Caraïbes, tout en tirant profit de l’instabilité politique, l’atonie des sociétés et de la corruption qui ronge plusieurs États du golfe de Guinée et de l’Afrique de l’Ouest. Datant de 2015, un rapport de l’UNODC indique que près de 18 tonnes de cocaïne transitaient chaque année par l’Afrique de l’Ouest pour remonter vers l’Europe par voies aériennes, maritimes ou terrestres. Arrivée par bateaux, la marchandise est débarquée sur les côtes de la Guinée-Bissau, du Cap-Vert, du Sénégal pour être acheminée par voie terrestre vers le Togo, d’où décollent ensuite les avions suivant plusieurs itinéraires, dont l’un passant par le Mali, le Burkina Faso et le Bénin, l’autre transitant par le Mali, le Burkina Faso et le Ghana.
Inscrite sur la liste des narco-États dressée par l’UNODC, la Guinée-Bissau offre une façade maritime unique grâce à l’archipel protégé des Bijagos, ces centaines d’îles désertes disséminées et où les Portugais avaient construit des pistes d’atterrissage de fortune pendant la guerre d’indépendance. Des trafiquants colombiens y ont élu domicile dans les années 2004-2007 ; ils y ont prospéré et infiltré le milieu politique ainsi que la haute fonction publique. Pour preuve, le meurtre en mars 2009 du président de la République Joao Bernardo de Vieira, soupçonné de participer aux trafics. La veille, un attentat à la bombe avait tué le général en chef, Batista Tagme Na Waie. Six ans plus tard, un rapport d’International Narcotics Control décrivait la Guinée-Bissau comme un centre de transit pour le trafic de cocaïne, indiquant que le système politique bissau-guinéen était « sous l’influence des trafiquants de drogues ». En 2013, l’Institut d’études de sécurité estimait que 13 % de la cocaïne expédiée en Europe transitait par la Guinée-Bissau. L’arrestation la même année du chef d’état-major de la marine José Americo Na Tchuto par des agents américains du Drug Enforcement Agency (DEA) avait porté un coup sévère au trafic, qui depuis profite de l’instabilité politique chronique sévissant dans cette ancienne colonie portugaise. En 2018 enfin, un haut fonctionnaire des Nations unies à Bissau estimait que « pas moins de 30 tonnes » de cocaïne entraient en Guinée-Bissau chaque année.
Le Nigeria, centre de commande et de contrôle du narcotrafic
Nombreux sont les ports du golfe de Guinée par où pénètre la cocaïne, mais également où s’exportent des drogues synthétiques vers l’Europe occidentale et l’Extrême-Orient. Si le Ghana constitue une plateforme du commerce de la drogue via son littoral, la palme d’or revient au Nigeria. Le pays le plus peuplé du continent noir est devenu l’épicentre du trafic de drogue en provenance de l’Amérique latine, mais aussi de l’Afghanistan et du Pakistan. Selon Transparency International, le Nigeria se hissait en 2020 à la peu glorieuse 25e place du pays le plus corrompu de la planète sur les 168 étudiés, dépassé par la Guinée-Bissau (19e). Certaines organisations criminelles nigérianes, comme Black Axe, ont gagné une présence mondiale structurée et fonctionnent comme un cartel mafieux sicilien grâce aux réseaux transnationaux nigérians. La découverte en mars 2016 d’un « super laboratoire » de fabrication de méthamphétamine, construit avec l’aide de Mexicains, dans la ville d’Asaba d’une capacité de production de quatre tonnes par semaines a révélé le degré de professionnalisme des narcotrafiquants nigérians formés par leurs collègues latino-américains.
Très craintes, les mafias nigérianes ont progressivement réussi à reprendre la main sur le trafic de cocaïne et à prendre le dessus sur les narcotrafiquants latinos expatriés en Afrique de l’Ouest, essentiellement des Boliviens et des Colombiens. Les Nigérians ont du reste scellé des accords avec des Pakistanais et des Afghans afin que la sous-région puisse devenir un point d’arrivée de l’héroïne asiatique à destination de l’Europe.
Réseaux mafieux et collusion djihadistes
La drogue génère des revenus colossaux et offre des pouvoirs de corruption en mesure d’acheter des fonctionnaires et des politiciens à tous les échelons, du douanier au juge, voire au ministre. En cela, les narcotrafiquants reproduisent en Afrique un schéma qui a fait ses preuves en Italie ou au Mexique. La mafia italienne calabraise Ndrangheta maintient une présence dans plusieurs pays africains dont le Nigeria, la Côte d’Ivoire, l’Afrique du Sud et le Maghreb. Ce cartel est impliqué dans le trafic de cocaïne et d’héroïne en Afrique du Sud. De son côté, la Cosa nostra est très active en Afrique du Sud, au Zimbabwe, en Namibie, en RDC, en Angola et au Ghana. Tandis que la Camorra de Naples étend ses activités (prostitution, drogue, trafic d’êtres humains…) en Afrique de l’Ouest et dans des pays fragiles comme la République centrafricaine.
Fondé en 1989, le cartel mexicain de Sinaloa est très impliqué dans le trafic de cocaïne en Afrique de l’Ouest. Le trafic de drogue de cette zone implique en moindre mesure les cartels mexicains de Los Zetas, Golfo, Juarez, Tijuana et Guadalajara. Tous collaborent avec des groupes africains pour acheminer la drogue vers les ports d’Afrique de l’Ouest. Mais aussi des djihadistes.
S’il peut exister une compétition féroce entre les groupes salafistes violents de la bande sahélienne, fondamentalistes de tout poil s’accordent pour estampiller halal le trafic de stupéfiants. À condition que celui-ci soit destiné à empoisonner les mécréants et les « mauvais musulmans » qui s’écartent de la voix du djihad. Pour ce faire, les groupes djihadistes ne rechignent pas à collaborer avec des trafiquants de drogue, à condition qu’ils gardent la main sur le contrôle des routes transsahéliennes et transsahariennes par où transite le commerce de drogues et d’armes vers le Maghreb et l’Europe.
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Si les djihadistes consomment des substances illicites en abondance pour maîtriser leur peur du combat, ils ont vu dans le narcotrafic une source de revenus conséquente. Mais contrairement aux talibans afghans, qui ont la main sur les cultures de pavot et leur exportation, les djihadistes se contentent de protéger le transport de la cocaïne latino-américaine dans les zones du Sahel qu’ils contrôlent. Les djihadistes nigérians ont de fait noué des contacts discrets avec les trafiquants de drogue qui utilisent les cités portuaires de Calabar et Port Harcourt, situées au sud-est du pays à proximité de la côte atlantique d’où transitent les marchandises. Opérant comme un réseau mafieux banal, Boko Haram n’hésite pas à corrompre les responsables des infrastructures portuaires, en argent, mais aussi en prostituées. Selon Alain Rodier, directeur de recherche au Centre français de recherche sur le renseignement, les djihadistes nigérians en profiteraient pour filmer les prestations pour le cas où leur collaborateur commencerait à avoir des états d’âme et voudrait cesser de travailler pour le mouvement rebelle. Boko Haram a du reste étendu son champ d’activité dans les ports de San Pedro et d’Abidjan, en Côte d’Ivoire. L’organisation terroriste ne cible pas à dessein des zones où trop d’intérêts financiers sont concentrés. Parmi les prestations proposées par Boko Haram figure également le transit de cocaïne et d’héroïne en provenance d’Afrique du Sud ou de Tanzanie (principal point d’entrée en Afrique de l’héroïne afghane et du Triangle d’or) à travers le Sahel, vers les points d’embarquement situés en Libye et dans les pays du Maghreb. Pour cela, Boko Haram collabore ponctuellement avec al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) qui assure le transit à travers le Sahel puis l’embarquement de la marchandise. Toujours selon Alain Rodier, il est vraisemblable qu’en Libye, Boko Haram ait pris contact avec le groupe État islamique, mais ce dernier n’aurait pas encore les capacités d’exporter de la drogue depuis son bastion de Syrte. Les principales destinations maritimes européennes seraient la Grande-Bretagne et l’Italie. Une petite partie emprunte les voies aériennes et les points d’entrée sont alors extrêmement divers.
En cela, le groupe nigérian qui étend ses réseaux dans les pays voisins, notamment autour du lac Tchad, est en passe de devenir un avatar africain des mouvements narcoterroristes qui sévissent en Amérique latine à l’instar des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Plusieurs services de renseignement occidentaux ont intercepté des communications entre Boko Haram et des cartels latino-américains, mais aussi avec le Hezbollah libanais, mouvement chiite censé être combattu par les djihadistes salafistes. Ce qui revient à qualifier de « secte » Boko Haram dont la vision souveraine de l’islam radical mâtinée d’animisme s’inscrit en faux contre la doctrine de Daech.
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Le Mali, autre épicentre du narcoterrorisme
Depuis le début des années 2000, des trafiquants ont déplacé d’importants chargements de cocaïnes sud-américaines via le Nord-Mali, en recourant à des réseaux criminels traditionnellement axés sur le trafic de la résine de cannabis et de cigarettes de contrebande. AQMI a engrangé dans la zone des dizaines de millions de dollars en rançons, banditisme, contrebande et chantage à la protection. Le trafic de cocaïne au Mali, concomitant au renforcement de la mainmise d’AQMI dans le nord du pays, a donné lieu à des mises en garde sur les liens potentiels entre les narcotrafiquants des cartels latinos et les groupes djihadistes au Sahara. Une hypothèse exagérée selon l’avis de nombreux experts. S’il n’existe pas de consensus sur les chiffres de ce juteux commerce, la plupart s’accordent néanmoins pour affirmer que le trafic de cocaïne transitant par l’Afrique de l’Ouest a atteint son apogée entre 2008 et 2009 avec des estimations de l’ordre de 47 tonnes en 2007-2008. Le volume des marchandises aurait diminué depuis pour atteindre la moitié en 2017.
Profitant du vide sécuritaire causé par la rébellion touarègue et les funestes conséquences de la chute du régime de Kadhafi en Libye, le djihadisme a prospéré dans les pays limitrophes, à la façon d’un vase communiquant. Surnommé Mister Marlboro, le djihadiste algérien Mokhtar Belmokhtar est un illustre trafiquant connu des services, spécialisés dans le trafic de cigarettes et de drogue. Mais si les barons djihadistes AQMI et consorts ne participent pas directement au trafic, ils sont souvent missionnés pour assurer la protection des convois, sécuriser les pistes d’atterrissage, d’approvisionnement en carburant ou encore percevoir des droits de passage et escorter les convois dans les territoires qu’ils contrôlent.
Dans les années qui ont précédé l’intervention française au Mali, les trois formations djihadistes qui sévissaient au Nord-Mali (al-Qaïda au Maghreb islamique, AQMI, Mouvement d’unité pour le jihad en Afrique de l’Ouest, Mujao et Ansar Dine/ Défenseurs de la foi) n’étaient pas impliquées de la même façon dans le narcotrafic. Financée par des ONG islamiques et des donateurs privés originaires du Golfe, Ansar Dine affiche un financement traçable, ce qui est moins le cas pour les deux autres organisations djihadistes, lesquelles ont diversifié leurs sources de financement (rançons payées, trafic de cigarettes, narcotrafic…). Le trafic de drogue et de blanchiment d’argent dans la région a pris une autre envergure à mesure que les liens se sont intensifiés entre les narcotrafiquants et les groupes terroristes présents tout le long de la bande sahélienne. Parallèlement, des liens croissants ont été tissés entre les narcoterroristes djihadistes et les groupes mafieux européens et surtout italiens. C’est le cas notamment de la Camorra dont l’expertise sur le trafic de faux documents a profité aux mouvements djihadistes. De sorte que la tendance se tourne vers la formation de groupes hybrides inspirés du modèle des FARC, où idéologie politique ou religieuse peut faire très pragmatiquement bon ménage avec le crime organisé et le narcoterrorisme. Ce mélange des genres a consolidé l’ancrage local des groupes terroristes qui ont intérêt à fructifier le trafic de drogue en s’inspirant de l’exemple des chefs talibans d’Afghanistan. Ils bénéficient pour cela du vide sécuritaire et de l’instabilité géopolitique provoquée par la chute du colonel Kadhafi en Libye et la perméabilité des frontières qui facilite le passage d’armes d’un pays à un autre. Si la porosité des frontières conjuguée à une corruption endémique alimente la prolifération d’armes, de drogues, de trafics de cigarettes et d’autres produits illicites, les trafiquants savent qu’ils peuvent compter sur le désœuvrement des populations autochtones en mal de perspective d’avenir. Ainsi, la sécheresse, la famine et une injustice sociale criante constituent les meilleurs alliés de ces groupes qui se nourrissent de la souffrance humaine tout en fragilisant davantage des États rendus vulnérables par leurs élites corrompues et une croissance démographique alarmante.
Quelle réponse africaine ?
Ce n’est qu’assez tardivement que les États africains concernés par la menace narcoterroriste ont commencé à réagir. Sous l’impulsion de l’ancien secrétaire général de l’ONU, Koffi Annan, une commission ouest-africaine pour la gouvernance, la sécurité et le développement dans le contexte de la lutte contre le trafic de drogue a vu le jour en 2013. Cinq ans plus tôt, un organisme de coordination de la lutte contre le trafic dans l’océan Atlantique a été créé : le Centre opérationnel d’analyse du renseignement maritime pour les stupéfiants (MAOC-N). Basée à Lisbonne, cette agence internationale a pour objectif principal la répression du trafic illicite de stupéfiants par voies maritimes et aériennes dans l’Atlantique à destination de l’Europe et des côtes d’Afrique de l’Ouest. Des moyens maritimes et de renseignement de plus en plus conséquents sont mis en commun pour mener des opérations conjointes avec des unités africaines. Objectif : former des services antidrogues locaux. Une tache qui relève de la gageure si l’on tient compte du degré d’adaptabilité des trafiquants aux méthodes de surveillance et de répression. L’exemple du rôle de l’implication des hauts gradés de l’armée bissau-guinéenne, ou encore d’Ousmane Conté, fils du défunt président guinéen Lansana Conté, sont riches en leçons. Considéré comme un baron de la drogue, cet ancien commandant de l’armée guinéenne avait été arrêté par les autorités américaines en 2009 pour son implication dans le trafic de coke.
Un pays comme le Nigeria fait actuellement face à une explosion du marché local qui s’approvisionne dans les surplus de cocaïne non déversée en Europe, causant des ravages auprès des populations jeunes. À cela s’ajoutent ceux causés par la fabrication sur place et à grande échelle de méthamphétamine, une drogue de synthèse au fort potentiel addictif, au Nigeria et en Guinée-Conakry, destinée au marché local et à l’exportation vers les pays asiatiques.
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Les organisations caribéennes de trafiquants ont reproduit leurs structures en Afrique de l’Ouest en jouant de la diaspora, des clans et d’activités économiques formelles. Résultat, c’est toute une économie réelle qui est sabordée à coup d’évasions fiscales, de détournement de fonds au détriment de l’éducation, de la santé et du développement des infrastructures… Tant que l’instabilité et l’anarchie persisteront dans les zones grises de l’Afrique de l’Ouest, le narcotrafic a de beaux jours devant lui.