Le djihadisme au Sahel n’est pas seulement le fruit d’insatisfactions sociales, économiques ou communautaires, il est le produit de l’évolution des doctrines du djihadisme. Celles-ci manipulent à loisir plusieurs paradigmes historiques : les djihads médiévaux, notamment almoravide ; les djihads noirs du XIXe siècle contre les ethnies animistes et le colonisateur ; l’expérience du terrorisme islamiste algérien dans les années 1990 ; l’ambition d’un djihad mondial avec al-Qaïda dans les années 2000 ; et, depuis 2015, la renaissance du califat véhiculée par les djihadistes de Daech.
Bien que chaque mouvement agissant dans le Sahel ait sa propre histoire et ses objectifs, tous sont peu ou prou rattachés à ces différents paradigmes et doivent prendre en compte l’évolution globale du djihadisme dans le monde afin de trouver des alliés, des financements et des stratégies mobilisatrices.
Le temps des Algériens
La fin de la guerre civile algérienne, principal acquis des années Bouteflika, modifia la situation de l’islamisme. En janvier 2000, le président algérien accorda l’amnistie aux djihadistes rendant les armes, suivie en septembre 2005 de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Il permettait ainsi la réintégration des hommes du Groupe islamique armé (GIA). Mais certains survivants du GIA et des membres du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), créé en 1998 dans le but de cibler les militaires de préférence aux civils, refusèrent de renoncer aux armes. L’ancien ingénieur Abdelmalek Droukdel devint chef du mouvement en 2004. Traqué par l’armée, il trouva refuge dans le sud de l’Algérie, en Mauritanie et au Nord-Mali. Son but était de profiter de l’immensité désertique pour s’y réorganiser, instaurer la charia et se financer par la contrebande. La plupart des gouvernements et des tribus, immobilisés par leurs querelles, aveuglés par le discours musulman des djihadistes, les laissèrent s’installer. Alors qu’al-Qaïda était en perte de vitesse, les djihadistes au Sahel prêtèrent allégeance en septembre 2006 à Ben Laden, proposant à celui-ci l’ouverture d’un front en Afrique. AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique) naquit en janvier 2007 sous la direction de Droukdel, devenu émir. Mais, paralysée par la répression algérienne, AQMI se lança vers le grand Sud. Tout le Sahel musulman devint une zone d’action et de prédication. L’état de délabrement des institutions politiques et militaires, particulièrement au Mali, l’exaspération de l’aristocratie touareg, les insatisfactions socio-économiques accélérèrent l’implantation des djihadistes dans la société du désert. Certains, comme Mokhtar Belmokhtar, épousèrent des femmes arabo-maures ou des Touareg. Des Maures et des Maliens rejoignirent les GAT, encouragés par le modèle d’al-Qaïda et par le 11 septembre 2001. Même certains Touareg se rallièrent, souvent dans l’espoir d’une revanche de leur communauté sur le gouvernement de Bamako. Sans ce soutien local et tribal, jamais AQMI et sa milice de 400 à 800 hommes n’auraient pu tenir dans la région ni se fortifier dans les refuges de l’Adrar.
2011-2012 : divisions internes et expansion du djihadisme
Les querelles internes minent toutefois l’unité djihadiste. En octobre 2011, avec la chute en Libye de Kadhafi et le retour de ses mercenaires au Mali, AQMI gagne de nouvelles recrues, de l’argent et des armes. Mais ce recrutement divise le mouvement. Entre 2011 et 2012, des groupes concurrents se séparent de la branche mère dont ils contestent à la fois le leader et les stratégies. Dans ces schismes, les querelles de personnes et le contrôle de la contrebande comptent autant, si ce n’est plus, que la question religieuse. Droukdel désapprouve ainsi l’enlèvement en Algérie de trois Européens par le Mauritanien Hamada Ould Kheira, qui quitte alors AQMI pour créer le Mouvement pour l’unicité et le jihâd en Afrique de l’Ouest (MUJAO). De son fief de Ménaka, il lance une campagne d’enlèvements et d’attentats suicides sur le modèle d’al-Qaïda. L’antagonisme revêt aussi un caractère ethnico-tribal, puisque AQMI reste sous contrôle des Algériens comme Droukdel et Belmokhtar, contre les combattants de base, plutôt noirs-africains. Fort de son ancrage local, de son discours égalitariste et de son racisme anti-Touareg, le MUJAO recrute parmi les Peuls, les Daoussahaks, les Maures de Gao.
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2012 : L’Azawâd islamique
Malgré les tensions entre elles, les milices djihadistes veulent profiter de l’affaiblissement du pouvoir et de l’armée au Mali. Fin 2011, elles nouent une alliance opportuniste avec les GAT touareg : Ansar Dine, fondé par l’aristocrate et salafiste Iyad ag-Ghali,et le MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad) parce qu’il est puissant et organisé, bien que nullement islamiste. Le 26 janvier 2012, cette nébuleuse hétéroclite fond sur Leré, en mars sur Kidal, Tessalit et Gao. Le 1eravril, Tombouctou tombe. L’Azawad islamique indépendant crée la panique. Les djihadistes instaurent un régime qui prône un salafisme dur auquel les prédicateurs ont habitué les populations depuis trente ans. L’autorité des chefs traditionnels ne peut faire face à celle des combattants de l’islam, dont certains sont issus des clans touareg. AQMI sait s’implanter par la séduction. L’organisation paie ses hommes, distribue des habits et de la nourriture dans les villages, achète ce dont elle a besoin auprès des locaux, comme le carburant, les pièces de rechange, les céréales. Se gardant de menacer la population, les djihadistes prêchent contre les talismans, les pratiques animistes et les marabouts, qui sont les garants de l’unité spirituelle des villages. On commence dès juin 2012 à raser à Tombouctou les 300 mausolées des chaykhs des confréries.
Serval et l’échec d’AQMI (2013)
Mais l’alliance des groupes armés avec le MNLA dont les objectifs régionalistes n’intègrent pas la charia s’effrite jusqu’à dégénérer en affrontements (juin-novembre 2012). Le MUJAO le chasse par la force de Gao puis de Ménaka. Fragilisée par des années de compétition, AQMI implose elle aussi en décembre 2012. Belmokhtar se sépare d’AQMI et crée les Signataires par le sang, tout en nouant des liens avec le MUJAO. Les anciens commandants de Droukdel se retrouvent unis contre leur ancien leader. Alors que l’opération Serval se déclenche en janvier 2013, la fourmilière terroriste est en pleine agitation nerveuse. Les clans s’affrontent. Belmokhtar lance une attaque foudroyante sur le site gazier d’In Amenas en Algérie, à plus de 1 000 km de ses bases. Il montre ainsi sa capacité d’action, moque l’intervention occidentale au Mali et provoque l’armée algérienne chez elle, alors qu’AQMI cherchait à la ménager.
Face à la puissance de frappe déployée par Serval, les GAT résistent avec des tactiques ancestrales qui alternent entre la défense d’infanterie, le rezzou avec des pickups et le harcèlement. Mais ces modes opératoires sont inefficaces. Ils s’enfuient vers Kidal et l’Adrar des Ifoghas où auront lieu les accrochages les plus violents. Les principaux leaders sont abattus, décapitant les katibasde la région. De façon opportuniste, le MNLA se rallie aux Français et mène des opérations contre le MUJAO, isolant davantage les djihadistes. À partir du mois d’avril, l’ensemble du pays semble pacifié, ou du moins sous contrôle, l’immense espace désertique n’étant en réalité à personne, vaste zone tampon de circulation, de contrebande et de refuge. C’est dans ce contexte cuisant que les leaders du MUJAO et des Signataires par le sang décident en août 2013 d’unir leurs forces en fusionnant les deux mouvements sous l’appellation d’Al-Mourabitoun, reprise ambitieuse du nom de la dynastie almoravide du XIe siècle qui occupa l’Afrique de l’Ouest et l’Espagne. Le nouveau GAT regroupe à peu près 300 combattants, profite du recrutement subsaharien du MUJAO, du réseau et des capitaux de Belmokhtar.
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L’hybridation sahélienne (2014-2015)
Les djihadistes qui n’ont pas été arrêtés ou tués – Serval aurait fait entre 600 et 1 000 morts chez eux – tentent de se fondre dans la population. Les autres s’enfuient avec leurs chefs en Kabylie, où se terre Droukdel, ou à Oubari, capitale libyenne de la contrebande et de la vente d’armes, où les GAT du Mali avaient puisé leur arsenal peu après la chute de Kadhafi. En trouvant refuge au milieu du chaos libyen, les djihadistes ont pu aisément s’y reconstituer, recruter et se réarmer. Ils nouent ici des liens avec les terroristes tunisiens et libyens en partance pour le djihad en Syrie et en Irak, ils s’entraînent dans leurs camps, échangent des informations et des stratégies. C’est parce qu’ils ont quitté le théâtre malien que les hommes d’Al-Mourabitoun lancent plusieurs attaques en mai 2013 au Niger. Au Mali, la situation paraît se stabiliser, malgré un nombre inquiétant de déplacés et de réfugiés. Entre juin 2013 et janvier 2014, l’activité terroriste reflue en raison des opérations de sécurisation menée par les forces françaises. L’insécurité est surtout liée aux actions du MNLA – qui a pourtant aidé Serval – contre l’armée malienne.
Mais l’affaiblissement des groupes djihadistes est temporaire, car ils savent s’adapter plus vite que les appareils militaires. AQMI survit en 2015 grâce à sa stratégie de « déprofilage » : elle a abandonné son visage traditionnel pour se faire invisible au sein de la population. Évitant les regroupements de katibas surarmées, les djihadistes évoluent désormais seuls ou par petites équipes, tels des bergers à pied ou à moto, délaissant les 4×4 et les téléphones portables trop facilement détectables. Leur stratégie de harcèlement systématique, multiforme, plutôt nocturne (mines antichars, tir artisanal de roquettes et d’obus, véhicules piégés) prend une ampleur inquiétante entre 2015 et 2018, l’objectif étant d’empêcher l’armée malienne de réintégrer les villes du nord. Le MNLA et les GAT islamistes partagent d’ailleurs ce même objectif.
Le redéploiement (2015-2017)
En quelques mois, les hommes d’AQMI, soutenus par d’anciens d’Ansar Dine, se sont ainsi réorganisés pour agir sur l’ensemble du territoire malien, et même au Burkina Faso et au Niger. De 40 attaques comptabilisées en 2014, le Mali en a connu 98 dès l’année suivante et 157 en 2016. Les attaques sont généralement revendiquées à 60 % par Al-Mourabitoun et à 40 % par AQMI, et sont plus complexes, puisque les GAT interviennent vers le sud du fleuve Niger, comme le montrent les attentats de l’hôtel Radisson de Bamako (20 novembre 2015), de Ouagadougou (15 janvier) et de Grand-Bassam en Côte d’Ivoire (13 mars 2016).Les cibles privilégiées sont l’armée et les civils maliens, les Touareg et le MNLA, les Casques bleus, les soldats tchadiens et français. Il y a là une manière de frapper les États « infidèles » et de se rallier les populations, lassées par les exactions commises par les soldats maliens.
En janvier 2015, le groupe djihadiste du Front de libération du Macina (FLM) d’Amadou Kouffa est apparu brutalement, voulant étendre le djihad au sud du Mali et restaurer l’ancien empire peul du Macina. Il illustre l’enrôlement des populations peules du Mali, prises entre les Touareg et les agriculteurs maliens du sud qui leur reprochent leurs traditions pastorales. Dès juin 2015, le GAT prend le contrôle temporairement de la ville de Fakola, au sud-ouest du Mali.
Avec la création de Daech au Moyen-Orient, une filiale sahélienne s’est constituée, l’État islamique au Grand Sahara(EIGS), implantée dans la région des Trois Frontières, entre le Niger, le Mali et le Burkina Faso, dans une zone particulièrement abandonnée des États. Le GAT puise d’ailleurs dans la pauvreté et le réservoir de recrutement du MUJAO. L’efficacité et l’agressivité du groupe lui permettent même de tuer quatre soldats américains au Niger en octobre 2017 et de réussir une attaque contre la garnison malienne d’Inatès en décembre 2019, faisant 71 morts.
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Des logiques de groupes différentes
Certains GAT ont une assise ethnique et régionale – le MNLA (élites touaregs) ou le FLM (peuls déclassés) –, et d’autres développent une rhétorique djihadiste (AQMI ou Ansar Dine), mais tous se financent par les trafics et les taxations sur la population, et se légitiment en prétendant incarner la résistance contre la brutalité de l’État, contre les étrangers et la présence française. L’enrôlement est volontaire : il est lié à la présence des groupes armés à proximité des lieux de vie et du maillage de leurs réseaux ; ils apportent la sécurité, des revenus et des armes face aux autres ethnies dont on se méfie, aux bandits et aux coupeurs de route. Le processus de radicalisation ou d’endoctrinement religieux est secondaire dans ce panel. La plupart des attentats en dehors du nord-est du Mali entre 2015 et 2020 ont été commis par des Subsahariens qui n’ont rien de combattants, des jeunes gens d’une quinzaine d’années, radicalisés en surface, mais rémunérés et poussés au martyre.
Le 2 mars 2017 a été annoncée la formation d’une organisation, leGroupe pour le soutien de l’islam et des musulmans (GSIM), qui est une fusion artificielle d’Ansar Dine, d’AQMI, d’Al-Mourabitounet du FLM. Elle est dirigée officiellement par Iyad ag-Ghali. Par cette association, les GATpartagent leurs réseaux, leurs expériences et les fruits de leurs opérations. Plus encore, suivant la stratégie d’al-Qaïda apparue depuis 2011, le GSIM prétend être un acteur raisonnable, promoteur d’une gouvernance islamique, et non un monstre barbare. Il produit des communiqués présentant des excuses lorsque des civils sont tués. L’EIGS, lui, poursuit les objectifs intransigeants et ultra-violents de Daech, aussi est-il la cible des forces occidentales et sahéliennes, tandis que le GSIM préfère l’action subversive. Depuis 2019, les tensions entre le GVIM et l’EIGS sont devenues sanglantes dans la zone des Trois Frontières. Le premier fait figure d’acteur rationnel, tandis que le second refuse tout compromis et recrute de plus en plus de jeunes. Au sein du FLM, les plus ardents voudraient se rallier à l’EIGS.
Incendie djihadiste et fragmentation communautariste (2017-2020)
Depuis 2017, le djihadisme est descendu vers le golfe de Guinée où les GAT ont pu constituer un nouveau point d’ancrage, circulant le long de frontières incertaines où vivent des sociétés rurales marginalisées par l’État. En faisant croire que les Peuls allaient se radicaliser, le FLM a réussi à installer une atmosphère de défiance ethnique, alors que la cohabitation des communautés au Mali avait toujours été assurée. En quelques années, on a vu des milices ethniques se constituer : Songhaï contre Dogons, chasseurs dozos contre Peuls, etc. En mars 2019, le village malien d’Ogossagou a été ravagé par des chasseurs dozos de la milice traditionnelle Dan Nan Ambassagou, qui a mené une chasse aux Peuls dans la zone, faisant plus de 130 morts chez les civils. En juin, le sous-préfet de Bandiagara a fui la ville face aux risques d’affrontement entre la milice et les Peuls, illustrant la faillite de l’État. En octobre 2020, des katibasdu GSIM ont tenu pendant près d’un mois la zone de Farabougou, à 80 km au nord de Bamako, signifiant par là que l’armée malienne n’est même plus en état de sécuriser l’ouest du pays.Le Burkina Faso est entré lui aussi dans l’œil du cyclone après des années d’aveuglement des autorités. Le nord du pays est devenu la cible privilégiée à la fois du FLM et de l’EIGS, déclenchant des surréactions de l’armée contre les civils peuls, exactions qui ont poussé des villages à accueillir les djihadistes afin de profiter de leur protection. D’autres communautés locales ont armé des milices d’autodéfense rurales, avec l’accord de l’État, et ont parcouru les campagnes, imposant leur propre loi avec violence. Le Niger lui-même est entré en crise : des quartiers de la grande ville de Diffa ont été pris par le GSIM puis libérés en mai 2019 ; en août 2020 trois humanitaires français ont été assassinés non loin de la capitale Niamey par l’EIGS. Désormais, la menace remonte le long de la frontière algéro-nigérienne.
Face à la déliquescence générale, l’État malien a lancé des négociations dangereuses avec Iyad ag-Ghali, l’enfant du pays que l’on croit ramener à la raison. En octobre 2020, il a obtenu de Bamako la libération de 200 détenus de son groupe, certes de faible importance, mais il y a là une évidente victoire politique. Le chef du GSIM, qui est en position de force, exige le départ des Français et des armées étrangères avant d’aller plus loin dans les discussions.
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Conclusion
Malgré les frappes de l’opération Barkhane, le risque djihadiste s’étend vers la Côte d’Ivoire, le Bénin et le Sénégal. L’EIGS a été affaibli au Mali par l’action militaire de la France et de ses partenaires, mais il cherche à s’implanter dans l’ouest du Niger et au Burkina Faso, quitte à opérer une jonction avec Boko Haramau Nigeria. Le GVIM est en train de se déprofiler comme une organisation de gouvernement dans l’Azawad et au centre du Mali, mais il doit cohabiter avec le MNLA pour le contrôle du Nord-Mali, obtenir des gains politiques de la part de Bamako et éviter les frappes françaises. En juin 2020, l’émir Droukdel a d’ailleurs été tué non loin de la frontière algérienne. Les atouts de ce groupe se situent dans son implantation populaire et l’absence de réaction de l’Algérie à son égard. La menace au Sahel est devenue multiforme. Tous les facteurs traditionnels de fragilisation sociale et politique se sont accumulés : les crises agricoles, la pauvreté endémique, les revendications régionales, les injustices sociales, la faiblesse des États, les élites corrompues et, plus encore, les tensions ethniques qui ralentissent la construction nationale et l’initiative individuelle. Le djihadisme est l’aspect le plus saillant des fractures accumulées. Sa réduction – improbable en l’état – exigera des réformes radicales…