En changeant la définition internationale du musée, c’est l’ensemble de la filière art qui est transformée. Le pouvoir des normes a la capacité subtile de modifier les réalités.
Dans le courant de l’été 2019, on a pu lire dans quelques revues d’art internationales spécialisées la nouvelle suivante : l’ICOM, Conseil international des musées, entend remplacer, parce que « dépassée », la définition actuelle du musée, inscrite dans ses statuts : « Le musée est une institution permanente sans but lucratif, au service de la société et de son développement, ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement, à des fins d’études, d’éducation et de délectation. »
La nouvelle formule serait : « Les musées sont des lieux de démocratisation inclusifs et polyphoniques, dédiés au dialogue critique sur les passés et les futurs. Reconnaissant et abordant les conflits et les défis du présent, ils sont les dépositaires d’artefacts et de spécimens pour la société […] Les musées sont à but non lucratif. Ils sont participatifs et transparents et travaillent en partenariat actif, avec et pour diverses communautés, afin de collecter, préserver, rechercher, interpréter, montrer et améliorer la compréhension du monde, dans le but de contribuer à la dignité humaine et à la justice sociale, à l’égalité mondiale et au bien-être de la planète. »
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Ce n’est pas sans importance… L’ICOM est la seule organisation internationale de musées faisant référence. Avec ses 40 000 membres répartis dans 138 pays, ses 117 comités nationaux, elle a pour mission de « promouvoir et protéger le patrimoine culturel et naturel, présent et futur, tangible et intangible ». Organisation non gouvernementale, elle travaille en relation avec l’Unesco, elle a un statut consultatif auprès du Conseil économique et social de l’ONU, collabore avec l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, Interpol et l’Organisation mondiale des douanes. Son rôle a été très positif pour lutter contre le trafic illicite de biens culturels, les catastrophes naturelles, les conflits armés. On lui doit le Code de déontologie des musées. Tous les trois ans, elle réunit des professionnels de musées du monde entier lors d’une conférence générale.
La nouvelle définition a été soumise au vote de son assemblée générale le 7 septembre 2019 à Kyoto au Japon. Conçue par Jette Sandahl, la présidente du comité permanent de l’ICOM, elle a provoqué une profonde division. Deux camps se sont affrontés. L’un pour : États-Unis, Danemark et Australie. L’autre contre : France, Italie, Espagne, Allemagne, Canada, Iran, Israël, Pérou, Argentine et Brésil. Après quatre heures de délibérations houleuses, 70,4 % des participants ont demandé le report du vote. Depuis sa création en 1946, cela semble être le plus violent désaccord.
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Pourtant, l’ICOM a accompli à ce jour une œuvre remarquable grâce à un large consensus sur comment protéger le trésor que représente chaque patrimoine. Les désaccords sont apparus progressivement après l’effondrement des systèmes communistes et plus particulièrement au cours de cette dernière décennie. Ils sont liés au développement d’une idéologie globaliste défendue par quelques États et un nombre croissant de sociétés, organisations et institutions internationales. Les musées leur apparaissent comme des lieux de référence et de prestige, visibles du monde entier. Ils peuvent ainsi donner une légitimité à un nouveau modèle de société qui serait unifiée et globale. Le musée ne serait plus, en priorité, le lieu de conservation, de connaissance, d’exposition des trésors, mais un temple, un lieu de culte, de prédication de ses valeurs sociétales.
L’art de la fabrication de normes et labels
Changer de définition n’est pas une démarche purement théorique. L’utopie aujourd’hui dominante affirme qu’énoncer un concept, c’est créer une réalité. Ce qui fait que l’exercice du pouvoir passe par l’énoncé de normes et l’attribution de labels. Ainsi le nouveau modèle de musée, source du désaccord, existe déjà. Il est l’exemple même de la création de nouvelles entités grâce à la soumission aux normes. C’est le cas tout particulièrement des musées consacrés à l’art contemporain. Ces institutions, afin de mériter le statut prestigieux d’international et de contemporain, acceptent d’obéir à plusieurs règles :
– Leurs collections se conforment à la loi des trois tiers : un tiers d’œuvres d’artistes nationaux, un tiers d’œuvres venant des pays anglo-saxons et un tiers du reste du monde.
– Il leur faut accepter d’avoir à leur tête, régulièrement, des directeurs de musée et conservateurs originaires d’autres pays.
– Les musées doivent favoriser, dans les expositions permanentes et temporaires, les thématiques liées aux combats sociétaux : climat, genre, émigration, racisme, homophobie, inégalités.
– Ils doivent montrer des expositions internationales en tournée.
– Ils atteignent la perfection quand ils accueillent des artistes des cinq continents en résidence, les exposent, les invitent à des ateliers expérimentaux et leur permettent d’accomplir librement leur mission critique de déconstruction et de mise en abîme du contexte.
Le label « international » est généralement très désiré par les musées d’art contemporain. C’est la condition pour que ses activités, expositions, événements soient relayés par la presse internationale de l’art. Leur excellence est alors signalée, commentée, primée.
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Le musée fabriquant d’officialité et de cote
Grâce à leur conformité, ces musées entrent dans la boucle planétaire de l’art contemporain, bénéficiant ainsi d’un grand éclairage médiatique. Leur rôle est de consacrer les artistes. Toute œuvre qu’un musée labélisé international intègre dans ses collections ou expositions temporaires obtient la légitimité et l’estampille internationale. L’œuvre devient bankable. Le musée est une étape essentielle de la chaîne de production de la valeur de l’œuvre (soit les collectionneurs, galeries, foires et maisons de ventes), contribuant de concert à l’élaboration de sa cote. Cela ressemble beaucoup à l’institution d’un art unique, global et idéal, au service de l’humanité. Serait-ce le modèle version doux de l’art unique décrété jadis en 1934 par Staline ? Il avait lui aussi l’ambition d’être international, utile, sociétal, allant seul dans le bon sens de l’histoire. Ces musées si particuliers, interconnectés et dédiés à l’art contemporain sont le modèle idéal proposé à tous les musées, ceux d’art, d’histoire, de science, de technologie, etc.
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Quand l’histoire de l’art devient storytelling muséal
Mais cette reprogrammation du musée n’a pas convaincu la plus grande partie des professionnels du musée. En décembre, en France, Juliette Raoul-Duval, présidente du comité français, a pris l’initiative de la dénoncer publiquement et signale qu’elle a été élaborée sans que les antennes nationales n’aient été consultées au préalable, que l’assemblée a été mise devant le fait accompli. Sa critique suscite un intérêt en dehors des cercles professionnels, en particulier chez les artistes. Ces derniers se sentent particulièrement concernés, une pétition circule dénonçant un usage propagandiste et moralisateur du musée au détriment de la création. Certes norme n’est pas loi, et rien n’oblige à s’y soumettre, mais il n’est pas bon de la transgresser. Le faire entraîne la dévalorisation, l’invisibilité, la mise à l’écart des congrès et colloques, de l’information, de la connexion générale. La provenance, souvent obscure, des prescriptions et règles est aujourd’hui perçue comme abusive et clairement qualifiée de manipulation. La question est désormais posée : que cache l’instrumentalisation des musées ? Le doux pouvoir des normes règne encore, mais sa légitimité est contestée.