<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Lu à l’étranger – L’Arche russe

23 juin 2021

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Zhivopisny Bridge, Moscou (c) Unsplash

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Lu à l’étranger – L’Arche russe

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Conflits vous propose des recensions d’ouvrages parus à l’étranger et non encore traduits en français. Se tenir informé de ce qui est lu ailleurs, savoir quels sont les livres qui façonnent le débat intellectuel à l’étranger, ceux qui font polémiques, ceux autour desquels se structure la pensée, telle est l’ambition de cette rubrique. Aujourd’hui Vitalij V. Aver’janov (dir.), L’Arche Russe. Une stratégie alternative pour le développement mondial, Izborskij klub, Moscou,  2020, 144 pages.

Cet ouvrage collectif émane du Club d’Izborsk, think tank influent de la mouvance “patriote-orthodoxe” auquel appartient A. Douguine. L’ouvrage est une somme intellectuelle et un programme politique ambitieux qui entend relever les principaux défis du siècle qui se posent à la Russie, au Monde et à l’Homme dans les domaines politique, culturel, socio-écnomique et même spirituel.

Pour les auteurs, le Monde du XXIe siècle est entré dans une crise sans précédent qu’ils appellent le “Déluge”. Ce “Déluge” c’est la mondialisation ultra-libérale anglo-saxonne qui détruit peu à peu toutes les Civilisations, cultures, religions du Monde et donc aussi chaque individu en imposant une mise en concurrence de toutes les sociétés et en assurant la domination de ses seules valeurs. Celles-ci sont analysées en profondeur comme un pessimisme misanthropique qui croit toute richesse limitée donc réservée à un tout petit nombre d’élus. D’où une idéologie destructrice, antinataliste, déshumanisante et nécessairement colonialiste. Derrière ce malthusianisme se cache l’idée inhumaine que tous n’ont pas le droit de vivre, et que l’Autre est par principe un concurrent qu’il faut éliminer pour survivre soi-même. L’écologisme qui veut “sauver la Nature” et non l’Homme va, selon eux, dans le même sens.

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Les auteurs renvoient aux origines des problèmes qu’ils éclaircissent à la lumière des mythes traditionnels : le Déluge est la dégradation spirituelle intérieure de l’Homme et sa punition. Ils remarquent très justement que le vocabulaire des élites occidentales, politiques et scientifiques, est devenu “apocalyptique”: c’est  le temps des “Grandes Peurs”, internes et externes, qui ne cessent de croître en s’affichant dans les médias.

Cette idéologie du Déluge est, selon les auteurs, le fait d’un réseau mondial génériquement “occidental”, présent partout, même en Russie, et les États anglo-saxons n’en sont que les représentants politico-militaires évidents.  Le Déluge que cet “Occident” a lancé est général : socio-économique, culturel, informationnel, et mental.

Sibérie et Extrême-Orient : la plateforme de l’Arche

 

La réponse à cette “Civilisation du Déluge” considérée comme mortifère, c’est “l’Arche russe”. Derrière ce nom-slogan est développée l’idée que la Russie peut et doit bâtir une alternative globale, une nouvelle idéologie issue d’un mélange dynamique entre autocratie russe, socialisme et démocratie : celle de l’Arche. Pourquoi la Russie ? En dehors de sa taille, de ses ressources, les auteurs soulignent ses capacités scientifiques, exploratrices et technologiques, atout majeur pour l’avenir du développement humain. Plus que toute autre partie de la Russie, c’est la Sibérie et l’Extrême-Orient qui seraient appelés à jouer le rôle de plate-forme de l’Arche.

Puis le Club rappelle le caractère spécifiquement impérial-universaliste de la Russie (Empire de Russie, URSS) : toute Civilisation ayant une fonction particulière sur la planète, celle de la Russie est de savoir s’adapter aux crises et défaites dans une nouvelle  expansion. La Russie c’est la IIIe Rome sotériologique face à la chute de Byzance, et aussi la source de l’ordre européen de la Sainte Alliance puis de Yalta. La Russie est ainsi le défenseur des valeurs traditionalistes en Europe et dans le Monde.

            Les auteurs soulignent ensuite que les autres candidats à ce rang “d’Arche de Noé” idéologique ne le peuvent pas : la Chine serait, disent-ils, trop intégrée à la mondialisation et trop tournée vers elle-même par nationalisme ; les autres puissances alternatives sont considérées comme trop faibles. C’est donc à la Russie de devenir l’Arche qui attirera à elles toutes les Civilisations indépendantes et États souverains qui veulent bâtir un nouvel ordre mondial multipolaire et anticolonial. Mais cette Russie-là n’est pas celle d’aujourd’hui : « les élites russes actuelles, par leur vision du monde, ne sont pas à la hauteur ». Simultanément la Russie, sur le plan international, va déjà dans le bon sens, ce que montre l’écho qu’elle reçoit d’une bonne moitié du monde. La Russie doit donc se ressourcer, se réformer en profondeur puis appeler à elle les autres grandes Civilisations. La notion de Civilisation a ici une importance décisive : les auteurs tiennent cette notion pour la base même de la reconstruction du Monde sur de nouvelles bases car il ne peut y avoir une seule « civilisation globale » si ce n’est celle du Déluge. Chaque Civilisation avec ses valeurs a sa fonction irréductible dans le Monde ; et les mettre en péril c’est menacer l’équilibre des États, des sociétés et l’identité de chaque homme.

Créer un axe eurasiatique

 

            Sur le plan géopolitique, les auteurs (on reconnaît les idées de Douguine) veulent un axe eurasiatique Nord-Sud : Russie-Iran-Inde, trois pays caractérisés comme « indo-européens », aux intérêts convergeant, qui formeraient la base de l’Arche, avant que le Vietnam, la Turquie, l’Amérique latine, la Corée du Sud (!), le Japon (!) et d’autres le rejoignent. Cet axe serait aussi une route et prévoit un canal transiranien. Cet axe équilibrerait les Routes de la Soie chinoises et la Civilisation-Déluge nord-atlantique. La Chine est en effet ici vue avec crainte: « elle sera d’ici 2030 plus puissante que tout le bloc occidental réuni » et « aucun partenaire ne pourra plus traiter d’égal à égal avec elle ».

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Le collectif entend bâtir ainsi un nouvel ordre mondial multipolaire. Il invite à une décolonisation du droit international par le retour à la stricte charte fondatrice de l’ONU, excluant toute convention post-moderne. Il prône une décolonisation économique générale par le développement des pays du “Sud” qui se ferait grâce à un “nouveau CAEM”.

Puis il propose un nouveau modèle de développement humain. Il accuse la mondialisation-Déluge d’avoir, dès 1989, empêché le grand mouvement prévu de développement vers l’espace et les océans au profit d’une financiarisation stérile de l’économie et des technologies du “virtuel”. En effet, si le Club d’Izborsk parle de Déluge, il ne cherche pas tant à y échapper, comme le font les “escapistes” américains du Déluge, mais à passer à un autre niveau humain, supérieur, par la transformation du mode de vie, matériel, moral et spirituel de l’Humanité. Remarquons que les auteurs rattachent la conquête futuriste de l’espace et des océans non à une « fuite »réservée à une poignée d’élus qui deviendraient « immortels » par la technologie (« transhumanisme »), mais à un peuplement infini de ces régions par la « résurrection des Ancêtres », un thème mystique propre à la « philosophie cosmique » russe. On voit tout le pari futuriste, nataliste et religieux du livre : une nouvelle vague de développement scientifique et moral serait la solution socio-économique des crises, et le prélude à une explosion démographique illimitée et optimiste de l’Humanité sous les mers et hors de la Planète. 

Et à l’intérieur ?

 

Comment enfin réaliser l’Arche russe à l’intérieur ? Le collectif propose la renationalisation des richesses naturelles russes et donc, implicitement, la fin des oligarques. Ils envisagent ensuite un programme de réforme complet du système éducatif russe. Il reviendrait à l’enseignement prioritaire des Classiques tout en développant les capacités de recherche scientifique et les valeurs morales de la jeunesse, par la mise en place d’écoles d’élite ( « Ordres » de type monastique) où les valeurs morales compteraient autant que le talent scientifique. Puis ils veulent lancer un programme indo-russe de décolonisation d’internet par la rupture avec Google, Microsoft, Amazon, et avec les contenus « post-modernes » pour proposer un nouvel internet qui tirerait les hommes vers le haut par les Classiques dans une vraie « guerre culturelle ».

            Ils veulent ensuite bâtir une nouvelle société qui serait « corporativiste », trouvant le juste milieu entre économie publique et privée : les actionnaires des grandes entreprises gérant les « richesses nationales » seraient les citoyens, leurs associations et les ministères. Ces richesses seraient le socle d’une monnaie stable et du capital investi dans les technologies du vrai développement. Dans cette société fondée sur le savoir, les savants jouent le rôle principal à chaque échelon (une idée connue de l’idéal soviétique). Elle permettrait un passage aisé à « l’infonomique », une économie où l’information est la ressource principale mais ce dans l’intérêt de tous et appliquée dans le monde réel.

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            Enfin, les auteurs veulent lancer un nouveau peuplement de la Sibérie et de l’Extrême-Orient, ils veulent réviser le système fédéral russe et la place, trop faible à leurs yeux, qu’y joue l’ethnie russe, et enfin rétablir une forme d’union Russie-Bélarus-Ukraine.

 

Un livre très dense

 

Ce livre est impressionnant par sa densité : en moins de 150 pages, l’analyse de la crise mondiale est finement synthétisée, et placée sous une grande diversité d’angles. On remarque un style souvent mystique combinant philosophie, théologie et théorie académique. On regrettera l’attention mineure accordée à la Chine, Civilisation qui peut trancher entre “Déluge” et “Arche”. De même, comment la Russie  construira-t-elle un axe Russie-Iran-Inde alternatif aux Routes de la Soie alors que la Chine est le modèle de développement pour ces pays et qu’elle compte plus lourd dans leur économie que la Russie? Il manque aussi une dimension historique à toutes ces réflexions : de quand date ce Déluge ? N’est-il pas la fin du “cycle européen” commencé en 1492 et confirmé en 1789 ?

Enfin, ce programme ne donne pas clairement la clef des méthodes et moyens pour réaliser les difficile réformes intérieures (culturelle, morale et surtout politique). Or, avouent les auteurs, il n’y aura d’Arche russe qu’avec de nouvelles élites: « savants-esthètes-moralistes ».

En somme, un livre précieux pour comprendre ce que pourrait devenir une Russie réformée à long terme, et pour comprendre une auto-représentation russe qui veut toujours porter la voix de l’Humanité souffrante au nom d’idéaux moraux et spirituels universalistes alternatifs.

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Photo : Zhivopisny Bridge, Moscou (c) Unsplash

À propos de l’auteur
Olivier Roqueplo

Olivier Roqueplo

Dr Olivier Roqueplo de L'Âage, professor of political geography Novosibirsk State University, Russia. Herder Institute in Marburg, Germany
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