Compte rendu des secondes Assises de la géopolitique qui se sont tenues le 10 juin 2021, organisées par l’association HEC Géostratégies, en partenariat avec Conflits, le CIAN et l’IHEDN Paris IDF. Une journée d’étude consacrée à aux paradoxes et aux perspectives du continent africain.
L’objectif de ce colloque était de réunir différents spécialistes, tous connaisseurs de l’Afrique, mais venant de divers horizons. Ainsi, les différentes tables rondes sont parvenues à réunir un journaliste spécialiste de l’environnement avec le CEO Afrique de Bolloré, un ancien ambassadeur avec un philosophe. De quoi proposer aux auditeurs des analyses variées et mettre en avant les opportunités derrière les défis majeurs pour ce continent, qu’ils soient sécuritaires, politiques, démographiques ou encore écologiques, afin qu’il en ressorte une vision réaliste des politiques qui doivent y être menées.
Les comptes rendus réalisés ici ne sont que des synthèses et n’engagent pas leurs auteurs. Les débats du matin peuvent être retrouvés en intégralité en suivant ce lien.
Étienne Giros, président délégué du CIAN et président de l’EBCAM
L’Afrique tout d’abord est une terre de paradoxes. Il s’agit d’un continent où l’ambivalence prévaut sur tous les plans et où la neutralité n’est pas de mise. Le contexte africain, le manque de certitudes et de visibilité quant à la sécurité contraignent tout investissement, ce qui ne favorise pas son développement.
Malgré tout, l’Afrique et la France conservent des liens forts explicables de plusieurs manières. Il y a tout d’abord des raisons historiques. Pour commencer, la colonisation dont la fin sera vécue très différemment suivant les pays. De fait, les Français et les Anglais n’ont pas géré leur indépendance de la même manière. Par ailleurs, garder ses liens forts permet à la France, également très présente militairement, de conserver sa place au conseil de sécurité de l’ONU. Une autre raison est celle de l’immigration notamment causée par la proximité géographique (seuls quatorze kilomètres séparent les deux continents)
Il y a en outre un aspect économique. La France fait chaque année don de 8,5 milliards d’euros d’aide au développement, ce qui, en valeur absolue, fait d’elle un des plus gros investisseurs. De plus, les entreprises françaises réalisent chaque année 60 milliards de chiffres d’affaires. Il y en a par exemple huit cents en Côte d’Ivoire et la France a à cœur “d’africaniser” ses entreprises. Par ailleurs, Étienne Giros affirme que l’Afrique est l’avenir de la France et qu’elle constitue pour cette dernière une source inépuisable d’opportunités. Ce constat effectué, il faut maintenant faire preuve de volonté stratégique, reconnaître que la Françafrique n’existe plus et se tourner vers le futur.
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Pour cela, il faut en finir avec le décolonialisme, avec la repentance coloniale qui nuit à l’image de la France en Afrique (voir le baromètre du CIAN), revenir aussi sur la question du franc CFA qui est instrumentalisé par les opposants aux régimes africains. La question de la place de la France se pose également dans les années futures : elle veut mettre la main sur l’Afrique, comment l’éviter ? Pourquoi ne pas nouer des partenariats avec les Chinois ? Faut-il s’appuyer sur le Chinese bashingnaissant en Afrique ?
Finalement, dans ce contexte, quelles sont les pistes pour dépasser ces obstacles et difficultés ? L’ambition. Il faut une ambition collective et limiter notre perception du risque. L’Afrique génère un ressenti de crainte ; il faut rationaliser cette perception. L’Afrique est à la fois enthousiasmante et très décourageante. Enfin, il faut renforcer le rôle du secteur privé qui n’est pas assez sollicité, notamment politiquement. La gouvernance, les infrastructures et l’éducation, la formation sont les trois sujets principaux. Finalement il faut investir le partenariat.
Première table ronde: « LES FONDAMENTAUX DE L’AFRIQUE »
L’objectif de cette table ronde est de replacer la problématique dans une approche de long terme et d’éviter un débat uniquement orienté sur les questions d’actualité, souvent réducteur. Pour ce faire, elle a abordé les questions fondamentales et structurantes de l’Afrique : Histoire, modes de vie, psychologie, peuples, conflits ethniques, démographie, économie, infrastructures. Animée par Tigrane Yégavian, membre du comité de rédaction de Conflits, cette première table ronde a pu compter sur Souleymane Bachir Diagne, philosophe ; Nicolas Normand, Ancien Ambassadeur de France au Mali et historien ainsi que Jean-Pierre Bat, Docteur en Histoire au Centre d’Analyse, de Prévision et de Stratégie (CAPS) et enfin Loïc Le Floch-Prigent, ancien Président d’Elf Aquitaine
Comment replacer l’Afrique dans une perspective de développement ?
Pour Nicolas Normand, ancien ambassadeur de France, la question de savoir si l’Afrique va se développer n’est pas la bonne puisqu’elle résulte d’une mauvaise connaissance de l’Afrique. En effet, malgré leurs similitudes, leur retard global, les cinquante-quatre pays qu’elle compte sont bien trop hétérogènes. Garder cela à l’esprit est nécessaire pour espérer pouvoir comprendre l’Afrique, mais ce n’est pas tout, il faut aussi tenir compte de problématiques plus globales, comme l’accroissement des inégalités entre les différentes parties du continent – en particulier entre les zones côtières et le cœur du continent – ou encore la démographie, au sud du Sahara. En 1900, l’Afrique comptait cent millions d’habitants. Il y en aura 4 milliards à la fin du siècle.
Il distingue quatre catégories de pays en Afrique. Tout d’abord, les pays faillis (avec par exemple la Libye, la Somalie, la Centrafrique, le Soudan du Sud, le Mali, le Burkina et le Niger), puis les pays pauvres (la région enclavée du Sahel, le centre de l’Afrique (pour des raisons institutionnelles), Madagascar ou la Guinée), les pays rentiers (Nigéria, Congo-Brazzaville, Gabon, etc.) et enfin les pays de l’Afrique performante (« les lions ») que l’on peut eux-mêmes diviser entre l’Afrique du Sud, Maurice et le Botswana qui ont émergé et ceux qui sont pré-émergents comme le Ghana, la Côte d’Ivoire, l’Ouganda, l’Éthiopie, le Nigéria, ou encore le Sénégal, etc.
Les scénarii que ces pays peuvent suivre sont eux-mêmes incertains, notamment lorsque l’on pense à la croissance record de la Chine qui était pourtant un pays « failli » au XIXe siècle.
En revanche, leur avenir dépendra certainement de la capacité à traiter certaines problématiques comme la natalité. l’inefficacité, sinon la déliquescence du système éducatif, le clientélisme et la corruption des institutions publiques comme privées , la prépondérance du secteur informel (qui nuit au budget de l’État) et l’instauration d’un réel État de droit.
Cette situation peut conduire à plusieurs scénarii. Le moins souhaitable tout d’abord est celui d’une dégradation de la situation actuelle concernant principalement les pays du Sahel ou l’Afrique Centrale : éducation délaissée ; désunion nationale, détournement de toutes les règles (qui va au-delà de la corruption), déception populaire vis-à-vis des régimes démocratiques, ethnicisme, tribalisation, territoires contrôlés par des groupes armés (séparatistes, djihadistes, brigands), les déplacements massifs de populations. Le Mali où les séparatistes contrôlent le nord du pays est à cet égard particulièrement inquiétant.
Vient ensuite le scénario du statu quo dans lequel le pays avance de manière désordonnée et où l’insécurité, tant environnementale qu’alimentaire ou sécuritaire, demeure chronique.
Enfin, le dernier est celui de la sortie de crise voire du décollage pour les plus avancés. Dans ce scénario, des réformes structurelles notamment en matière de financement (l’Afrique n’accueille que 3% des IDE mondiaux) sont entreprises.
Cela renvoie d’ailleurs aux questions de l’aide publique au développement ou au maintien des opérations de paix ensuite abordé par notre intervenant. Ce dernier explique qu’au moins dans le cas des questions d’aide au développement, les principaux défis ne sont pas compris, car ils concernent principalement des pays déjà émergents, les autres devant se contenter d’aides plus symboliques que réels. C’est une réelle « non assistance à pays en danger ». Mais, dans tous les cas, cela donne lieu à une forme de déresponsabilisation des États et des populations qui en bénéficient, d’ailleurs aggravé par « l’ONGisation » de ces pays. Dans tous les cas, on déplore aussi un manque de réelle réflexion sur les causes du sous-développement africain.
Enfin, cela donne lieu à une idéologie victimaire – fondée sur une idéalisation de la période précoloniale – et à un rejet de la présence étrangère et française en particulier pouvant parfois s’apparenter à un retour à l’obscurantisme et un détournement de la modernité.
Loïc Le Floch-Prigentprend ensuite la parole pour nous rappeler les conclusions tirées de son ouvrage Carnet de route d’un africainqui résume bien la situation et la méthode à adopter. Tout d’abord, en tant qu’ancien industriel, il est pour lui nécessaire de mieux connaître la réalité de l’Afrique et de ne pas transposer une vision franco-française qui biaiserait tout raisonnement sur ce continent avant de pouvoir tirer des conclusions quelconques. Il n’y a par exemple pas de conscience nationale comme on la connaît en France. La seule illustration récente que l’on a de celle-ci a eu lieu lors de la Coupe d’Afrique des Nations. Autrement le sentiment national n’existe pas ou peu.
Par ailleurs, un problème à prendre en compte est celui de la démographie. Sa croissance est en effet plus rapide que celle de l’économie ce qui pose nécessairement problème. En effet, toutes les richesses créées par la croissance sont directement ingérées par la population grandissante, ce qui empêche donc de réellement en bénéficier. De même, cette accélération de la démographie empêche une exploitation efficace des ressources pourtant considérables et bon marché en Afrique.
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Il convient donc de prendre conscience de ces différents problèmes, mais aussi d’accepter que les réformes jusqu’ici mises en place ne soient guère efficaces. Pour cette raison, il faut également laisser les initiatives privées se développer afin qu’elles puissent ensuite fonder un réseau qui puisse précéder une société numérique et tenter de résoudre les problèmes de gouvernance comme au Bénin ou au Somaliland…
Comment le sujet démographique est-il perçu par les élites africaines ?
Souleymane Bachir Diagne, il est nécessaire de se projeter dans le futur à partir de l’existant. La démographie est un atout considérable pour le continent puisqu’en 2050, la moitié des jeunes du monde seront africains. Elle relève davantage d’un fantasme européen. Ce n’est pas uniquement une masse, il convient de regarder sa qualité. Depuis, 1960, la démographie africaine a multiplié par trois les classes moyennes ce qui a pour conséquence une hausse du pouvoir d’achat moyen, plus d’exigences, plus d’éducation et davantage d’aspiration populaire pour la démocratie.
Par ailleurs, la bonne gestion du coronavirus par les États et surtout la résilience de ceux-ci montre la solidité du continent, même si elle a effacé beaucoup de gains. Celle-ci sera encore accrue avec le développement des zones de libre-échange.
On assiste aussi à l’urbanisation de l’Afrique (56% de la population est urbaine) et à sa modernisation comme l’illustre la « prospective kényane » qui nous renseigne sur le futur africain avec notamment Smart City 2.1. Silicon Savane, hub technologique de deux cents start-up illustrant ainsi le potentiel d’innovation important de l’Afrique. À ce titre, de nouveaux acteurs tels que la Chine, la Russie, le Brésil entrent en jeu. Il n’y a plus de chasse gardée dans une Afrique qui se tourne vers elle-même et qui est toujours davantage pragmatique. Ainsi, 16% des échanges internationaux en Afrique sont interafricains. En toute « afro responsabilité », on peut espérer pour l’Afrique.
Quels sont les fondamentaux du développement de l’Afrique ?
Jean Pierre Bat : Tout d’abord, il convient de rappeler que le virage nécessaire a eu lieu et que les Africains mettent en place eux-mêmes leur développement. Aussi, aujourd’hui, la mobilité et la mondialisation caractérisent le continent africain à tel point que la prochaine génération est africaine. Cela dit, il apparaît nécessaire de changer le prisme ce qui inclut notamment d’avoir recours à des experts d’Africains pour expliquer l’Afrique plutôt qu’à des occidentaux. Cela doit notamment permettre de retravailler sa perception du passé, la manière dont on accède aux responsabilités, au pouvoir (qui est urbain et inclut donc certains biais). En somme, il faut réinterroger le contrat social, l’espace public lui-même afin de développer de nouvelles formes de citoyenneté.
Cette dernière mutation qui est un véritable bouleversement du marché civique se caractérise notamment par un changement de la manière de s’exprimer des nouvelles générations, notamment avec les élites urbaines ce qui pousse par ailleurs à s’interroger quant au rapport à la violence (au Nigéria par exemple avec End SARS). Il y a une réinvention du libéralisme (avec l’utilisation des crypto-monnaies parfois interdites, car finançant les mouvements d’opposition), de l’État de droit, des libertés individuelles, de la réalité du pouvoir.
Ainsi, les comportements changent, mais la frontière entre les citoyens et les élites risque d’être plus forte qu’ailleurs.
Deuxième table ronde : « ANALYSE STRATÉGIQUE (1ère partie) : FORCES & FAIBLESSES »
L’objectif de cette table ronde est de mettre en évidence les forces et les faiblesses endogènes de l’Afrique aujourd’hui : ressources, capacités d’investissements, organisations régionales, initiatives, réussites, mais aussi gouvernance, conflits sahéliens et autres, corruption, groupes armés, destructions écologiques, etc. Elle a été animée par Sandrine Sorieul (DG du CIAN) et a permis à Jérôme Petit, CEO Afrique du Groupe Bolloré, Guillaume Soto-Mayor, enseignant-chercheur et enfin de Morad Aït-Habbouche, journaliste et spécialiste de l’environnement de s’exprimer.
Jérôme Petit : Bolloré est présent depuis 70 ans en Afrique où le groupe emploie 22 000 personnes dans 48 pays pour 300 millions d’euros investis. C’est un continent extrêmement riche en matières premières : minières, pétrolières, bois et production agricole. Bolloré voit quotidiennement l’émergence de nouveaux types d’échanges et fait le constat d’un très grand potentiel sur le continent.
Or, on parle uniquement des trains qui n’arrivent pas à l’heure. Il n’y a pas de dynamique dans les médias pour changer de regard sur l’Afrique. Il faut au contraire admettre que certains problèmes ont disparu, voire même leur cause par exemple la piraterie en Somalie qui était d’ailleurs due à l’impossibilité de pêcher depuis l’arrivée des Chinois.
L’Afrique a également fait preuve d’une grande résilience face au coronavirus. Il faut toutefois être réaliste, car l’Inde ou le Brésil montrent que la situation peut très vite se dégrader. Pour l’instant l’Afrique s’en sort, mais il lui reste un très gros défi : créer de l’emploi et attirer les entrepreneurs privés sur le long terme, le prisme français étant trop étatique.
Morad Haït-Habbouche souligne également l’absence de dynamique dans les métiers des médias pour changer le regard qu’on porte sur l’Afrique et donne l’exemple de l’Éthiopie qui progresse beaucoup. Il explique aussi qu’il faut développer le numérique et la francophonie pour ensuite pouvoir favoriser l’éducation ce qui entraînera la croissance agricole et l’industrialisation de l’Afrique qui sont des enjeux importants. Toutefois, ce développement passera aussi par une remise en cause de la communauté internationale et de ses pratiques, notamment en termes d’aide au développement et des politiques de rigueur imposées. Les institutions ont une vision binaire, statistique de la gouvernance et de la situation sur place.
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En parallèle, il convient de changer de regard sur la diaspora africaine et de favoriser les échanges entre les deux rives de la Méditerranée, arrêter avec les stéréotypes (« un Arabe qui réussit n’est pas un beurgeois ! ») De même, l’islam n’est pas un danger pour la France. Apprendre l’arabe à l’école peut-être une solution pour s’en rendre compte. Au contraire, l’Europe doit se rendre compte de la chance qu’elle a avec les Africains. À l’hôpital Pompidou, un quart des personnels est africain. En somme, il convient de changer notre regard plutôt que de réprimer.
Pourquoi a-t-on une émergence d’acteurs religieux, criminels, entrepreneuriaux ?
Guillaume Soto-Mayor : La coopération est fondamentale, car c’est elle qui va permettre de faire évoluer les mentalités. Or, depuis le consensus de Washington, on revient trop peu sur les conséquences sociales, économiques et autres des programmes d’aide au développement aux taux d’échecs immenses (75%). Les aides accordées sont en effet insignifiantes face aux ravages provoqués par les réformes draconiennes entreprises. La dérégulation totale du marché du travail est un fiasco, la monoculture imposée a été la cause des grandes famines qui n’existaient pas avant. L’État a reculé dans tous les territoires aussi bien ruraux qu’urbains provoquant l’essor de concurrence religieuse, criminelle, etc., et la hausse des trafics. Globalement les États ne contrôlent plus grand-chose si ce n’est la défense qui lui sert à préserver l’économie, les infrastructures existantes et se contente d’attribuer des contrats. L’accès au pouvoir devient un moyen de protection clanique, familial.
Pourtant, l’Afrique est un continent dynamique (démographie, technologie, etc.). Il s’agit donc davantage de savoir quel sera l’axe de croissance choisi, si les acteurs de croissance alternatifs recherchent la stabilité sur le long terme et de résoudre les questions de la justice et de la propriété.