2035 : le Président de la République lance l’opération Addax qui organise le déploiement de l’armée française au Tchad, pays stratégique pour le contrôle de l’Afrique de l’ouest. Un conte de géopolitique fiction qui ne sera peut être pas très loin de la réalité.
Un article du CBA Neveu, officier stagiaire de l’Ecole de Guerre.
OPÉRATION ADDAX « Qui tient le Tchad tient l’Afrique ?»
Faya Largeau, 14 décembre 2035, 7h du matin
Lorsque les 700 hommes du « GUÉPARD TAP» du 2e régiment étranger parachutiste, composante aéroportée de l’échelon national d’urgence (ENU) français, arrivent à Faya par plus de 45 degrés à l’ombre, le colonel Étienne se souvient, non sans une certaine ironie, que la ville a été conquise il y a 124 ans par un officier français qui partage le même prénom, le colonel Étienne LARGEAU. À la place de cette oasis en plein milieu du désert du Djourab se tient aujourd’hui une des unités les plus aguerries de l’armée française, prête à en découdre.
Dans une chaleur étouffante, la colonne de GRIFFON NG, blindé français remplaçant du mythique VAB, s’ébranle de l’aéroport de Faya dans le vacarme des moteurs d’A400M encore chauds. L’accueil sur place, lui, est glacial : si ce n’est les quelques maisons en torchis de l’erg du Djourab, aucune présence humaine à l’horizon. Le reste du programme ne s’annonce guère plus enthousiasmant : vingt heures de piste au moins en plein désert du Tibesti pour rejoindre les unités tchadiennes dans la région frontalière tchado-libyenne.
Embarqué dans son GRIFFON PC, le colonel Étienne connecte immédiatement son interface de commandement numérisé (ICN) pour télécharger les dernières données tactiques. Une carte ultra détaillée de la situation s’imprime en relief sur sa tablette numérique : représentés par des points rouges, une trentaine de véhicules, pour l’heure non identifiés, progressent rapidement de leur zone refuge du Sud libyen vers la frontière tchadienne. L’officier de légion sait qu’une course contre la montre s’est enclenchée…en plein désert.
Deux mois plus tôt, à Fada, le 2 octobre 2035.
Le village natal du président Mahamat Koliyala est en ébullition. Des dizaines de milliers de Tchadiens Zaghawas, issus de Fada ou de la région, pour certains de plus loin encore, ont fait le déplacement pour saluer la mort de celui qui aura gouverné pendant treize ans leur pays. À 61 ans, le président tchadien s’est éteint, laissant le pays exsangue.
Et pourtant, cette journée de deuil fait, au final, presque oublier la situation extrêmement précaire du pays. Dans le Sud libyen, un mouvement armé indépendantiste toubou a débuté ses incursions dans le nord du Tchad. Des affrontements sporadiques ont déjà eu lieu avec les bataillons tchadiens de Wour à la frontière nord du pays.
Dans ce contexte, en ce mois d’octobre 2035, le comité militaire de transition (CMT) mis en place au Tchad pour la préparation des futures élections, prévues au printemps 2037, est particulièrement sous pression. Il l’est d’autant plus que s’ajoutent à ces confrontations ethniques des bouleversements sociaux économiques récents qui ont profondément fragilisé les États centraux de la sous-région.
D’une part le développement des cryptomonnaies et des technologies de transmission de l’information (« blockchain ») a mis fin au monopole des banques centrales africaines et des États dans la gestion de l’outil monétaire et la taxation des échanges. Les rébellions et la criminalité organisée profitent de cette cryptoéconomie pour se financer hors du contrôle des États centraux.
D’autre part la diversification des offres télécoms satellitaires des GAFAM/BATX, Starlink et Oneweb est venu largement concurrencer, dès 2030, les groupes de télécommunication historiques et a rendu quasiment impossible le contrôle des flux internet par l’État.
En bref, en cette période préélectorale particulièrement tendue, le CMT tchadien ne dispose plus des leviers monétaires et informationnels pour contrôler ses masses jeunes et facilement influençables.
Face à cette impasse, le CMT a choisi la fuite en avant : imposer à sa population un « blocus électrique » d’un mois renouvelable pour immobiliser le pays et empêcher les réseaux dissidents de se constituer. Coupée du monde ou presque, la population ne peut dès lors compter que sur ses seuls vieux groupes électrogènes dont l’utilisation est surveillée par des patrouilles de police. Le CMT s’appuie quant à lui sur ses nombreux small modular reactors (SMR) récemment achetés à la Russie qui permettront à l’armée et à la police tchadiennes, malgré le « black-out », d’organiser les fonctions régaliennes.
La décision du CMT, pour le moins inédite et brutale, est incompréhensible pour les États européens, au premier rang desquels la France qui se voit contrainte à une action rapide. En effet, au-delà de l’outrage fait aux droits de l’homme (dont plus de 1 800 ressortissants français), la mise sous cloche du pays est attribuée massivement à « la complicité coupable du colonisateur français et du gouvernement fantoche du CMT ». Selon les premiers renseignements issus de l’ambassade de France à N’Djamena, cette rumeur grandissante menace de dégénérer en mouvements insurrectionnels anti-gouvernementaux et anti-français d’ampleur. Rapidement, c’est tout le dispositif militaire français de la MICES qui pourrait être fragilisé à commencer par le poste de commandement des armées sur la plateforme opérationnelle « désert » (PFOD) de N’Djamena.
Face à cette perspective, un engagement armé de la France devient inévitable. L’ENU et les forces françaises du Gabon et de Côte d’Ivoire se tiennent prêtes à intervenir. Pour éviter que cette intervention de vive force ne provoque immédiatement une vague d’indignation internationale, les États-Majors français savent qu’ils doivent toutefois préparer les opinions publiques. Cette action préalable est rendue d’autant plus nécessaire face à la nuée de critiques sur la responsabilité de Paris dans le désordre actuel, critiques pour l’essentiel construites et diffusées par des relais d’influence russes. Les armées françaises mènent cette première bataille de l’influence sur plusieurs fronts :
Dans la couche physique, les forces maritimes françaises et européennes de l’opération ATALANTE 3 et CORYMBE NG patrouillent au large du golfe de Guinée jusqu’à la baie du cap Lopez pour stopper les « navires de pêche » et les vraquiers chinois qui tentent d’endommager les câbles sous-marins des sociétés de télécommunication européennes. À terre, un commando mixte mêlant des hommes du commandement des opérations spéciales et d’unités spécialisées de guerre électronique des 44e, 54e et 64e régiments de transmissions participent à la dégradation des communications adverses. Ce commando sème la confusion par des actions de brouillage et des manœuvres d’intrusion sur les réseaux radio, aidé en cela par les technologies d’intelligence artificielle permettant de reproduire les voix et tics de langage ennemis.
Dans la couche logique, les deux unités spécialisées dans l’ingénierie réseau du COMCYBER recherchent les failles des protocoles chinois, russes et sud-africains, utilisés par les « influenceurs » adverses. Une fois les failles identifiées, ces unités mènent des attaques par déni de service distribué (DDoS) en saturant les serveurs adverses de requêtes afin d’en empêcher le bon fonctionnement.
Dans la couche sémantique, les cyberforces françaises mènent une campagne de « dilution » des informations adverses au milieu de dizaines de milliers d’informations contradictoires. Une fois la dilution réalisée, débute une campagne d’influence en direction des auditoires cibles choisis au sein des populations africaines les plus indécises. Pour ce faire, outre ses cyberforces, les armées françaises mobilisent pas moins de douze compagnies de réservistes « cyber », recrutées et formées pour cartographier les acteurs de la crise, leurs réseaux et leurs vulnérabilités. À ces unités de réserve s’ajoute un réseau d’une vingtaine de sociétés militaires privées, toutes liées à la base industrielle et technologique de défense française, spécialisées dans l’influence numérique. Enfin, dans la zone « grise » et « noire », les services spéciaux du ministère des Armées mènent parallèlement des actions de compromission de certains acteurs locaux ou internationaux particulièrement défavorables à la France.
Au début du mois de décembre 2035, en quelques semaines de guerre de l’ombre, les opérateurs français de l’action informationnelle ouverte à clandestine sont parvenus à limiter le niveau de soutien aux dissidences, en particulier aux frontières soudanaise et camerounaise. L’opinion internationale, l’UA et l’ONU ont validé, dans leurs enceintes respectives, l’intervention française.
Le président français a fait la promesse d’une opération rapide afin de faire pression sur le CMT tchadien, de mettre fin au blocus électrique et de permettre à la population locale de célébrer Noël dans des conditions acceptables. Mais immédiatement après cet objectif atteint, les forces françaises devront se tourner vers le nord et appuyer le CMT et les forces tchadiennes dans la défense de son intégrité territoriale à ses frontières nord.
Wour, 15 décembre 2035, 16h.
Après plus d’une journée de route et une douzaine de manœuvres de force pour extraire ses GRIFFON NG du piège des routes désertiques du Tibesti. Le colonel Étienne, le visage enturbanné dans son keffieh « porte bonheur » couleur sable, vient de faire jonction avec son homologue commandant le bataillon d’infanterie tchadien, le colonel Mahamat Saleh. Au moment de la poignée de main qui scelle la rencontre des deux hommes, le colonel Étienne ne peut s’empêcher de penser que les choses n’ont pas tant changé que ça depuis ses premières armes de lieutenant dans le Liptako-Gourma malien vingt ans plus tôt. Cette pensée s’achève à peine que la réalité se rappelle aux deux officiers. Un obus de mortier vient d’exploser à quelques centaines de mètres de leur position. Depuis plusieurs heures déjà, les unités de tête du bataillon tchadien, sur pick-up et BTR 80, sont au contact de la rébellion toubou-gorane, rassemblée derrière sa bannière étoilée.
Le colonel Étienne prend, chose rare à l’ère numérique, son combiné radio pour transmettre ses ordres à la voix. Quelques instants plus tard, les unités du 2e REP se déploient en bataille prêtes à mener l’assaut. Mais alors que le chef de corps cherche, via son ICN, à rendre compte de son offensive et à demander un appui aérien immédiat, rien ne se passe. La liaison stratégique chiffrée depuis l’espace est perdue. En remontant les dernières données mises à jour avant la coupure du réseau, le sang de l’officier de légion se met à bouillir : une centaine de points rouges apparaissent, matérialisant le deuxième échelon des rebelles toubous à 200 km au nord de leur position. Dans trois heures, sans l’appui aérien du SCAF de Fort Lamy, les unités alliées seront submergées.
À Paris, au même moment, le centre de veille du commandement français de l’espace (CDE) identifie un dysfonctionnement des satellites CSO 12, 26 et 30 et une activité suspecte dans leur environnement immédiat. Il s’agit d’un essaim de nano-satellites « suicides » russes, chargés de détruire notre capacité autonome d’observation et de commandement. Cette attaque assumée des capacités stratégiques françaises ne laisse plus de place au doute.
Le conflit s’ouvre, pour la première fois dans l’histoire militaire de la France, depuis l’espace.