Bienvenue dans la première grande bataille géopolitique du XXIe siècle, écrivait The Spectator dans son édition datée du 30 janvier. Bienvenue dans la « guerre des vaccins ». La bataille mondiale des vaccins, car telle est devenue la nouvelle réalité, ne date pas de l’actuelle pandémie. Elle a toujours fait partie de la politique sanitaire des États, qui ont cherché à faire prévaloir les intérêts de leurs laboratoires. La pandémie de coronavirus n’a fait qu’accentuer un état de fait existant.
En 1950, à la suite de la découverte des antibiotiques, l’OMS conseilla les pays pour un usage adapté. La même année, l’ONU effectuait une campagne contre la tuberculose avec une inoculation massive du vaccin BCG, s’appuyant sur le service d’information épidémiologique par télex mis en place à partir de 1947. Entre 1952 et 1964, une campagne portant sur une injection unique de pénicilline contre le pian réduisit drastiquement la portée de cette maladie. En 1952, l’OMS débuta les campagnes mondiales de vaccination contre la poliomyélite aboutissant à sa quasi-éradication. Principal bailleur de fonds de l’organisation, les États-Unis disposaient alors d’une influence considérable. Mais à cette politique étatique est venue s’ajouter l’action de Bill Gates, dont la fondation, devenue une des principales sources de financement de l’organisation genevoise, s’est attachée dès le départ à aider à produire des vaccins à faible coût, 50 cents la dose, que le fondateur de Microsoft a présenté le 17 mai 2011 à l’assemblée générale de l’OMS. Pour conserver les vaccins, il faut les maintenir à une température comprise entre 2 et 8 °C, et donc installer des réfrigérateurs partout et trouver les moyens de les alimenter en électricité.
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Ce rappel historique paraît utile pour illustrer dans quel contexte et dans quel arrière-plan se développe l’actuelle course à l’influence dans le domaine de la santé. Depuis la fin de l’année 2020, date à laquelle les premières campagnes de vaccination massives ont débuté, la géopolitique mondiale s’est enrichie d’un nouvel objet d’influence et de négociation : le vaccin, devenu aujourd’hui l’arme géopolitique la plus disputée au point que le Premier ministre serbe se soit hasardé à déclarer, avec humour, qu’il est plus aisé de se procurer la bombe atomique que le vaccin contre la Covid-19. En fait, la course au vaccin a démarré dès l’été 2020 dans certains pays, la Russie en tête avec Spoutnik V autorisé dès le 11 août, sans que tous les essais en phase 3 aient été accomplis pour toutes les catégories de la population. Depuis, la Russie a mis au point trois autres vaccins, dont le Spoutnik light qui n’exige qu’une injection, mais dont l’effectivité ne dure que quatre mois environ. Cette course n’a pas cessé depuis. Jeudi 11 mars, l’Agence européenne des médicaments (AEM) a autorisé l’utilisation d’un quatrième vaccin au sein de l’Union européenne, Johnson & Johnson, qui n’exige qu’une seule injection. Entre-temps avaient émergé les vaccins occidentaux Pfizer-BioNTech (États-Unis et Allemagne) et Moderna (États-Unis), autorisés dans certains pays dès décembre 2020. Puis celui du britannico-suédois AstraZeneca, approuvé le 30 décembre au Royaume-Uni et le 29 janvier dans l’Union européenne. Deux des trois vaccins chinois sont également aujourd’hui autorisés sur le territoire de la République populaire de Chine et distribués sur tous les continents : ceux de Sinovac et de Sinopharm sont à destination du grand public tandis que celui de CanSino Biologics reste, pour le moment, restreint à un usage militaire.
La puissance du G3
On remarque qu’à l’exception du vaccin britannico-suédois AstraZenaca, ce sont les pays formant le G3 qui effectuent la course en tête. Les États-Unis et la Chine développant sept vaccins chacun, la Russie quatre. Pays auxquels il convient d’ajouter l’Inde, troisième producteur mondial ; non pour avoir mis au point un vaccin, mais pour ses gigantesques capacités de production, le Serum Institute of India (SII) étant en passe de produire la moitié des vaccins contre la Covid-19 dans le monde. New Delhi a bien déployé sa diplomatie du vaccin afin de contrer celle de Pékin. Depuis le 20 janvier 2021, elle avait vendu ou donné 58 millions de doses (40 % en Afrique et 30 % en Asie du Sud) ; même le Pakistan, fidèle allié de la Chine, a reçu 16 millions de doses gratuites par l’intermédiaire de l’alliance Gavi. Pour l’Inde, il s’est agi de contrer l’influence chinoise en Afrique, devenue un marché important pour les groupes indiens qui, depuis quinze ans, y multiplient les investissements dans l’agroalimentaire, les mines, la pharmacie, les hydrocarbures. Mais compte tenu des énormes besoins du marché indien, le SII a drastiquement réduit le 24 mars ses envois à l’étranger. Étant donné qu’il fournissait 86 % des vaccins dont disposait Covax, cela augure mal du succès de ce dernier, ce qui a fait dire au directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, que l’on était à la veille d’un « échec moral ».
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Le vaccin comme tableau de la puissance mondiale
De ce tableau général il ressort que la France, pourtant dotée d’une forte industrie pharmaceutique, est le seul pays membre permanent du Conseil de sécurité à ne pas avoir mis au point son propre vaccin, désavantage qui est compensé par les fortes capacités de production des vaccins sur son territoire qui sera assuré en premier lieu par Sanofi. Après les autorisations, l’enjeu s’est désormais déplacé sur la production en masse et les livraisons. Les tensions, particulièrement fortes concernant l’approvisionnement du vaccin AstraZeneca, entre le Royaume-Uni et l’Union européenne illustrent les crispations qui existent autour des vaccins en général et de l’approvisionnement en particulier. Si la géographie des commandes et précommandes de vaccins par groupe de pays ne permettent pas de représenter la quantité des livraisons, elles révèlent toutefois une ambiance de guerre froide exacerbée par la pandémie. Toutefois, différence de taille, les États-Unis de Joe Biden ont adopté pour le moment une stratégie différente de la Chine ou de la Russie, en faisant le choix de réserver leurs vaccins à leur population, avant d’en faire une arme d’influence extérieure, tandis que Moscou et Pékin cherchent déjà à exporter massivement. Est-ce pour combler les retards occasionnés par la gestion de la pandémie de Donald Trump et passer le cap de la vaccination des 200 millions d’Américains promis pour l’été ? Washington ne se lancera-t-il pas à son tour dans une diplomatie d’influence et de dons, conforme à ses traditions ? En tout cas, les pays du G7 se sont engagés, lors de leur réunion du 19 février 2021, à verser une contribution supplémentaire de 4,3 milliards de dollars (3,5 milliards d’euros) à l’Accélérateur ACT, le dispositif piloté par l’OMS pour faciliter l’accès aux outils de lutte contre la Covid-19, dont fait partie le mécanisme de financement Covax, qui s’est engagé cette année à distribuer 2 milliards de doses à 200 pays. Car, autre aspect dans cette course mondiale aux vaccins, bien éloignée de l’engagement pris par les pays développés au printemps 2020 de faire en sorte que tous les habitants de la planète bénéficient d’un accès égal aux vaccins, c’est bien à une forte inégalité que l’on assiste. Les pays développés, qui représentent 14 % de la population mondiale, ont commandé 53 % des vaccins, et en février seuls 10 pays avaient reçu 75 % des doses, alors que 130 n’en avaient reçu aucune.
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Chine et Russie, amis et alliés, se concurrencent-ils réellement comme l’estime, entre autres, l’université à Durham (Caroline du Nord) qui a recensé commandes et précommandes des différents vaccins sur le marché ? Plus de 720 millions de doses de vaccin chinois ont déjà été commandées ou précommandées contre environ 815 millions pour le russe, particulièrement par des pays stratégiques tels que le Brésil, la Turquie, l’Indonésie, l’Ukraine ou même la Hongrie, pourtant membre de l’UE. Voyons-y plutôt à la fois une saine émulation et un partage d’influence dans tous les pays de la planète.
La Chine joue les philanthropes
La Chine, désireuse d’améliorer son image fortement brouillée par la querelle toujours non résolue sur les origines de la Covid-19, a annoncé distribuer sous forme de dons plusieurs millions de doses, essentiellement à des pays à revenu intermédiaire ou faible en Asie et en Afrique : 1 million pour le Cambodge, 500 000 pour les Philippines et autant pour le Pakistan, 300 000 pour la Birmanie ou pour l’Égypte, 200 000 pour le Zimbabwe, autant pour l’Algérie et le Sénégal, 100 000 pour la Guinée équatoriale ou encore 50 000 pour les Seychelles. Conformément à la politique annoncée le 18 mai 2020 par Xi Jinping lors de l’assemblée générale de l’OMS, les communiqués de presse insistent sur la politique chinoise en la matière, revenant sur le fait que « les vaccins chinois sont un bien public mondial », que la Chine ne « transformera pas les vaccins de Covid-19 en une sorte d’arme géopolitique ou d’outil diplomatique », selon les termes de l’agence de presse officielle Chine nouvelle du 11 octobre. Ces dons « constituent une nouvelle preuve de la solide amitié et l’étroite coopération entre les peuples ». Ce faisant, la Chine cherche à apparaître davantage comme le pays qui vient en aide aux laissés-pour-compte de la diplomatie vaccinale mondiale. La Chine n’a aucun intérêt à entrer en concurrence avec les grandes entreprises pharmaceutiques occidentales, ni même à cibler les marchés européens ou nord-américains. Malgré leurs facilités de stockage ou leur faible prix, ses vaccins n’ont globalement été que très peu commandés dans les pays occidentaux. Concernant les commandes et les précommandes, les vaccins américains ont déjà été dix fois plus achetés que les chinois, et ceux mis au point en Europe l’ont été cinq fois plus. Pourtant, la Chine annonçait être en mesure de distribuer 400 millions de doses de ses trois vaccins dans le monde. Sur les 400 millions de doses promises, un tiers ira en Indonésie, le plus grand pays musulman au monde. De quoi faire mentir les accusations d’islamophobie d’État et de faire oublier la répression des Ouïghours qu’elle mène au Xinjiang. Au Brésil, l’Institut Butantan, un centre de recherche basé à São Paulo, équivalent à l’Institut Pasteur, a signé un accord avec Sinovac pour produire son vaccin CoronaVac, avec transfert de technologie. Sa stratégie est proche dans le monde arabe où elle cible les pays « faillis » ayant besoin de diversifier leurs alliances : l’Égypte, le Maroc, les Émirats arabes unis. À l’appui de sa politique, la Chine, qui n’a que très tardivement commencé sa propre campagne de vaccination, a prévu de produire 610 millions de doses de vaccins pour 2020 et plus d’un milliard pour le premier semestre 2021. Est-ce par ailleurs pur hasard si les pays privilégiés se trouvent pour la plupart sur les routes commerciales empruntées par les vraquiers chinois ? Cette diplomatie sanitaire chinoise ne se réduit pas seulement au domaine des vaccins. La Chine s’est en effet engagée à construire dans la banlieue d’Addis-Abeba, siège de l’Union africaine, un immeuble de 40 000 m2, dont elle finance les travaux estimés à 80 millions de dollars, futur siège du Centre africain de contrôle et de prévention des maladies (CDC Afrique). La construction d’un tel centre dans la capitale de l’Éthiopie, déjà perméable à l’influence chinoise, a provoqué les protestations de Washington, qui a essayé de pousser, mais en vain, la candidature du Maroc pour abriter le siège du CDC.
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Russie : la réussite en dépit des moqueries
Quand la Russie annonça à l’été 2020 le lancement de son premier vaccin, le Spoutnik V élaboré par le laboratoire moscovite Gamaleïa, rares furent les autorités sanitaires occidentales à lui avoir prêté quelque attention, au point de qualifier l’annonce faite par Vladimir Poutine en personne de pure propagande. Les avis ont bien changé depuis que l’influent journal scientifique The Lancet lui a attribué une efficacité de 92,6 % contre 95 % à Pfeizer et Moderna, et BioNtech et 66 % à Johnson et Johnson, qui ne compte qu’une dose à 9 dollars contre 17 dollars pour les deux des autres laboratoires. Aujourd’hui, 59 pays ont déjà approuvé le vaccin Spoutnik, le Maroc et le Vietnam étant les derniers en date. Le Mexique a reçu lundi 23 février ses 200.000 premières doses du vaccin russe Spoutnik V contre le Covid-19, avec lesquelles les autorités vont continuer à immuniser les personnes de plus de 60 ans. Un accord a même été signé avec le laboratoire italo-suisse Adienne Pharma et Biotech pour produire le vaccin russe en Italie dès cet été. Certes, Mario Draghi s’est vu obligé de rappeler qu’il s’agissait d’un accord privé qui ne présageait en rien une autorisation du vaccin russe sur le marché italien. Mais d’ores et déjà, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie ont passé commande de Spoutnik, l’Autriche s’est montrée intéressée et l’Allemagne l’envisage, alors que la France trouve les achats bilatéraux prématurés. Les pays de l’ancien Empire austro-hongrois sont-ils plus ouverts aux sirènes russes ? Car pour le moment, il semble bien que l’AEM ne se presse pas trop à homologuer le vaccin russe, que Thierry Breton a catalogué de « vaccin d’appoint », ajoutant que les Européens n’en avaient pas réellement besoin et que « les Russes avaient un mal fou à produire leur vaccin et qu’il faudra les aider ». C’est plus sympathique à l’égard de la Russie que les propos de Christa Wirthumer-Hoche, présidente du conseil de direction de l’AEM, qui avait déconseillé l’emploi du Spoutnik V, qu’elle qualifia de « roulette russe ». L’Union européenne, dont le retard dans la commande et la réception des vaccins a été étalé à la face du monde, peut-elle se permettre une telle attitude alors que depuis le début de l’année, le quart des décès dans le monde a été enregistré chez elle, alors qu’elle représente seulement 6 % de la population mondiale ? L’autre quart par ailleurs a eu lieu au Brésil (3 % de la population mondiale) où 4 % des sénateurs ont trouvé la mort au cause de la Covid-19. Quoiqu’il en soit en matière de communication, la Russie semble faire la course en tête avec une page sur Facebook et un compte Twitter, un film sur YouTube consacré au Spoutnik V . Un bar intitulé Spoutnik dans le quartier de la Butte-aux- Cailles à Paris vient même d’ajouter V à son nom.
Cette bataille autour des vaccins ne se cantonne pas à cette lutte entre géants. Cuba, a d’ores déjà mis sur le marché et à la disposition de ses alliés – comme le Venezuela, son vaccin Soberana – 2 ( Souverain – 2), dont elle déclare pouvoir produire 100 millions de doses d’ici la fin de l’année. D’autres, portant des noms des révolutionnaires, comme Mambisa, Abdala sont en attente d’homologation . La Havane veut y voir la supériorité du socialisme qui injecte la bonne dose…
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Au-delà de cette bataille mondiale des et pour les vaccins, c’est bien la capacité des nations ou groupes d’États à faire face à cette terrible épreuve qui importe. Alors que début avril, 58 % des adultes britanniques ont été vaccinés, et 38 % des Américains, ce chiffre n’atteint que 14 % pour l’Europe. Quand l’économie chinoise progresse au taux annuel de 6,5 %, celle de la zone euro, continue de baisser. « Alius est qui seminat et alius est qui metit. » (« Autre est celui qui sème et autre est celui qui récolte », Évangile de Jean, 4,37.)