Emmanuel Macron réunit à Paris un sommet sur l’Afrique pour parler de la dette. Un énième sujet économique où le franc CFA est remis sur la table. En Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara ont des visions différentes du sujet, où la palabre ne suit pas toujours les réformes.
Le 2 mai dernier, l’hebdomadaire Jeune Afrique confirmait dans ses colonnes la fermeture du compte d’opérations qui centralisait une partie des devises des pays africains de l’UEMOA auprès du Trésor français depuis 1962. La fin de ce mécanisme est paradoxale. Réclamée depuis des décennies en Afrique par des figures révolutionnaires, panafricanistes et souverainistes, cette revendication aura été réalisée par le président Alassane Ouattara et non sous la présidence de Laurent Gbagbo. Ce dernier avait pourtant bâti sa réputation sur un discours de résistance au prétendu néocolonialisme de la France en Afrique, dont ce compte symbolisait selon lui l’une des preuves. Au-delà de son caractère ironique, cette situation révèle les supercheries du discours populiste contemporain sur le franc CFA à l’occasion de la réforme portant création de l’éco en Afrique de l’Ouest.
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Quand Laurent Gbagbo poursuivait le franc CFA
Dans ses mémoires publiées en 2018, Laurent Gbagbo qualifiait le franc CFA de « clé de voûte de la tutelle économique et politique de la France sur ses anciennes colonies d’Afrique » et présentait son action à la tête de la Côte d’Ivoire comme un moment de résistance à un système néocolonial dont son rival Alassane Ouattara se serait porté complice pour lui succéder. « Sans le franc CFA, la France serait un nain économique » y affirmait-il encore. Mais, s’il lui a permis d’incarner efficacement une figure de martyr anti-impérialiste, ce récit légendaire repose essentiellement sur des postures de diabolisation et ne résiste pas à l’analyse.
Dans les faits, l’action politique de Laurent Gbagbo aura finalement été beaucoup plus conservatrice que celle d’Alassane Ouattara vis-à-vis du franc CFA et du partenariat monétaire avec la France. Alors qu’il avait la possibilité de proposer une réforme du franc CFA ou d’abandonner cette monnaie au titre de l’article 10 de la convention de coopération monétaire franco-africaine, suivant ainsi les exemples du Mali en 1962 ou de la Mauritanie en 1973, le président Gbagbo a choisi de reconduire l’adhésion de son pays aux institutions de la zone franc, en apposant sa signature au traité de Ouagadougou qui en réaffirmait les principes fondamentaux le 20 janvier 2007. Trois ans plus tard, dans son livre de campagne Bâtir la paix sur la démocratie et la prospérité, le futur chef de file des détracteurs du franc CFA vantait les atouts de cette monnaie, qui permettait aux économies de l’UEMOA de mieux résister aux chocs extérieurs que leurs voisines. Cette vision pragmatique a disparu au profit d’une interprétation aussi paranoïaque que mégalomaniaque lorsqu’il a fallu trouver des boucs émissaires à son impasse politique à partir du déclenchement de la crise post-électorale de 2010.
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L’épouvantail de la Françafrique
Contrairement à ses homologues malien et mauritanien Modibo Keïta et Moktar Ould Daddah, Laurent Gbagbo n’a en effet jamais pris le risque de sortir du franc CFA au cours des dix années de sa présidence. On peut le comprendre : l’expérience monétaire malienne a fini en fiasco financier à tel point que le Mali a ré-adhéré à la zone franc 22 ans après en être sorti. Quant à l’ouguiya mauritanienne, elle est toujours inconvertible. Or, le président Gbagbo a choisi de faire du franc CFA le symbole de sa chute, imposant partout le récit de son martyr sur l’autel des intérêts de la France en Afrique. Cette lutte, qu’il incarne encore aujourd’hui, est donc issue d’un revirement tactique particulièrement tardif dans sa carrière d’homme d’État et non d’un conflit avec un projet politique alternatif.
Est-ce à dire qu’avant de changer de conviction sur le franc CFA, le président Gbagbo aurait été au service d’un système néocolonial centré sur les intérêts de l’ancienne métropole ? En réalité, cela fait bien longtemps que la Françafrique est un épouvantail qui n’existe plus qu’à travers les discours enflammés de ceux qui prétendent l’abattre tout en lui donnant vie par les mots. Il est en effet difficile d’affirmer que la zone franc est un protectorat économique français : elle représente moins d’un pour cent du commerce extérieur de la France et attire des entreprises et des investissements du monde entier, qui s’y livrent une rude compétition. Même dans le domaine militaire, la France ne dispose plus de partenariats exclusifs.
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Accuser la France de néocolonialisme n’est pas une posture sans conséquences. En manipulant la mémoire africaine et en déformant la réalité, elle propage la confusion et se nourrit de l’ignorance et de la crédulité du public. Pire, elle suscite des tensions inutiles et détourne l’attention populaire des enjeux auxquels les sociétés ouest-africaines en général et la société ivoirienne en particulier sont réellement confrontés, soient les conséquences du réchauffement climatique, les impasses des rentes primaires, les problèmes de dépendance à la Chine soulevés par les nouvelles routes de la soie, le devenir de leur union régionale, etc.
L’arrivée de l’éco
La réforme portant création de l’éco est une nouvelle étape de l’histoire monétaire ouest-africaine. En maintenant l’adhésion des huit pays de l’UEMOA à la garantie financière française, cette réforme démontre que la stabilité et la convertibilité en euros de leur monnaie commune est unanimement perçues comme un atout économique parmi les dirigeants de la sous-région. Le retrait des experts français des instances de décisions monétaires de l’union monétaire ouest-africain n’a pas déclenché de casus belli et devra être compensé par une gestion exemplaire. Quant au changement de nom de la monnaie, il est avant tout symbolique. Reste le rapatriement des devises déposées auprès du Trésor français. Cette évolution signe bien la fin d’un privilège hérité de la décolonisation et un léger progrès dans la normalisation des relations franco-africaines. Néanmoins ce privilège n’était pas réservé à la France, mais aux pays de l’UEMOA.
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La fermeture du compte d’opérations français signe en effet la fin du placement à vue le plus rentable du monde qui rapportait à la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest entre 30 et 40 millions d’euros d’intérêts annuels prélevés sur les finances publiques françaises. Ce placement était aussi un garde-fou qui crédibilisait la gestion de l’union monétaire ouest-africaine en garantissant à ses institutions un matelas stable de réserves de change convertibles en euros.
Cinq milliards d’euros vont donc être rapatriés dans les comptes locaux de la BCEAO, un montant qui équivaut à la facture de deux mois d’importations pour l’ensemble des économies de la zone UEMOA. Cet afflux de devises ne signifie pas un accroissement des ressources budgétaires des États de l’UEMOA, ces derniers ne bénéficiant plus de financements directs de la part de leur banque centrale depuis les années 1990. Il se répercutera sans doute dans la confiance que la BCEAO attribue déjà aux institutions financières de sa zone au vu de la tendance baissière suivie par ses taux directeurs depuis une décennie. Mais pour que le coût du crédit baisse réellement en Afrique de l’Ouest, il faut avant tout que les banques commerciales fassent davantage confiance aux entreprises africaines, ce que ne résout pas la suppression du compte d’opération.
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Pour que cet événement inaugure efficacement une nouvelle phase de relance économique, l’augmentation des réserves locales de la BCEAO devra être accompagnée par des politiques publiques volontaristes permettant de renforcer l’unité du marché commun ouest-africain et la crédibilité de ses acteurs économiques. En l’absence de réformes pragmatiques assumées conjointement par les États membres de l’UEMOA, leur future monnaie commune ne manquera pas d’être instrumentalisée, comme l’a été le franc CFA, en symbole des luttes des démagogues et des semeurs de chaos. Si le changement de monnaie ne correspond pas à une nouvelle étape vers l’autonomie financière des pays d’Afrique de l’Ouest, il apparaîtra comme superficiel et accréditera les thèses qui jettent la confusion sur les responsabilités des dirigeants africains, accuse éhontément la France, paralyse les progrès de l’action publique et égare le grand public.