Aussi étrange que cela puisse paraître, les récits de voyage en Orient de l’inclassable Anglaise Gertude Lowthian Bell (1858-1926), fille d’un grand industriel du Yorkshire et titulaire d’un First (« premier prix ») en Histoire moderne à Oxford en 1888, n’avaient jusqu’ici jamais été traduits en français.
Son premier ouvrage, Syria : The Desert and the Sown, demeure son livre le plus connu et se présente comme un récit de voyage effectué entre février et avril 1905 de Jérusalem à Antioche (Antakya dans la Turquie post-ottomane), avec une étape effectuée dans le Nord-Ouest de la Syrie actuelle où elle explore les vestiges archéologiques de nombre de villages antiques remontant à la période byzantine. Il s’agit-là d’une période qu’elle affectionne particulièrement de par sa formation en archéologie qui l’a poussée à étudier les ruines byzantines afin, d’évaluer “leur influence sur les civilisations orientales” . Mais elle s’intéresse tout autant aux temples antiques de Baalbek (actuel Liban), aux ruines séleucides ou romaines. Elle se déplace à cheval en caravane – avec baignoire portative, nécessaire de toilette et de coiffure, table et couverts – accompagnée d’un guide, d’un cuisinier, de muletiers, sans compter les escortes que lui accordent les dignitaires ou les zaptiehs (gendarmes ottomans). Elle s’intéresse aux populations rencontrées et à leur diversité ethno-confessionnelle. Son ouvrage est loin cependant de se réduire à un simple catalogue de leurs coutumes et traditions variées. L’Anglaise est en effet attentive aux équilibres géopolitiques, elle est frappée par l’absence de sentiment national au sein des populations d’un empire ottoman multinational au bord de l’implosion.
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Nous avons ainsi affaire à un compte rendu étayé de ses entretiens avec des interlocuteurs variés issus des diverses populations locales. Des entretiens dont elle a pu capitaliser la teneur grâce à ses exceptionnelles dispositions linguistiques, avec notamment sa maîtrise avérée, outre du persan, de l’arabe classique comme dialectal et même du turc. Il est intéressant de la suivre dans des contrées fermées aujourd’hui aux Occidentaux. D’abord, depuis le nord de la Syrie, en partant d’Alep (Vilayet ottoman d’Alep) ; puis en transitant par Manbij (la Hiéropolis des Séleucides), avec un bref détour dans le Sud. D’autres voyageuses britanniques l’ont précédée dans ces régions à l’instar de Lady Hester Stanhope (1776-1839) qui fut surnommée « reine de Tadmor (actuelle Palmyre) » par les tribus bédouines avant de devenir une sorte de « prophétesse » en pays druze ; Lady Jane Digby (1807- 1881) qui lors d’un voyage en Orient s’épris du cheikh Abdul Midjuel el Mezrab qu’elle épousa selon la loi musulmane pour devenir Jane Élisabeth Digby el Mezrab et qui se lia d’amitié avec Isabel Burton dont le mari était le consul britannique à Damas où elle fut enterrée. Puis c’est l’Asie mineure par Harran (l’antique Carrhae, dans l’actuelle Turquie) ; avant de redescendre, en longeant la Jézireh (rive gauche) de l’Euphrate, en Haute Mésopotamie (Sandjak ottoman de Zor) pour atteindre début mars Rakkah, établie par le Calife Haroun al Rachid (786-809) sur le site supposé de l’antique Nicéphorium séleucide et/ou la Callinicum byzantine, qualifiée parfois de es Sauda (« la noire ») – un qualitatif approprié lorsqu’elle fut un temps la capitale de Daech jusqu’à sa chute le 18 octobre 2017 ; et de poursuivre par Deir (actulle Deir ez Zor) avant d’atteindre Bukamal (ou Antbu Kamal), ville frontalière de l’Irak contemporain dont elle a contribué à fixer les frontières actuelles. Avant d’enchaîner avec la Jézireh de l’Euphrate depuis Al Qaïm, la localité jumelle en actuel Irak d’Abou Kamal en actuelle Syrie ; puis de traverser Hit avant de parvenir à Kerbala la chiite, qualifiée de « cité perse » ; pour atteindre enfin Bagdad (Vilayet de Bagdad), non sans être passée par le site de l’antique Babylone et de Ctésiphon, dernière capitale en Mésopotamie de l’empire sassanide ; et remonter ensuite le long de la rive gauche du Tigre vers Mossoul au Nord (Vilayet ottoman de Mossoul) via Samarra, ancienne capitale du califat abbasside ; pour rejoindre la Haute Mésopotamie jusqu’à Zakho avant de repasser dans l’actuelle Turquie et d’atteindre finalement Diyarbakir (Vilayet ottoman de Diyarbakir), la fin de ce vaste périple oriental.
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Récits de voyages
Au cours de ses pérégrinations, elle exprime une diversité de points de vue, y compris ceux s’opposant ouvertement à l’impérialisme européen. « A wonderful person – not very like a woman, you know ? » déclara T.E. Lawrence à son endroit. Curieusement, alors qu’il ne lui consacre qu’une simple ligne dans Les Sept Piliers de la Sagesse, c’est pourtant en partie grâce aux notes et aux carnets de Gertrude Lowthian Bell qu’il a pu mener sur le terrain la grande révolte arabe de juin 1916 contre l’Empire ottoman. Il conviendrait donc sans doute d’évoquer celle que l’on surnommait la khatun, (« la noble dame » ou « la reine »), comme de la « Bell de Mésopotamie » comme on parle aujourd’hui de « Lawrence d’Arabie », le « roi sans couronne d’Arabie ». Établie en permanence à Bagdad à partir du début des années 1920, Major Miss Bell qui goûte la satisfaction d’être considérée comme a Person (avec une majuscule, comme elle le répète dans sa correspondance, c’est-à-dire comme quelqu’un d’important) devint la confidente politique de l’Hachémite sunnite Fayçal dont elle légitime le rôle en tant que leader de la révolte arabe auprès de Churchill, lequel va le placer en août 1921 à la tête de l’Irak « mandataire ». Elle recevra même par la suite le titre officieux de « reine sans couronne d’Irak ». Sa mort à 58 ans une nuit de 1926, officiellement des suites d’une overdose de médicaments, suscite encore des interrogations relevant parfois de la théorie du complot, à l’instar de celle de Lawrence.
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Au Musée national d’Irak à Bagdad, dont Gertrude Bell fut à l’origine et qui fut totalement pillé suite à l’invasion américaine de 2003, il y aurait eu autrefois un buste en sa mémoire sur lequel on pouvait lire : « Gertrude Bell, dont la mémoire sera toujours tenue en affection par les Arabes ». Le buste aurait disparu du musée, juste avant le début de la désintégration de l’Irak post-Hussein. Tout un symbole. Ce livre de Gertude Lowthian Bell, qui comporte nombre de références historiques et archéologiques et qui associe aux considérations politiques, textes bibliques, simples anecdotes, ou descriptions de paysages, voire le détail des contingences matérielles inhérentes à ce type de voyage, constitue un document de première main pour comprendre cet Orient compliqué.. Elle y superpose le récit de son voyage traditionnel avec la lecture érudite des textes des historiens grecs, notamment l’Anabase (370 av. J.-C.) de Xénophon (430-355)4 , mais aussi plus largement avec l’histoire des civilisations et empires qui se sont succédé en Mésopotamie depuis l’Antiquité à travers l’évocation de ses nombreuses ruines et monuments, en recourant parfois aux historiens et géographes arabes comme références explicites aux côtés des sources européennes notamment Ibn Jubeir (1145-1217) écrivain-géographe installé à la cour d’Al Andalous, Al Idrisi (vers 1100-1175), explorateur-géographe créateur d’un des premiers planisphères connus, l’encyclopédiste et géographe syrien Yaqout al Rumi (1179-1229) ou encore l’écrivain voyageur Ibn Battuta (1304-1368).
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Sans jamais oublier finalement les attendus géopolitiques de ses pérégrinations qui trouvent un écho singulier dans la situation actuelle de l’Irak qu’elle a contribué à créer.