Femmes terroristes, femmes kamikazes, notamment à Boko Haram, mais aussi femmes officiers supérieurs ; les femmes sont de plus en plus présentes dans le domaine de la sécurité et de l’armée. Cette émission essaye d’analyser cette évolution, ce que cela change dans la façon de faire la guerre et également ce que cela dit de la guerre.
Extrait d’un podcast présenté par Doyle Hodges, directeur exécutif de la Texas National Security Review, 16 avril 2021. “Genre et sécurité” (« Gender and Security »), un podcast de la série “Horns of a Dilemma”, Texas National Security Review, sur le site War on the Rocks
Synthétisé et traduit par Alban Wilfert pour Conflits
Invités :
Hilary Matfess, Assistant Professor à l’université de Denver en questions de genre, sécurité et politique africaine, spécialiste de Boko Haram
Robert Nagel, docteur (PhD) de l’université de Georgetown, Institute for Peace and Security, spécialiste de la question du genre dans la résolution de conflits, la négociation et le maintien de la paix.
Doyle Hodges : Chaque année au mois de mars, nous entendons parler des premières femmes parvenues au rang d’officiers généraux pendant la Seconde Guerre mondiale, etc. Récemment, une personnalité de Fox News a critiqué les efforts de l’armée américaine en vue de l’égalité de genre, y voyant un signe d’adhésion à la culture woke. Vous qui avez étudié entre autres des groupes insurgés, terroristes, etc., est-ce bien pour cela qu’ils incorporent des femmes ? Y a-t-il d’autres explications ?
Hilary Matfess : (soupir) Au lieu d’y voir un signe d’adhésion à la culture woke, il faudrait s’interroger sur les problématiques de sécurité liées à l’absence de femmes dans les forces armées. Boko Haram est connu pour ses enlèvements de jeunes filles, mais a également compté dans ses rangs beaucoup de femmes qui se sont fait sauter. De fait, les armées nationales se sont trouvées bien au dépourvu face à ces femmes kamikazes : ces forces n’envisageaient pas de tels actes et ne pensaient donc pas spontanément à fouiller les femmes. De même, des femmes peuvent accomplir des tâches qui n’ont pas trait au combat : il est arrivé qu’elles fassent passer des messages clandestins à travers les lignes en les cachant dans des produits hygiéniques féminins, ce que ne peuvent pas faire les hommes ! La diversité est nécessaire, et c’est une question d’efficacité, non de culture woke.
Robert Nagel : Cette considération de Fox News dénigre nombre d’exemples de femmes qui ont combattu à travers l’histoire. Il s’agit bien d’efficacité. L’ONU souligne notamment leur rôle dans les fouilles corporelles dans le cadre des opérations de maintien de la paix. En outre, des femmes contribuent à leur manière propre, avec leur capacité à engager le combat, à participer à des patrouilles et à des têtes de pont ou à être capables de faire face à toutes sortes de menaces. Si vous ne prenez pas tout le monde en considération, vous n’anticipez pas toutes les menaces possibles.
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DH : Pourtant, dans de nombreux cas, c’est dans des pays où les femmes ont peu de droits et de marges de manœuvre que des groupes rebelles les incorporent dans leurs rangs. Est-ce uniquement une question d’efficacité ?
RN : Cela dépend du contexte social, politique et culturel dans lequel le groupe combat. Les groupes armés de gauche latino-américains des années 1970-80 comprenaient bien des femmes en vertu de leur idéologie égalitariste, selon laquelle hommes et femmes étaient égaux et devaient, à ce titre, participer de manière égale à la révolution, dans une forme de résistance au patriarcat.
HM : Ces participations s’insèrent dans les normes et relations de genre ordinaires. Il faut interroger les manières dont le genre est envisagé dans les différents groupes armés, et à leurs liens avec l’idéologie défendue. Certains groupes emploient bel et bien des femmes, mais uniquement pour qu’elles jouent des rôles explicitement complémentaires, voire auxiliaires, à ceux des hommes, comme le mariage, la reproduction du groupe, la loyauté… Dans d’autres groupes, on les recrute en leur promettant qu’elles pourront abandonner les normes sociales ordinaires et faire la preuve de leur égalité avec les hommes. On les voit alors mener un double combat, puisque, de la sorte, elles combattent aussi la société.
DH : Jusqu’ici, il n’a été question dans nos échanges que des niveaux tactique et opératique, mais ces questions trouvent un écho au niveau politique. L’agenda de l’ONU pour les femmes, la paix et la sécurité parle en effet surtout des problématiques d’inclusion, et use du terme de « ghetto rose ». Parfois, à vouloir régler des problèmes uniquement en veillant à la représentation suffisante du groupe concerné, on sous-estime les problèmes sous-jacents et la violence qui peut en résulter…
RN : En effet. Les groupes armés sont des lieux de production du genre : les hommes y sont largement majoritaires et la masculinité y est prédominante, on y valorise certains mérites, comme la brutalité et la violence, plutôt que d’autres. Y participer implique l’adhésion à des traits et comportements masculins : pour y avoir leur place, les femmes doivent participer à des comportements masculins comme le viol de guerre. Il s’agit de se montrer comme semblables aux hommes, aussi brutales qu’ils le sont, pour prouver sa légitimité à combattre. Prendre cela en compte, c’est s’intéresser aux comportements, aux constructions sociales.
HM : L’agenda de l’ONU pour les femmes, la paix et la sécurité relie directement les intérêts des femmes à la paix, comme si la gent féminine avait un lien unidimensionnel avec la paix, c’est un peu court ! Des femmes peuvent manifester leur soutien à la violence, encourager des membres de leur famille à rejoindre le groupe. Les femmes sont diverses, et elles ont diverses manières de tirer profit de la guerre. Si on fonde une politique sur l’idée que les femmes sont des anges, des êtres de douceur, qui ne participeraient aucunement à la guerre, cette politique risque de ne pas être terrible… Je suis la preuve vivante que les femmes peuvent être mauvaises et brutales ! (rires)
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RN : De même, en tant qu’homme, cela me renvoie par contraste à une attirance pour la violence plutôt que pour la paix, et en tant qu’homme je trouve cela offensant ! (rires)
DH : A discuter du sujet, on a l’impression de naviguer de Charybde et Sylla. D’un côté, il est comme ghettoïsé par des femmes qui, du fait des problèmes qu’elles rencontrent, considèrent que les autres ne peuvent pas aborder la question de manière appropriée ; de l’autre, à parler de ces sujets sans en avoir l’expérience, on risque de se montrer présomptueux. Vous, qui êtes respectivement une femme et un homme, comment vous positionnez-vous par rapport à cela dans vos recherches ?
HM : Lorsque je donnais des cours à des militaires en Afrique occidentale, des officiers bien intentionnés semblaient choqués que des femmes se trouvent à leurs côtés dans de telles circonstances. L’idée sous-jacente en est qu’être femme est déjà un fardeau en soi, qu’il ne faut pas en rajouter par l’exposition à de grands risques. Il y a des choses à normaliser, à commencer par les règles. Si vous êtes choqué qu’on parle des règles, comment allez-vous avoir la force de faire la guerre ? Si on ne peut pas s’accorder sur l’importance de cette question, on n’est pas près d’avancer.
RN : La plupart des experts de ces questions sont des femmes… Ce n’est pas une mauvaise chose, mais, du coup, les hommes continuent à voir derrière le mot « genre » un synonyme de « femmes », ils ne comprennent le genre qu’à travers les femmes, et de la sorte ils ne réfléchissent pas à eux-mêmes, à leur masculinité, comme s’ils étaient eux-mêmes sans genre, neutre. Les hommes doivent apprendre à travailler à cela sans éclipser les autres. De même, dans mon travail, j’essaie de privilégier ceux qui ont de l’expérience et les experts qui ont travaillé sur la question.
HM : Concernant l’étude des masculinités, je n’aurais pas dit mieux. Quand une femme prend les armes, on se demande « est-ce bien son choix ? a-t-elle subi un lavage de cerveau ? », eu égard aux préjugés qui veulent que les femmes soient plus douces et empathiques. De même qu’on parle ici de la participation des femmes à ces groupes, il faudrait étudier la participation des hommes à ceux-ci, et ce que signifie être un homme. Ainsi, les gens s’en rendront mieux compte et relieront cela à leurs propres comportements.
RN : Oui, l’actualité récente en donne un exemple. Dernièrement, l’administration Biden a annulé à la dernière minute une frappe en Syrie parce qu’une femme et des enfants avaient été repérés sur place. Lorsque des hommes sont présents, on les considère d’emblée, automatiquement, comme des combattants, tandis que les femmes, infantilisées, semblent en être exclues. A ne pas être attentif au genre, on ne s’en rend pas compte.
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DH : Il est vrai qu’on se pose plus souvent la question du consentement des femmes à de telles actions que celle du consentement des enfants. Pourtant, à ce jour, peu de preuves ont été apportées comme quoi les femmes combattantes n’agiraient pas de leur propre chef, alors qu’on peut difficilement parler du consentement d’un enfant…
HM : Oui, c’est un signe de l’infantilisation des femmes. Quand on parle de protéger les femmes, on omet souvent la violence qui peut justement résulter de ces volontés de « protection ». Je vis au Texas, et dans notre histoire la protection des femmes a longtemps constitué, en réalité, une protection des seules femmes blanches, notamment contre des personnes noires, hommes et femmes, dans le cadre de la violence raciale. Cette problématique de la protection des femmes est duelle.
DH : On parle parfois du viol comme arme de guerre, notamment quand on parle de protection des femmes. Il y a eu un certain nombre de recherches sur la question, que montrent-elles ? Quelles circonstances favorisent ces actes et, d’un autre côté, quelles mesures peuvent être prises contre un tel phénomène ?
RN : L’expression de « viol comme arme de guerre » est en effet courante, mais pas toujours pertinente. Dans bien des cas, la violence sexuelle n’est pas ordonnée, c’est une conséquence des dynamiques sociales d’un groupe en manque de cohésion, réunissant des combattants non volontaires, et qui pourtant ont besoin d’une telle cohésion pour être bons au combat. Le viol de guerre est un moyen de construire cette cohésion, c’est un acte collectif, une performance de genre, de masculinité. Parfois, des femmes y participent, pour prouver leur propre masculinité auprès de leurs frères d’armes. Quand les officiers ont plus d’autorité sur leurs troupes, ils sont plus en mesure de lutter contre la violence sexuelle : le commandement strict et le contrôle par les pairs peuvent s’avérer efficaces.
HM : La fréquence du phénomène (et le nombre croissant d’études) ne signifie pas que tous les groupes armés en commettent autant, ou sous les mêmes formes. Les études font ressortir, étonnamment, que ce sont les forces armées nationales, étatiques, qui en commettent le plus : c’est terrible certes, mais cela signifie qu’il nous est plus facile de lutter contre, car c’est une problématique intérieure, nationale. Faire face à ce phénomène implique, en premier lieu, d’en faire une priorité pour la communauté internationale, au même titre que le mariage forcé.
RN : Les études mettent justement en avant que la communauté internationale y prête attention. Il en ressort que les Nations Unies sont plus susceptibles d’envoyer une force de maintien de paix sur un théâtre de conflit où des violences sexuelles sont signalées que dans le cas contraire. De même, les gouvernements sont souvent plus enclins à négocier avec des groupes rebelles ou terroristes lorsque ceux-ci ont commis ce genre de crimes. Cela démontre que nos institutions sont réactives, mais également genrées : c’est parce qu’elles considèrent les femmes et les enfants comme vulnérables et à protéger qu’elles réagissent.
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DH : L’image, au sens visuel, joue un rôle de premier plan dans l’élaboration de figures dans l’opinion. Ces dernières années, les Peshmergas ont beaucoup mis en avant le rôle des femmes qui combattent dans leurs rangs. Avez-vous remarqué des changements induits par cette volonté croissante d’exposer de la sorte le rôle de femmes dans la guerre et le combat ? Quel genre de changement cela a-t-il induit ?
HM : Des groupes rebelles de gauche ou nationalistes ont mis en valeur des photos de femmes qui ont un bébé sur le dos et un fusil à la main. Cela dit l’importance des femmes dans la communication de ces groupes. Même Daesh adresse une partie de sa propagande aux femmes en particulier, leur promettant le paradis… La guerre civile syrienne en a témoigné.
RN : On a l’impression que c’est récent… mais on a une mémoire de poisson rouge : des femmes combattantes de groupes rebelles en Sierra Leone et au Liberia étaient déjà mises en avant par les médias il y a quelques années, mais différemment d’aujourd’hui. La BBC les sexualisait à outrance notamment, ce qui était lié aux stéréotypes raciaux. Chez les Peshmergas, on a au contraire une image de vertu et de droiture. Cette question de la race doit avoir sa place dans l’étude, liée au genre, de la participation des femmes à des groupements armés.
DH : Pour conclure, y a-t-il une chose en particulier que les auditeurs devraient retenir sur le sujet ?
RN : Le genre n’est pas une chose finie, qui serait parvenue à son terme, il est au cœur de tout ce que nous faisons, notamment des conflits et de la violence, et de nos institutions (sont-ce des hommes ou des femmes qui occupent des positions de pouvoir, quels idéaux y sont valorisés, est-ce une sphère masculine ou féminine, quelle conception du pouvoir… ?). Le genre, c’est absolument tout (rires).
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HM : Il faut en finir avec les personnalités de pouvoir ou d’influence qui prétendent ne pas prêter attention au genre ou à la race, qui se disent impartiaux et objectifs dans la recherche du meilleur candidat pour un poste… De la sorte, on ne fait que reproduire le problème. Il faudrait en finir avec cela.
Pour aller plus loin (NDT)
CARDI Coline et PRUVOST Geneviève (dir.), Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte, 2012
DAUPHIN Cécile et FARGE Arlette (dir.), De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1997
DORLIN Elsa, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, 2017
LYNN John A., Women, Armies, and Warfare in Early Modern Europe, 1500-1815, Cambridge, Cambridge University Press, 2008
RESIC Sanimir, “From Gilgamesh to Terminator: The Warrior as Masculine Ideal – Historical and Contemporary Perspectives” in Ton Otto, Henrik Thrane, Helle Vandkilde (dir.), Warfare and Society: Archaeological and Social Anthropological Perspectives, Aarhus, Aahrus University Press, 2006
TREVISI Marion et NIVET Philippe (dir.), Les femmes et la guerre de l’Antiquité à 1918, Paris, Economica, 2010