Dérivé du latin modus (manière), le mot « mode » apparu à la fin du Moyen Âge désigne les codes informels qui régissent les comportements en société et en particulier les façons de se vêtir. La traduction anglaise, fashion, dérive d’ailleurs du français façon. Mais la mode, en particulier la mode vestimentaire, c’est aussi une industrie qui représente en France un chiffre d’affaires de 67 milliards d’euros en 2018, assurant environ 600 000 emplois dans 4 500 entreprises, pour un chiffre d’affaires mondial de 1 700 milliards selon Euromonitor.
Cette industrie induit une chaîne de fabrication, longue et complexe, allant de l’animal, de la plante ou d’un processus chimique jusqu’à la distribution et l’achat du vêtement par le consommateur. Cette chaîne de la mode est aujourd’hui en plein renouvellement et réorganisation, conduisant à une profonde redistribution des cartes.
La chaîne de fabrication implique la recherche de matériaux (matières premières, fils, tissus etc.) et de fabricants dans différents pays à travers le monde en utilisant différents critères de sélection (coûts salariaux, facilités de transport, facilités d’implantation d’usines, conditions climatiques, stabilité des régimes politiques). C’est ici que les acteurs de l’industrie textile doivent prendre en compte les environnements politiques, économiques, sociaux et culturels pour choisir leurs pays d’approvisionnements (sourcing). Les éléments liés à la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et à l’éthique forcent aujourd’hui les entreprises du secteur à revoir leurs stratégies d’approvisionnement en tenant compte des environnements géopolitiques.
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Les matières premières
La matière végétale la plus utilisée, le coton, est récoltée à partir de plantes qui totalisent 33,8 millions d’hectares, réparties sur 91 pays pour une production totale de 72,5 millions de tonnes/an. Les principaux pays producteurs sont : la Chine, l’Inde, les États-Unis, suivis par le Brésil, le Pakistan, la Turquie et l’Ouzbékistan. Sa culture est très tributaire de l’eau.
En ce qui concerne la laine, la matière est une fibre kératinique récoltée sur le corps de moutons (la chèvre pour le cachemire et le lapin pour l’angora). La production mondiale s’élève à 2 128 tonnes/an assurée par environ 1 milliard de moutons producteurs de laine. Les principaux pays producteurs de laine sont l’Australie (environ 25 % de la production mondiale), la Chine (18 %), les États-Unis, la Nouvelle-Zélande et l’Argentine.
La soie est une matière textile naturelle qui provient du cocon que fabrique la chenille du bombyx, soit le ver à soie, et qui peut être déclinée en différentes qualités : mousseline, georgette, crêpe, satin, soie lavée, soie sauvage, taffetas, organza. Les principaux producteurs de soie sont la Chine, l’Inde, l’Ouzbékistan, le Brésil et le Vietnam.
Les fibres artificielles (issues du hêtre, du pin ou du bambou) sont notamment la viscose (rayonne, fibranne), l’acétate, le lyocell, le modal ou, parfois, protéiniques (issu du soja ou de la caséine de lait). La fibre la plus importante est la viscose qui est obtenue par la dissolution de la cellulose à l’aide de solvants (toxiques). Le marché est dominé par la Chine, l’Inde, le Pakistan et l’Indonésie.
Les fibres synthétiques issues du pétrole : polyester, polyamide (nylon), élasthanne (spandex, lycra), acrylique ou issues de la biomasse (issues du maïs, de la betterave) polylactide. Une fibre synthétique est issue de la synthèse de composés chimiques provenant presque exclusivement d’hydrocarbures, à base de polymères (polymérisation). Aujourd’hui pas moins de 70 % des fibres synthétiques produites dans le monde proviennent du pétrole. C’est près de 70 millions de barils qui sont nécessaires à la production de 40 millions de tonnes de polyester chaque année et le polyester est la matière première la plus produite dans l’industrie du textile. Les fibres synthétiques représentent aujourd’hui 64 % des fibres utilisées par l’industrie textile.
Si on reprend ces éléments relatifs aux matières premières, on constate plusieurs paramètres se rattachant à la géopolitique.
Le coton semble avoir retrouvé dernièrement son plus haut niveau, effaçant l’effondrement dû à la crise sanitaire. La première explication est le rétablissement des cours du pétrole qui, de facto, renchérit le prix des matières synthétiques. La seconde explication est la reprise de l’économie chinoise et de l’activité manufacturière textile. Cette reprise de l’économie chinoise favorise également l’Australie, premier producteur mondial de laine, qui produit 345 millions de kilos de laine brute par an. 90 % de la laine australienne est exportée, dont 80 % en Chine, ce qui rend l’industrie de la laine australienne particulièrement vulnérable par rapport à la Chine, mais il semble que la laine échappe aux tensions commerciales entre Pékin et Canberra, contrairement à d’autres produits. Certaines matières, importantes par leur présence dans les vêtements, sont produites dans des pays dits émergents, ou de PIB moyen, comme l’Ouzbékistan, la Nouvelle-Zélande, l’Argentine ou le Pakistan, et ces ressources vont être un élément parfois crucial dans lesdits PIB. Les récoltes de ces ressources naturelles ou animales sont parfois situées dans des pays de conflits (Inde/Pakistan), des pays soumis à des turbulences politiques (Turquie, Brésil), des pays économiquement fragiles (Argentine) ou des pays à régimes autoritaires (Ouzbékistan, Pakistan, Brésil), ce qui peut compliquer la régularité des négociations et des livraisons. Concernant les fibres artificielles, le problème de la politique en matière de conservation des forêts se pose et l’emploi de solvants toxiques, souvent inconnu du public, pose également un problème de sécurité sanitaire. Les fibres synthétiques vont, bien sûr, être tributaires des cours des produits chimiques et du pétrole, car plus les cours dupétrole baissent, plus l’écart de prix se creuse entre la fibre synthétique et le coton.
La fabrication ou la transformation des matières premières
La chaîne de fabrication se décompose, succinctement, de la manière suivante :
Filage : transformation de la matière brute en fil.
Tissage/tricotage : assemblage des fils en tissu.
Ennoblissement : blanchiment, teinture.
Découpage/confection : chaîne de montage du produit.
Pose des accessoires éventuels, comme les boutons.
Cette chaîne de fabrication s’est depuis quelques années de plus en plus complexifiée, parce que la mondialisation a largement contribué au développement de la sous-traitance, occasionnant une fragmentation du processus, ce qui amène un problème de transparence entre le donneur d’ordres, le sous-traitant, la chaîne de distribution et le consommateur final. Prenons l’exemple d’un produit emblématique, partie indispensable de la garde-robe tant pour femmes que pour hommes : le jean. Chaque année, plus de 1,8 milliard de jeans sont vendus dans le monde pour un revenu total de plus de 51 milliards de dollars. Il se vend près de 60 jeans chaque seconde sur la planète[1]. Le jean est conçu avec un sergé de coton qui subit plusieurs stades de transformation et qui implique plusieurs pays. Le coton vient principalement d’Inde, du Bangladesh, du Mali et du Bénin. Ensuite, ce coton est filé dans des filatures situées principalement au Bangladesh, en Inde, voire en Italie, et, bien sûr, en Chine. La teinture (indigo) s’effectue encore au Bangladesh, mais aussi en Turquie et, parfois, en Allemagne. Lorsque le tissu de coton teint est prêt, celui-ci est envoyé dans des pays d’assemblage, ou le tissu est coupé à la forme du jean demandé par les clients, distributeurs et marques, et où la pose d’accessoires est effectuée : boutons en cuivre (cuivre de Namibie), rivets (Australie), fermetures Éclair (Japon). Il y a quatre principaux pays assembleurs : la Chine, avec la ville de XinTan, baptisée « capitale mondiale des jeans », qui rassemble 4 000 entreprises spécialisées dans la confection des jeans, le Maroc, la Turquie et la Tunisie.
Pour les pays entrant dans la chaîne de production du jean, les impacts sont nombreux. La Tunisie, par exemple, est effectivement depuis quelques années un acteur majeur dans la confection de jeans dans le monde, illustrant parfaitement la théorie de l’avantage comparatif de Ricardo. Ce pays est un territoire attractif pour les marques de jeans qui ont tout intérêt à produire ici du fait du coût peu élevé de sa main-d’œuvre, de ses infrastructures (aéroports internationaux, accès à la mer avec des ports reliés à la Méditerranée et à l’océan Indien, via le canal de Suez et de sa proximité géographique avec les marchés européens.
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Les nouveaux pays de sourcing
Les stratégies de sourcing internationales sont en cours de réorganisation par les distributeurs et les marques spécialisés. Les anciennes politiques de sourcing, qui consistaient à changer régulièrement de zone de sourcing low cost (politique du meilleur prix bas), semblent être remises en cause. Les stratégies sont davantage fondées aujourd’hui sur une approche géographique qui n’est pas forcément lointaine et sur une demande croissante de développer plus d’agilité dans l’approvisionnement, de transparence et d’éthique dans la fabrication des produits du textile-habillement. Ces changements structurants forcent les entreprises à complètement revoir leurs politiques, pour aller vers un sourcing plus centré sur le consommateur. La donne actuelle nécessite également de se familiariser avec les nouvelles technologies et les solutions innovantes, allant dans le sens d’une digitalisation croissante du sourcing. Alors que la Chine voit chaque année ses exportations d’habillement vers les pays européens diminuer, car les prix d’achats ne cessent d’augmenter, des pays d’Asie du Sud-Est, tels que le Bangladesh, le Cambodge ou le Vietnam, la Birmanie et le Pakistan tirent de plus en plus leur épingle du jeu en matière d’offres de sous-traitance. D’ailleurs, beaucoup d’entreprises textiles chinoises délocalisent aujourd’hui leurs productions vers les pays cités plus haut, ainsi qu’en Afrique. D’autre part, la stratégie des enseignes de distribution textiles, sous l’effet de la tension entretenue par les associations de consommateurs évoluent vers un sourcing proche (Tunisie, Maroc) et européens (Roumanie, Bulgarie, mais aussi Ukraine et Biélorussie), à cause de la proximité géographique, de solutions logistiques efficaces mises en place, d’un rapport qualité/prix acceptable, et l’existence d’un vrai savoir-faire. Il faut néanmoins que, parfois, le parc-machines existant soit adapté ou adaptable, voire renouvelé. On constate également un intérêt croissant pour certains pays africains concernant les nouveaux sourcingtextiles/fabrication (Kenya, Tanzanie) mais surtout l’Éthiopie, qui est un exemple de la stratégie chinoise à l’étranger, par le biais économique. L’Éthiopie n’a pas d’accès à la mer, mais l’armée chinoise a construit la première base militaire chinoise à Djibouti, port donnant accès à la mer Rouge. D’autre part, la Chine a apporté son soutien financier et technique pour la construction de la liaison ferroviaire Addis-Abeba-Djibouti (2016).
La complexité des circuits de fabrication des vêtements vient aussi du fait que ceux-ci doivent être livrés rapidement aux distributeurs (fast fashion), ce qui sous-entend que tous les éléments doivent être centralisés dans les usines de fabrication dans les meilleurs délais pour la confection. Il y a plusieurs types de transport utilisés pour les produits textiles.
Le transport ferroviaire n’est pas l’idéal compte tenu des distances, mais peut néanmoins être intéressant en utilisant les nouvelles routes de la soie où un container met aujourd’hui en moyenne seize jours du centre de la Chine jusqu’à Duisburg en Allemagne.
Le moyen le plus utilisé est le transport maritime, surtout pour les provenances d’Asie et d’Afrique. Ce transport nécessite des infrastructures (ports en eaux profondes et facilités portuaires) et des routes maritimes sûres. L’ouverture de la route polaire pourra désormais être utilisée pendant trois à cinq mois par an. Un trajet Shanghai-Rotterdam représente 3 400 km de moins qu’un trajet par Singapour.
Le transport aérien est peu utilisé compte tenu de son prix, sauf en cas de retards de livraison.
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Impacts sur l’environnement
La relation entre la mode et la biosphère, c’est-à-dire l’ensemble des écosystèmes qui permettent la vie, est au centre des préoccupations entre les consommateurs et les acteurs de la mode (enseignes, marques, organismes, etc.) et on constate l’arrivée de concepts tels que le recyclage, le développement durable, le contrôle et le respect des ressources comme l’eau. Le CO2 rejeté dans l’air, l’eau utilisée, l’électricité consommée, le respect de la vie animale, le respect des droits de l’homme et des conditions de travail sont autant de sujets qui interviennent dans la définition des objectifs commerciaux des acteurs de la mode et dans leur communication, car ces nouveaux sujets sont maintenant des éléments essentiels de la stratégie d’image de ces acteurs du secteur.
La stratégie des enseignes et des marques textiles doit s’adapter en tenant compte de ces nouveaux paramètres (« production agile »). On recherche les bonnes pratiques des pays de sourcing pour mettre au point des vêtements respectant la planète, mais aussi respectant les personnes. Donc, la sélection des pays de sourcing devient plus draconienne. Des pays comme la Chine (situation des Ouighours dans le XinJiang, pollution des cours d’eau), le Bangladesh (conditions de travail), le Pakistan (emplois des enfants), certains pays d’Asie centrale (dictatures), certains pays africains (conditions climatiques et emploi de pesticides), l’Inde (travail forcé) vont poser des problèmes. Les infrastructures des pays de sourcing vont également être étudiées : accès à l’eau, réseau routier, infrastructures portuaires et aéroportuaires. Enfin, il est indispensable que les salaires et les conditions de travail (travail décent) soient impérativement définis et respectés.
Et maintenant ?
Le secteur du textile et de l’habillement est très mondialisé au niveau des ventes et de la production. Le transport est affecté avec des prix de conteneurs multipliés par quatre, ce qui impacte les prix de revient. On assiste à une redistribution des cartes car, en matière de production de textile-habillement, la Chine devient moins compétitive et il y a une tendance à une relocalisation, européenne dans un premier temps. D’autre part, l’Afrique va devenir attractive si l’industrie du textile africaine n’est pas envahie par les capitaux chinois. D’une manière générale, l’industrie de la mode est en pleine mutation et la responsabilité sociale des entreprises, enseignes et marques de mode, devient prépondérante. Il y a un vrai besoin de clarté, de transparence sur la qualité et d’informations sur l’origine du produit, ce qui induit le pays de provenance, mais aussi une vraie gestion des approvisionnements tenant compte des paramètres écologiques et humains.
Éthiopie : le nouveau pays de la mode
Les industriels du textile apprécient l’Éthiopie pour la main-d’œuvre bon marché et les avantages fiscaux accordés par le gouvernement. Une ouvrière du textile éthiopien est rémunérée en moyenne 23$ US/mois, c’est-à-dire encore moins que l’ouvrier du Bangladesh (85$ US/mois). L’inauguration du parc industriel d’Hawassa (à 270 km d’Addis-Abeba) n’est que le dernier élément d’un grand projet centralisé. Depuis 2014, l’Éthiopie a déjà ouvert quatre gigantesques parcs industriels détenus par l’État, et huit autres sont prévus. L’objectif est d’assurer 2 millions d’emplois en 2025. Les industriels qui s’installent ici sont exonérés de l’impôt sur le revenu durant les cinq premières années et n’ont pas à payer de droits de douane ou de taxes sur les biens d’équipement et les matériaux de construction importés. L’Éthiopie peut se permettre de telles largesses grâce à la Chine qui lui a accordé 10,7 milliards de dollars de prêts entre 2010 et 2015 (selon le projet de recherche sur la Chine en Afrique de l’École des hautes études internationales de l’université Johns Hopkins-Washington).
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[1] Source : just-style.com