Romenomics 3 : les anciens secteurs de marché

3 mai 2021

Temps de lecture : 10 minutes

Photo : Romenomics : Commerce dans la Rome antique, mondialisation aujourd'hui. Crédit photo : Pixabay

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Romenomics 3 : les anciens secteurs de marché

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Cette série « Romenomics » vise à étudier le commerce dans la Rome antique, y compris quelques détails uniques, humoristiques et éclairants, afin de mieux apprécier le présent économique.

Un article de Michael Severance pour Acton Institute.

Traduction Alban Wilfert pour Conflits

 

Les deux premiers essais de la série Romenomics ont été l’occasion de réflexions sur le travail humain et les lieux d’échanges commerciaux dans la Rome antique. Ce ne fut pas simple, étant donné la quantité de documents perdus et de lieux officiels détruits. Nous avons dû faire preuve d’imagination. La tâche d’aujourd’hui, l’identification des principaux secteurs de l’économie de la Caput Mundi, est beaucoup plus facile, même s’il faudra se contenter de conjectures au moment de donner des détails, comme sur la production brute, et effectuer quelques recherches supplémentaires.

En résumé, l’agriculture a toujours été le plus grand secteur économique de la Rome antique. Son environnement rural voyait cohabiter cette activité avec l’exploitation minière, le bois et l’élevage. L’armée et les industries de soutien connexes représentaient également une part importante du gâteau économique. Bien entendu, il y avait ce que nous appelons aujourd’hui le commerce de détail (les magasins, les stands et les marchés ouverts dont nous avons parlé dans le blog précédent) et le secteur des transports (le transport maritime, les charrettes, les animaux de bât, les routes) qui permettait d’acheminer les marchandises vers les marchés, à proximité ou au loin. Aucune économie, pas même celle de la Rome antique, ne peut fonctionner sans un secteur financier, allant de la banque à la monnaie en passant par la collecte des paiements et le change. Enfin, Rome n’aurait pas été Rome sans ses magnifiques œuvres d’art, son architecture et ses ouvrages publics tels que les temples, les stades, les amphithéâtres, les thermes, etc. qui soutenaient les secteurs de la religion, du divertissement, des loisirs et du sport.

Réfléchissez-y : comment les empereurs auraient-ils pu promettre de distribuer des millions de miches de pain pour leurs populaires panem et circenses sans compter sur les livraisons massives de céréales qui arrivaient quotidiennement à Rome ? On produisait une grande variété de céréales à des fins de distribution par des charrettes de pain lors des jeux du cirque. Le pain était la base de l’alimentation des Anciens, tout comme les pâtes le sont pour les Romains modernes. En outre, les céréales servaient à la préparation du porridge chaud quotidien, le puls, séchées, émiettées, mélangées aux soupes et utilisées dans diverses pâtisseries. Environ 70 à 80 % de l’apport calorique quotidien de Rome impliquait une céréale, sous une forme ou une autre.

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Il est impossible de calculer le nombre exact de tonnes de céréales produites, expédiées et distribuées chaque année dans la Rome antique. Pourtant, comme le note à juste titre le site Web d’histoire de l’UNRV, Rome n’aurait pu se développer sans elles :

La nécessité d’assurer l’approvisionnement en céréales des provinces était l’un des principaux facteurs qui allaient conduire à l’expansion et aux conquêtes de l’État romain. Parmi ces conquêtes figurent les provinces d’Égypte, de Sicile et de Tunisie en Afrique du Nord.

Comme nous l’avons vu dans la deuxième partie, Ostie et d’autres ports maritimes romains étaient remplis d’horrea, énormes installations de briques destinées au stockage et à la distribution. Ils étaient prêts, à toute heure, à recevoir des centaines de tonnes de céréales qui pouvaient arriver par bateau. Par crainte de moisissure ou d’invasion de rongeurs, les céréales n’étaient jamais stockées bien longtemps.

Si les céréales constituaient la part du lion du régime alimentaire romain, le deuxième produit agricole le plus précieux était l’huile d’olive, à raison de 10 %. Le reste était composé d’une variété de légumes, d’herbes, de noix et de fruits, y compris les boissons aux fruits comme l’omniprésent vinum, qui était souvent dilué avec de l’eau et sucré avec du miel. Tout comme aujourd’hui, les cultures romaines typiques comprenaient le blé, l’orge, les artichauts, les oignons, le céleri, le basilic, le romarin, les asperges, le fenouil, les câpres, les choux, l’ail, les figues, les abricots, les prunes, les pêches et les raisins, dont il existait une infinité de variétés, dont certaines ont été préservées au fil des siècles, comme le vinum moscatum (vin de dessert au muscat) et le vinum caesanum (vin rouge Cesanese, qui fait aujourd’hui fureur à Rome et rivalise avec les célèbres vins Chianti de Toscane).

Publicité pour du vin dans la Rome antique.

L’agriculture était d’une si grande importance qu’une famille relativement nombreuse vivant en milieu rural, loin de tout centre commercial comme les fora, avait besoin d’environ 20 iugera (environ six hectares) de terres agricoles pour son autosuffisance. Souvent, un tiers de la production de leurs terres était payé comme loyer à de riches patriciens, quand elles n’appartenaient pas directement à des agriculteurs plébéiens.

Il faut également noter que la viande, la volaille et le poisson étaient chers et que la plupart des Romains n’en mangeaient pas en grande quantité, aussi ce secteur n’était-il pas très vaste. On n’en consommait, pour l’essentiel, qu’au restaurant ou pour des occasions spéciales.

Enfin, l’économie rurale était, pour partie, liée à d’autres ressources naturelles. Nous voulons principalement parler du bois de construction et de l’exploitation minière, notamment le fer, le cuivre, l’argent, l’or et l’étain. Le bois servait, comme aujourd’hui, dans les maisons (poutres de toiture) et pour les meubles (lits, bureaux, chaises, plans de travail) mais aussi, à la différence d’aujourd’hui, pour le transport (cargos, navires de guerre, chariots, charrettes). Le bon bois dur était l’« acier » de la Rome antique et était si demandé que des forêts entières de chênes et de châtaigniers étaient rasées dans la Rome rurale, provoquant des inondations et des coulées de boue massives. L’exploitation minière romaine infligeait des dommages similaires à la terre, car les Romains utilisaient la technique de l’exploitation minière hydraulique pour décaper la couche arable (lavage du sol) et trouver des veines et des gisements peu profonds. Cette technique a littéralement ruiné des flancs de montagne entiers sur l’autel d’une production massive :

L’extraction hydraulique, que Pline appelait ruina montium (« ruine des montagnes »), permettait d’extraire des métaux de base et des métaux précieux à une échelle proto-industrielle. La production annuelle totale de fer était estimée à 82 500 tonnes.

Le lavage du sol a permis aux Romains de porter l’exploitation minière à des niveaux proto-industriels, qui n’ont pas été égalés avant la révolution industrielle, tout en extrayant la plupart des richesses autrefois disponibles en Espagne (or, argent, étain, plomb), en France (or et argent), en Turquie (or, argent, étain), dans les régions du Danube (or et argent) et en Grande-Bretagne (charbon et fer). La production de fer et de plomb atteignit des niveaux incroyables, avec plus de 80 000 tonnes par an.

Une ancienne carrière romaine tranche les flancs d’une montagne. (Crédit photo : Carole. CC BY-SA 2.0.)

Les carrières de granit et de marbre ont joué un certain rôle dans la ruina montium, découpant des flancs de collines entiers pour répondre à la demande colossale de bâtiments civiques tels que les temples, les stades, les amphithéâtres et le secteur des arts décoratifs. Les cargos en bois étaient souvent dangereusement surchargés et chaviraient dans des eaux quelque peu agitées. Il en allait de même pour les navires contenant du minerai de fer et du plomb, expédiés vers des fonderies travaillant jour et nuit pour répondre aux commandes constantes d’équipements militaires et d’armes. La grande majorité des métaux précieux, comme l’argent et l’or, étaient transportés avec plus de précautions dans des navires plus petits et accompagnés de gardes jusqu’aux coffres impériaux.

Les problématiques liées à la monnaie dans la Rome antique n’étaient pas si différentes de celles d’aujourd’hui, même si les méthodes de gestion, de collecte et de crédit étaient différentes. Il y avait des banques (qui conservaient les dépôts et accordaient des prêts), des trésoreries publiques et des systèmes de collecte des impôts. Il y avait des monnaies et des échanges de devises. Il y avait également une forme de finance d’entreprise.

Prêter de l’argent n’était pas chose facile. Au départ, des prêts de petits montants étaient accordés, essentiellement dans le cadre de « gentlemen’s agreements » oraux. La garantie pour ce genre de petit prêt tenait à la réputation de la personne. Plus tard, lorsqu’il s’est agi de sommes d’argent plus importantes, on a assisté au développement d’accords écrits. Les contrats sur papyrus étaient établis en deux exemplaires, l’un remis au bénéficiaire du prêt et le second scellé entre des tablettes de cire pour préserver le chirographum, un document de reconnaissance de dette. La garantie y était désormais clairement stipulée : une maison, un terrain, du bétail, voire des esclaves.

Pour les prêts commerciaux de grande envergure, les riches familles patriciennes agissaient en dehors des banques en regroupant leurs finances, créant une societas, c’est-à-dire une petite entreprise ou une société. Aujourd’hui, Italiens et Français utilisent toujours le même mot (respectivement società et société), mais les sociétés cotées en bourse n’existaient pas.

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Deuxièmement, les dépôts d’argent privés étaient conservés dans des temples, non dans des « banques » (un bancus, d’où vient le mot « banque », était une table en bois utilisée par les changeurs de monnaie). Il va sans dire que le bancus d’un changeur n’était jamais très loin d’un temple, parfois sur les marches ou sous le porche. C’était là une mauvaise habitude culturelle qui transgressait souvent le pieux respect de l’usage religieux des temples, comme on l’a constaté lorsque Jésus a renversé avec colère les tables des changeurs à l’extérieur du temple juif.

Les dépôts étaient conservés dans les sous-sols des temples et gardés par une sécurité militaire et privée. Comme les temples entretenaient des feux sacrés, ils risquaient de brûler. Les banquiers diversifiaient donc leurs risques en répartissant leurs dépôts dans plusieurs temples différents, une stratégie qui n’est pas sans rappeler celle qui consiste à avoir plusieurs « succursales bancaires ». Trésors et coffres de l’État avaient également recours aux temples pour garder l’argent en sécurité, ce qui donne un autre sens à la phrase que le Trésor américain imprime sur les billets de la Réserve fédérale : « In God we trust ».

Dans la ville de Rome, le temple de Saturne était le principal trésor, ou aerarium, dont les colonnes sont encore visibles à quelques mètres de la Curie (bâtiment du Sénat) dans le forum. Les quaestores, fonctionnaires du Sénat et du Trésor, supervisaient les fonds publics comptabilisés au tabularium voisin, où les impôts (tributa) étaient envoyés après avoir été collectés par des publicani qui officiaient sous contrat privé et étaient détestés. Là, les tributa étaient comptés et affectés à des projets. Le temple de June Moneta, situé sur la colline du Capitole au-dessus du Forum romain, servait d’hôtel des monnaies. L’emplacement de ce temple, qui est aujourd’hui l’église Sainte-Marie de l’Autel du Ciel (Ara Coeli), était comme le Fort Knox de son temps.

Le temple de Saturne, où se trouvait le trésor impérial (Crédit photo : Michael Severance).

Lorsque nous pensons à Rome, la première image qui nous vient à l’esprit est celle des vestiges des plus grands ouvrages publics qui étaient des miracles de génie civil, comme le Panthéon et le Colisée. On estime que, à l’âge d’or de Rome, un tiers de l’économie romaine tournait autour de projets de construction publique pour les infrastructures (aqueducs, puits, égouts), la logistique (ports, routes, ponts), le divertissement (amphithéâtres, stades, arènes), la religion (temples, autels votifs, statues), l’hygiène et la santé (bains, gymnases), les bâtiments gouvernementaux (curie, trésors, bureaux comptables) et le shopping (marchés et centres commerciaux).

Le plus grand héritage de Rome en matière de travaux publics est son système routier (dont une grande partie sert encore aujourd’hui). Les voies romaines permettaient une distribution relativement rapide, sûre et efficace du commerce. Pour résumer la « carte routière romaine », pour laquelle il a fallu mobiliser des milliers d’ouvriers et des milliards de tonnes de pavés :

29 routes militaires partaient de la capitale comme autant rayons de soleil… et les 113 provinces de l’Empire étaient reliées entre elles par 372 grandes routes. L’ensemble [du réseau] comptait plus de 400 000 kilomètres (250 000 miles) de routes, dont plus de 80 500 kilomètres (50 000 miles) étaient pavés de pierres… De nombreuses voies romaines ont survécu pendant des millénaires et certaines sont aujourd’hui recouvertes par des routes modernes.

Hadrien et Trajan furent les chefs de file de l’expansion de la superstructure de Rome. L’empire avait construit plus de 230 amphithéâtres qui pouvaient accueillir au moins 7 000 personnes, des centaines d’arènes de gladiateurs, des cirques pour les courses de chars dont la capacité atteignait 50 000 à 250 000 personnes. La ville de Rome comptait onze aqueducs qui s’étendaient sur plus de 400 kilomètres, fournissant quotidiennement de l’eau douce à un million d’habitants. Le vieux dicton « Rome ne s’est pas faite en un jour » fait référence aux années (voire aux décennies) qu’il a fallu pour achever ces travaux publics massifs. À titre d’exemple, le Colisée a mis 10 ans à être construit, le Panthéon 12 ans, les thermes de Dioclétien 8 ans, et le Forum Romanum a été développé sur plusieurs centaines d’années, tout comme les voies romaines. La « saison des travaux » durait toute l’année.

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Enfin, les Romains n’ont épargné aucune dépense ni aucun matériau dans le domaine de l’art. Les musées italiens débordent d’art romain de toutes sortes. Ils utilisaient le bronze, l’argent, l’or, la terre cuite, l’ivoire, le plomb, le bois, le marbre, la pierre commune et les pierres précieuses. Ils ont réalisé des statues, des mosaïques, des sarcophages, des bijoux, des fresques, des reliefs, des arcs de triomphe et des colonnes. Rien n’a échappé à la création artistique, pas même un bain massif sculpté dans le plus rare marbre porphyre égyptien (dont la valeur à l’époque était celle du platine) pour la Maison d’or de Néron. Elle est aujourd’hui exposée dans les Musées du Vatican, ainsi que le somptueux sol en mosaïque d’origine.

 

La baignoire de Néron. (Crédit photo : Dennis Jarvis. CC BY-SA 2.0.)

L’expression « veni, vidi, vici » pourrait bien être appliquée métaphoriquement au domaine de l’art, tant les Romains ont admiré, conquis et développé les traditions artistiques hellénistiques, étrusques et moyen-orientales et les ont transposées à l’échelle commerciale. Patriciens et empereurs étaient de grands « consommateurs » d’art, dépensant l’équivalent de milliards de dollars chaque année pour orner leurs villas, leurs bâtiments publics et leurs mausolées de chefs-d’œuvre artistiques.

Ce que nous apprennent les principaux secteurs commerciaux romains, c’est que plus c’est grand, mieux c’est – et non seulement mieux, mais véritablement nécessaire au service d’un empire géant avec un appétit sans fin pour la construction et l’expansion. Penser « grand » n’était pas tout pour Rome : il fallait aussi penser rapidement et efficacement pour pourvoir aux besoins d’industries qui, souvent, consommaient plus vite qu’elles ne pouvaient produire. Cela vaut encore aujourd’hui pour l’industrie mondiale.

Par la suite, il fallut attendre la première révolution industrielle pour voir lesdits secteurs atteindre de tels niveaux : lorsque la mode était alors revenue, en Europe, à la construction d’empires. Britanniques, Français, Espagnols et Portugais ont tous cherché à l’étranger les ressources des Amériques, de l’Asie et de l’Afrique, en particulier pour reconstituer les matières naturelles qui s’épuisaient dans leurs pays d’origine. Ironiquement, souvent ces mêmes ressources étaient déjà le résultat d’un pillage par un ancien empire.

L’échec des Romains n’est pas tant celui du développement de leurs industries que celui de la durabilité de celles-ci et de leur respect de la nature, un défi auquel nous sommes toujours confrontés à l’heure actuelle. Aujourd’hui comme hier, nous devons éviter la ruina montium, comme le notait Pline, tout en recherchant de nouveaux sommets de prospérité industrielle.

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À propos de l’auteur
Michael Severance

Michael Severance

Michael Severance est directeur de l'Institut Acton à Rome.

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