L’effondrement du système soviétique interrompt, en 1991, une guerre culturelle bipolaire, front contre front. Une nouvelle guerre asymétrique commence. L’Amérique, pendant une vingtaine d’années, ne connaîtra aucune concurrence en ce domaine. Simultanément a lieu un krach financier mondial qui entraîne dans sa chute le marché alors intensément spéculatif de l’art.
Tout semble s’arrêter. Les œuvres ont perdu toute valeur, les galeries ferment à New York. Deux ans plus tard, le marché reprend de plus belle, l’art contemporain réapparaît avec un nouveau discours et de nouvelles pratiques[1].
L’AC[2] de deuxième génération est toujours politique, mais il est financièrement indépendant. Il est organisé en tant que produit financier dérivé-sécurisé ayant la réputation, parce que de nature composite, d’échapper aux fluctuations boursières. Sa valeur est élaborée et garantie grâce à une organisation systématique des réseaux. Au cœur de ce mode de production de la valeur agissent les collectionneurs milliardaires, en partenariat. Les œuvres ne peuvent être revendues qu’à de nouveaux membres agréés, et d’un commun accord. Cette résurrection concerne des œuvres principalement de nature conceptuelle, paradoxalement hyper-cotées, hyper-visibles, du très haut marché. Leur fabrication est industrielle, sérielle, conçue en divers formats et quantités, incluant des produits dérivés. Elles desservent un marché mondial. Médias, galeries, foires, salles des ventes, ports francs, institutions publiques et privées s’organisent progressivement pour fonctionner comme des éléments d’une chaîne de production de la valeur. L’AC est plus que jamais rentable et désormais bankable. Sa circulation planétaire est fluide et permet de nombreux usages. Cette nouvelle formule a résisté aux crises financières de 2002 et 2008 et rendu beaucoup de services : exonérations fiscales légales, mais aussi blanchiment. L’AC a gagné son indépendance et a désormais un destin qui dépasse l’instrumentalisation politique américaine. Il devient un outil de propagande et de sociabilité globale.
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Changement d’objectif, d’ennemi, de cible
L’ennemi communiste a disparu. À quoi sert donc cette arme de guerre culturelle ? Un nouveau mot la qualifie désormais : soft power[3]. Son objectif : construire un monde globalisé dont le cœur est aux États-Unis. Il est alors urgent de créer des images d’un monde consensuel. Il faut un art, une culture surplombant les civilisations. Il faut créer un nouveau conformisme, planétaire cette fois-ci. Pourquoi l’AC est-il encore choisi ? Il n’a ni public ni séduction. Pourquoi encore miser sur la martingale : transgression – déconstruction – table rase ? Pourquoi en faire un art mainstream officiel ?
C’est sans doute parce que l’art, au sens commun du terme, ne peut pas remplir cette mission. Il ne peut être ni global ni consensuel, car il appartient charnellement à des civilisations particulières. Au contraire, les stratégies d’influence hégémoniques cherchent à réaliser une utopie : créer une culture globale qui engendrerait paix et prospérité. Toute identité est dangereuse, facteur de guerre, elle n’est tolérable que dans un rôle folklorique, utile au tourisme, au divertissement. La nouvelle doxa, l’art, par nature enraciné, n’a plus lieu d’être aujourd’hui, il est non seulement obsolète mais dangereux et ne doit pas pour cela accéder à la visibilité.
Le travail d’influence à travers l’art contemporain ne s’adresse pas au grand public, mais à un cercle restreint : les milieux intellectuels, de l’art et de l’argent. Il est conçu pour leur créer de nouvelles références, les tourner vers New York. Ces microcosmes deviennent des modèles de comportement, de pensée, de façons de consommer. Pour participer à ce monde d’élus, il faut une soumission. En échange, renommée et bonne fortune sont possibles. Le peuple, présenté comme ignare et dangereux, ne deviendra jamais global, l’échec soviétique en est la preuve. Cet internationalisme-là a échoué. L’exemplarité sera donc assumée par les élites intellectuelles et artistiques militantes du globalisme. Ils ont la mission de faire pression dans ce sens, à l’intérieur de chaque pays, sur les élus.
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L’art contemporain fonctionne comme un troll cérébral
L’AC, grâce à ses protocoles et montages conceptuels, cherche à provoquer des dissonances cognitives. Il ressemble à un troll semant la confusion mentale. À la fois chimère et virus, il est conçu pour sidérer, égarer, rendre impossible tout jugement en conscience, condition de la liberté intérieure. Son rôle, clairement énoncé, est de troubler le regardeur. L’œuvre doit déconstruire, culpabiliser, humilier tout ce qui peut s’approcher du sacré, de l’aimé, du monde sensible harmonieux. En piégeant ainsi son public, l’artiste contribue à sa propre aliénation.
Ce type d’action, comme toutes les pratiques de l’AC, se fonde sur un discours moraliste : l’artiste a la mission vertueuse de déconstruire sa civilisation afin de protéger les microcultures postmodernes. Pour le bien de l’humanité, tout artiste, candidat à entrer dans les réseaux, doit devenir propagandiste des valeurs sociétales : genre, climat, immigration, etc. Grâce à une action médiatique planétaire, il existe ce que l’on appelle un art contemporain international. Sa pratique et son accueil ne concernent que des petites minorités. Cela n’a été rendu possible que par la destruction de toute idée qu’il puisse exister aujourd’hui un art recherchant beauté et sens. Une telle possibilité est jugée archaïque, et surtout potentiellement criminelle.
L’art conceptuel le permet : son évaluation se fait uniquement sur la pertinence du concept, c’est-à-dire sa conformité. Tout le reste est fabrication de la cote en réseau. C’est ainsi que la médiocrité a pu acquérir une valeur marchande. Tout candidat peut prétendre à entrer dans la chaîne de production et espérer être coopté.
Cela a été possible grâce à un hold-up sémantique et un jeu de passe-passe : la définition de l’art contemporain d’essence conceptuelle est l’exact inverse de la définition de l’art induisant génie, inspiration unique, talent, accomplissement de la forme portant un sens, au-delà des mots. L’AC est un leurre, sans le réseau, l’œuvre d’AC n’existe pas.
Le terrorisme de diabolisation
En période hégémonique, il s’est produit une évidente radicalisation de l’intimidation intellectuelle et artistique, une violence symbolique inconnue jusque-là. C’est une nouvelle forme de terrorisme, ni de fer ni de poudre, mais de bâillon.
Ce terrorisme s’installe entre 1991 et 2010, devient omniprésent dans le domaine de la pensée et de l’art. Non sanglant, indolore, il vise à détruire l’autonomie de la conscience. Les insoumis sont condamnés à l’effacement et à l’invisibilité. Cette frayeur suffit souvent à leur reddition. Car s’ils ne sont pas labélisés contemporains, ils deviennent impurs, lépreux, infréquentables. Dans le meilleur des cas, ils ont droit au mépris : ils sont jugés réactionnaires, plagiaires, ringards. S’ils résistent, assument leur héritage, leur singularité, rayonnent, ont du talent, ils reçoivent l’étiquette du diable et sont basculés en enfer. La condamnation n’est pas artistique ou intellectuelle, elle est morale. Les tuer est superflu. Soljenitsyne disait : « En Occident, le goulag n’est pas nécessaire, l’absence de courage suffit ! » Autre fait remarquable, aucune dissidence artistique ou intellectuelle n’est reconnue. Ceux qui ne pensent pas et ne créent pas pareil sont simplement fous, achroniques, dangereux pour l’harmonie sociale. Le principe de précaution exige leur mise à l’écart prophylactique. Dans les cas rares où ils sont désignés au grand public, ils jouent le rôle de l’ennemi structurant. Pour accomplir l’utopie culturelle d’un monde global, l’influence hégémonique joue les sous- cultures contre les civilisations. Si l’on en croit le grand spectacle médiatique, cette domination semble totale. Cependant, depuis une dizaine d’années, cet empire culturel est remis en cause, les civilisations, en particulier non occidentales, se rebellent.
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[1] Cet article est la suite de celui paru dans le no 32 de Conflits.
[2] AC, abréviation d’art contemporain. Cette expression ne signifie pas « tout l’art d’aujourd’hui », mais désigne un produit conceptuel coté à New York. Il a joué un rôle déterminant pour gagner la guerre froide culturelle.
[3] Ce mot désigne la nouvelle politique d’influence. Il s’impose en 1990 avec le livre de Joseph Nye, Bound to lead.