État des lieux de la puissance chinoise et de ses atouts avec Claude Chancel, qui a notamment participé à la réalisation du hors série de Conflits, « Atlas de la puissance chinoise ».
Cet entretien est la retranscription d’une partie de l’émission podcast réalisée avec Claude Chancel. L’émission est à écouter ici.
Claude Chancel, professeur en classes préparatoires HEC et à GEM, auteur de nombreux livres sur la Chine et d’un « Atlas de la renaissance chinoise » HS de Conflits. Entretien réalisé par Jean-Baptiste Noé.
Jean-Baptiste Noé : On dit que le PIB chinois pourrait dépasser le PIB américain mais, alors qu’un pays européen fournit ses données 5 ou 6 mois après la fin de l’année écoulée, la Chine le fait très rapidement et ces chiffres correspondent aux objectifs fixés par les plans du parti. Peut-on être certain que ces chiffres sont bien fiables et que c’est un PIB réel, pas un PIB inventé ou trafiqué ?
Claude Chancel : En Chine c’est le parti qui contrôle et qui entend tout maîtriser, il ne saurait être question de prendre à la lettre les statistiques de son bureau national dit des statistiques. L’empire chinois est parfois l’empire du mensonge et il arrive même que les statistiques chinoises se contredisent elles-mêmes, ce qui s’explique par la structure même d’un parti autoritaire voire totalitaire. L’objectif d’un chef de province est de faire carrière et d’arriver au pouvoir central à Pékin, donc il a tout intérêt à multiplier les zones résidentielles, industrielles, les grandes infrastructures, au risque d’avoir des aéroports tout neufs où pratiquement aucun avion n’atterrit, des autoroutes qui ne mènent nulle part… C’est un des grands problèmes de la Chine : surinvestissement et surcapacités. L’un des objectifs de la route de la soie est de consolider le grand marché d’Europe de l’ouest mais aussi de se débarrasser des excédents de charbon, d’acier, de verre, de ciment, de béton dont la Chine ne sait plus que faire. Donc aujourd’hui les statistiques provinciales sont souvent spécialement traitées et surestimées. Alors si on ajoute toutes les statistiques au niveau des villes au niveau des comtés au niveau des provinces et même au niveau de l’Etat, il faut afficher d’excellents chiffres, mais nul ne connait l’état réel de l’économie chinoise.
Pour autant, il ne s’agit pas de nier la fantastique performance économique de la Chine où la pauvreté a reculé de façon exemplaire même si le pays reste profondément inégal. L’un des points pour les statistiques officielles qui pourrait trahir les chinois eux-mêmes et le monde entier est le domaine du shadow banking. Les banques chinoises ne permettent pas aux Chinois de valoriser leur épargne, fruit de leur travail, aussi ils s’entraident avec des établissements de crédit non officiels, souvent aux mains de triades mafieuses. Les Chinois de bonne foi peuvent voir à l’occasion dans ce shadow banking tous leurs efforts ruinés. La finance de l’ombre est très importante et dangereuse en Chine. Donc il faut prendre garde aux statistiques économiques et financières, qui ne répondent pas aux mêmes normes que celles de Bruxelles.
JBN : Ce qui renvoie à deux problèmes : la dette et la corruption. La dette est assez colossale en Chine…
CC : Cette dette est aux mains des travailleurs épargnants chinois mais elle est colossale. Si on cumule les dettes des ménages chinois, des entreprises aux comptes éventuellement falsifiées, de l’Etat… on atteindrait 250% du PNB chinois. A côté, la dette française est de 100%, mais elle est trop souvent aux mains de fonds de pension anglo-saxons. Beaucoup de gens actuellement sont inquiets parce que la Chine est sortie de la crise de 2008 en multipliant les liquidités. Aujourd’hui, au quotidien, la presse francophone ou anglophone pose sans cesse la question du krach à venir et certains pensent qu’il n’est plus très loin. Si la Chine, désormais locomotive économique du monde, connaissait un krach de cette envergure, ce serait terrifiant pour elle et pour le reste du monde qui est devenu, en termes de dynamisme économique, sino-dépendant.
JBN : Xi Jinping a procédé à des arrestations spectaculaires pour corruption. On ne sait jamais si ces gens sont bien corrompus ou si c’est une manière d’éliminer des opposants potentiels…
CC : Tchang Kaï-Tchek qui s’y connaissait en termes de corruption, disait « luttez contre la corruption, vous perdez le parti ; si vous ne luttez pas vous perdez le peuple ». Un des points forts de la politique interne de Xi Jinping est la lutte contre la corruption : il lutte contre les tigres, les gros corrompus, contre les moustiques, les petits, et contre les renards, ceux qui ont pu partir de Chine à temps et qui sont en Europe occidentale ou aux USA. Le président néo-maoïste a fait d’une pierre deux coups parce que, certes, il subsiste énormément de corruption dans le parti, mais ça lui a permis de se débarrasser de tous ses opposants potentiels ou réels. Il n’y a plus d’opposition au sein du parti aujourd’hui, il y a une pensée unique, contre laquelle tout ce que la Chine compte de dissidents essaye tant bien que mal de lutter. Donc voilà un président qui au nom de la lutte anti-corruption, est devenu comme rarement le maître absolu de la Chine, entouré seulement de ses meilleurs commis dont il n’est pas démontré qu’ils s’échappent à toute corruption possible.
JBN : Vous avez publié une carte sur le scandale du lait contaminé qui aurait pu coûter très cher à la Chine en termes de salubrité publique. On voit comment la Chine s’est servie de multinationales étrangères comme Nestlé ou Danone pour prendre leur savoir-faire et ensuite l’adapter au pays…
CC : Danone, obligé de faire un joint-venture avec son partenaire chinois Wahaha, a appris aux Chinois son remarquable savoir-faire de traitement du lait, à faire des yaourts ce qui n’est pas dans leur culture nutritionnelle habituelle, et à purifier l’eau et à la gazéifier, sans rien dire à son partenaire. L’entreprise chinoise double tout le réseau en Chine. Quand Danone s’en aperçoit et poursuit Wahaha pour plagiat devant les tribunaux chinois, hyper nationalistes, c’est elle qui est condamnée. Cela s’est produit à de multiples reprises donc aujourd’hui Trump et quelques dirigeants européens veulent jouter avec la Chine qui ne respecte pas le droit à la propriété intellectuelle ou industrielle ni la réciprocité. La Chine a bénéficié d’avantages comparatifs asymétriques. Elle a racheté des laiteries du côté d’Isigny en Normandie et beaucoup s’interrogent sur la dynamique de ces entreprises franco-chinoises qui n’ont pas l’air d’aller si bien. Nous voudrions être attachés au principe de réciprocité, de transparence des affaires, de respect de la propriété industrielle, et à un partage équitable des bénéfices. On voit que l’ambition chinoise commence à poser question : jusqu’où peut-elle aller ?
JBN : Il y a également la question écologique. On a l’image de villes sursaturées de pollution, des populations qui doivent porter des masques, l’airpocalypse, et puis la pollution des sols et de l’eau. La Chine est-elle consciente de ce problème et essaie-t-elle de traiter cette question écologique ?
CC : Jusqu’à la conférence environnementale de Copenhague et la Cop21 à Paris, la Chine a sacrifié son environnement à son développement. Qui a envie aujourd’hui d’habiter Pékin, d’y séjourner ? Les Chinois rêvent d’habiter l’Occident dès qu’ils le peuvent, sans rien renier alors attachement à leur pays. Les catastrophes écologiques se profilent, la terre gonfle de métaux lourds, des maladies extrêmement graves se manifestent, sans oublier les sables du désert de Gobi qui arrivent aujourd’hui à Pékin. La Chine n’en peut plus de son environnement mais, sous l’emprise de la contrainte, elle sait réagir et elle a très vite commencé à reforester. Ensuite, la peur ancestrale de la Chine, c’est la famine. Elle a eu longtemps faim et n’a aujourd’hui que 8% des terres arables du monde pour 20% de la population. Or elle continue à faire des zones industrielles et résidentielles parfois discutables, elle a un réseau d’autoroutes plus important que le réseau américain à superficie comparable, toutes ces infrastructures ont complètement grignoté la terre. La Chine est déjà devenue dépendante de l’approvisionnement du monde entier au point de vue agroalimentaire, elle est très vulnérable. On ne lie pas assez le désastre environnemental avec la perspective de l’alimentation future des Chinois, d’autant plus qu’ils ont occidentalisé leur régime alimentaire, devenu davantage laitier et carné, mais la Chine elle a pris la mesure de ce problème-là. Or Shanghai est bâtie sur du marais à 4 ou 5 mètres de l’océan : imaginez la conjonction de typhons, de marées, plus sa subsistance des immeubles et Shanghai serait à la merci d’une véritable submersion marine donc elle joue sur les économies d’énergie. En 2011-2012, la Chine est devenue un pays à majorité urbaine et elle a donc très bien identifié qu’elle doit inventer la nouvelle métropole urbaine vivable, d’où le thème de l’exposition universelle de Shanghai en 2010, « nouvelle vie, nouvelle ville ». Actuellement elle cherche l’immeuble chlorophyllé, la circulation, d’où sa mise sur l’automobile nouvelle électrique avec BYD : les Chinois vont mettre le paquet sur l’environnement. Y arriveront-ils à temps ? Sur le plan de l’environnement, la Chine est l’alliée de la France et de l’Europe occidentale qui ont beaucoup à gagner là-dedans. Le seul regret que nous avons c’est que tous les panneaux solaires en Europe sont chinois.
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JBN : Sur le rapport à l’Afrique…
CC : C’est un gigantesque troc entre le pays aujourd’hui, la Chine, et le continent d’avenir. La Chine, avec l’hôpital, la grande muraille, le grand canal, est le pays des grands travaux donc elle apporte à l’Afrique des infrastructures, contre des fournitures, au sens large d’hydrocarbures, matériaux et nourriture puisque l’Afrique a la plus grande réserve de terres arables du monde.
JBN : Vous avez cartographié les secteurs où la Chine investit en France : on voit les ports et les aéroports, il y a la question des terres arables et des participations aux entreprises. Est-ce que ça correspond à une vision globale et stratégique particulière de la Chine ?
CC : Oui, la Chine a une vision globale. La France est intéressante au point de vue de l’avenir agroalimentaire. De même, concernant la guerre des hubs, la Chine a tout misé sur la mobilité et la connectivité. Il n’y a pas de coupures de Yuan au-delà de 100 Yuan, parce que s’il y avait des grosses coupures de 500, 1000 ou 2000 Yuan, les trafiquants pourraient transporter leur butin dans une petite sacoche plutôt que dans des coffres de voitures ! La Chine a pris un virage, elle passe directement de la culture cash aux cultures mobile only. La Chine est en train de réaliser la plus grande révolution du commerce de détail qui soit au monde… sans cash.
La Chine joue sur l’agroalimentaire et veut une économie diversifiée désormais. Donc la France, avec ses industries pointues, ses paiements et son ingénierie, intéresse la Chine. Dans le tertiaire, elle veut prendre des parts dans la compagnie des Alpes et dans le club Méditerranée car elle a compris l’importance de l’économie touristique. Aux galeries Lafayette, on courtise le riche consommateur chinois, mais avec les parts dans des hôtels de la région parisienne ou dans la compagnie des Alpes, l’argent dépensé par les Chinois en France reviendrait en quelque sorte aux finance chinoises. La boucle est bouclée. C’est une vision extrêmement synthétique, où toutes les dimensions d’un seul problème sont prises en compte. Il ne faut pas raisonner seulement en hardware ou software chinois, les instituts Confucius etc., mais en en smartware, cette intelligence qui mélange le tout en même temps. Xi Jinping a récemment déclaré que les 117 champions chinois aux mains du parti étaient has-been et qu’il fallait promouvoir le privé que le parti d’une façon ou d’une autre. En 2002, pour son 16e congrès, le Parti communiste chinois a précisé que les « entrepreneurs patriotes » pouvaient le rejoindre, alors qu’auparavant ce n’étaient que des paysans, ouvriers et soldats. Le but est de consolider les excédents financiers. Nous aurons forcément besoin de rééquilibrer au nom de la réciprocité que nous nous devons. Les négociations sont difficiles entre Bruxelles et Pékin pour que les bénéfices soient équitablement partagés parce que des entreprises occidentales, comme Danone, n’auront jamais de quote-parts d’une entreprise sino-chinoise : il n’y a pas réciprocité. Voilà le véritable combat qu’en amis et alliés de la Chine nous devons désormais mener. Les Chinois n’ont demandé l’autorisation à personne pour être excellents ; nous n’avons pas à demander leur permission pour rester dans notre excellence indigène et autochtone. Notre rêve ce serait écrire la place de la Renaissance française parce que nous avons tout est ce que nous voulons vraiment c’est ça la véritable question.
Je dois terminer sur la projection militaire de la Chine. Je ne pense pas que la Chine envahira le monde ou qu’elle voudra être le gendarme du monde. En revanche, l’Empire du Milieu – il y a 5 orients dans la culture chinoise, le centre s’ajoutant aux 4 points cardinaux – entend revenir au XVIIIe siècle, c’est-à-dire être suzeraine de l’Asie de la Sibérie à la mer de Chine méridionale. Au mépris du droit international, elle bétonne des îlots, elle a d’ailleurs été condamnée par le Tribunal pénal international de La Haye en 2016. Elle ne veut plus que le Pacifique reste un lac américain. Elle veut que toutes les mers de Chine redeviennent des lacs chinois pour ainsi se trouver au milieu de toute l’Asie. Cela fait peur à tout le monde : qu’en pense le Vietnam, qui est son adversaire traditionnel, qui a « la Chine pour se développer et les Etats-Unis pour se protéger » (Hubert Védrine) ? La poussée chinoise est sa responsabilité géopolitique par excellence. La Chine doit apprendre à ne pas faire peur, à contenir sa poussée, sinon elle est susceptible de créer une coalition des inquiétudes. Il y a 2 grands arcs de crise aujourd’hui dans le monde : l’arc islamique de la Mauritanie aux Philippines du Sud via l’Indonésie et le 2e arc de crise, l’Asie de l’est, que des historiens comparent aujourd’hui à l’Europe de 1914, une poudrière avec un militarisme japonais qui se réveille et les ambitions de la Chine, dans le Pacifique, mais aussi dans l’océan qui porte le nom de l’Inde.
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JBN : Et ces deux arcs de cercle se recoupent au niveau du Xinjiang, des Ouïghours…
CC : Exactement. Ceci intéresse notre pays qui est une puissance géopolitique du Pacifique avec la Nouvelle-Calédonie. C’est logique que l’Inde, traumatisée par sa défaite face à Mao en 1962, s’intéresse autant au Rafale, le seul avion qui peut être à la fois bombardier et faire la chasse dans l’Himalaya. De même, l’Australie achète 12 sous-marins à la France : la boucle est bouclée.
Dans l’océan Indien, la France a 2 départements, la Réunion et Mayotte, sans compter le pays francophile qu’est Madagascar. Il y a donc un arc de crise indopacifique en réplique à la Chine, qui fonctionne en « 3D », à travers le continental, le spatial et l’« océal », d’où ces enjeux. La Chine fait des progrès au niveau des missiles balistiques, elle fait des missiles hypersoniques à la vitesse 3, 4 ou 5, ce qui peut expliquer la relative timidité de la 5e et de la 7e flotte des USA. Est-ce du bluff ? Si les Chinois pouvaient disposer de missiles à la vitesse 4, le capitaine d’un PA américain aurait à peine le temps d’apercevoir le missile que celui-ci serait déjà sur lui.
Je conclurai par le complexe de Thucydide : à la fierté d’Athènes n’a répondu que la paranoïa spartiate. Puissance dominante, on risque de voir émerger une puissance émergente. On est face au grand danger d’un conflit. Je souhaite pour nous tous une Chine prospère et apaisée, beaucoup moins dangereuse qu’une Chine qui redeviendrait arrogante, déstabilisée et qui n’aurait pas vaincu la pauvreté de masse alors même qu’elle vient de faire des progrès gigantesques et réconfortants. Le monde a besoin d’une Chine apaisée pour être lui-même apaisé.
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