Des maréchaux de l’Armée rouge sous Staline, on peine souvent à citer d’autres noms que celui de Joukov, retenu comme le grand vainqueur du Troisième Reich et au centre de la parade de la Victoire sur la Place Rouge en mai 1945. C’est là laisser dans l’ombre pas moins de trente-sept maréchaux nommés par Staline qui, s’ils n’ont pas forcément égalé Joukov, ont pour beaucoup fait leurs preuves et, comme ce dernier, connu à la fois la gloire et le discrédit.
C’est ce statu quo que tâche de remettre en question le prolifique duo d’historiens constitué par Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, eux-mêmes auteurs d’une imposante biographie de Joukov[1]. Après avoir effectué une rapide présentation d’ensemble de leur corpus de dix-sept maréchaux nommés entre 1935 et 1946 par Staline, les auteurs en proposent autant d’« esquisses biographiques », revenant sur la carrière militaire de chacun d’eux avant, pendant et, pour certains, après la Seconde Guerre mondiale. Élaborés à l’aide de sources tant autobiographiques qu’archivistiques, ces chapitres donnent à lire l’évolution de l’Armée rouge de sa création au lendemain de la mort de Staline, évolution tant matérielle et humaine que doctrinale et à laquelle ont contribué bien des maréchaux. Si l’accent est mis sur la Grande Guerre patriotique, aux multiples théâtres et rebondissements, le choix du temps relativement long que représente une vie humaine permet d’approcher les bouleversements militaires, mais également politiques, connus par l’Union Soviétique. Tous ces officiers font en effet l’expérience des purges staliniennes, comme victimes, comme exécutants… ou les deux.
La guerre soviétique
Une réflexion d’histoire militaire russo-soviétique est ici proposée, dont l’approche par les maréchaux constitue un prisme intelligent plutôt qu’un prétexte. L’étude de chacun de ces officiers, divers par leurs origines, leur expérience du combat, la reconnaissance des pairs ou du Vojd Staline ou encore par la mémoire entretenue d’eux après leur mort, rappelle l’importance du commandement en temps de guerre, tout en étant ancrée dans le contexte particulier de l’URSS, régime né dans la guerre et qui en traverse bon nombre, mais qui surveille de près les personnalités influentes qui pourraient émaner de son armée. En effet, comme l’indique la présentation de groupe, le grade de maréchal n’y apparaît qu’en 1935, Staline ressuscitant une tradition impériale et marquant par là même un tournant dans l’Armée rouge, désormais essentiellement professionnelle et dominée par des cadres, avec lesquels elle avait pourtant rompu pendant la guerre civile. Toutefois, le mérite militaire est loin d’être le seul critère qui prévaut à la nomination des maréchaux, dès 1935 : entre autres, Vorochilov, premier maréchal soviétique, doit davantage la sienne à ses origines sociales, authentiquement prolétariennes, et à sa proximité avec Staline, tandis que Sokolovski obtient son étoile après-guerre, quand il commande les forces d’occupation de l’Allemagne, pour mieux faire valoir sa légitimité à ce poste face aux Alliés. Cependant, plusieurs d’entre eux parviennent bel et bien à ce grade pour leurs exploits contre la Wehrmacht et ses alliés, nommés pendant ou après l’épreuve du feu de la Seconde Guerre mondiale. Presque tous ont à commander, à un moment ou à un autre, au moins un Front, unité soviétique équivalente au groupe d’armée, et sont à ce titre responsables d’un axe majeur autonome, au niveau opératif.
L’analyse est en grande partie centrée sur cet échelon intermédiaire entre le tactique et le stratégique, théorisé en URSS. Toukhatchevski, notamment, est le père des notions d’offensive continue et de bataille dans la profondeur, éléments d’une doctrine militaire soviétique régulièrement évoquée à la faveur des biographies des maréchaux les plus penseurs. La pratique de la guerre au niveau opératif amène régulièrement les différents maréchaux à la coopération, comme dans le cas de l’opération Iskra qui, planifié par Govorov et Meretskov, brise temporairement le siège de Leningrad, mais aussi, dans bien des cas, à une rivalité dont joue habilement Staline. Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri rappellent en effet que la prise de Berlin est le fait de deux Fronts, sous les ordres respectifs de Joukov et de Koniev, dont chacun ignore la présence de l’autre jusqu’à leur rencontre et à leur délimitation à la dernière minute : le Vojd entretient savamment la concurrence entre ses maréchaux pour mieux les manipuler, la rivalité étant nettement plus efficace que l’exécution. Rokossovski, quant à lui, est d’emblée hors-jeu étant donné sa double nationalité russo-polonaise, malgré son rôle important dans l’invasion de l’Allemagne. L’évocation de ces adversités et coopérations permet l’établissement de liens entre les esquisses biographiques des uns et des autres, comme entre les trois chapitres successifs sur Joukov, Vassilevski et Koniev, dont la succession dans l’ouvrage ne ressemble donc pas à une ennuyeuse énumération. Cela donne parfois lieu à des répétitions d’un chapitre à l’autre, à des récits successifs d’une même opération ou bataille, soucis difficilement évitables étant donné la structure choisie par les auteurs, qui le reconnaissent d’ailleurs dans la présentation.
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Des hommes de guerre et des hommes politiques
La démarche biographique permet, de même, une considération nuancée de chacun des maréchaux par la prise en compte de la totalité de leur parcours fait de heurs et de malheurs. Nommés dans les années 1930 à 1940, ces maréchaux ont tous pris part, de différentes manières – et parfois dans différents camps, Govorov ayant servi dans les armées blanches – aux guerres du début du XXe siècle, à la Première Guerre mondiale et/ou à la guerre civile russe, et ont presque tous étudié dans les académies militaires soviétiques. En guerre, ils doivent rendre des comptes à Staline et à l’état-major de la Stavka. Cette prise en compte de l’implication de chacun dans les différentes hostilités, mais aussi dans les réformes et réflexions touchant à l’Armée rouge, donne à lire leurs exploits comme leurs déboires. On ne saurait associer l’un au seul succès, l’autre au seul échec : « Georges le Victorieux » connait aussi la défaite dans la désastreuse opération Mars connexe à la victoire de Stalingrad et, a contrario, Koulik, « l’erreur de distribution », fait preuve de responsabilité et de courage en Crimée en 1941, une année où cela s’avère très rare chez les officiers soviétiques, rappellent les auteurs. Cette complexité s’incarne dans la figure du maréchal Meretskov, qui a un rôle important tant dans la première phase, calamiteuse, de la guerre d’Hiver contre la Finlande que dans sa seconde phase, victorieuse. Ces développements, souvent appuyés par des données chiffrées bienvenues, vont à l’encontre des conclusions hâtives et des idées reçues. Sous leur plume, le personnage de Boudienny, fondateur de la 1ère armée de cavalerie, ou Konarmia, ne se réduit pas à l’image d’Épinal de l’intrépide et folklorique cavalier d’un autre temps, ayant rendu de véritables services avec sa cavalerie pendant la guerre civile et travaillé à sa motorisation.
Enfin, ces retours sur la vie des maréchaux permettent de remettre en perspective un regard eurocentré sur la Seconde Guerre mondiale. Avant comme pendant celle-ci, l’Allemagne n’a pas constitué le seul ennemi de l’Union Soviétique qui, se souvenant de la guerre russo-japonaise de 1904-1905, n’a eu de cesse de disposer d’importantes troupes sur la frontière sibérienne avec le Japon, le Mandchoukouo et la Chine. Une armée spéciale, l’OKDVA, fut même affectée à ce théâtre d’Extrême-Orient, sous le commandement du maréchal Bluikher qui remporte le conflit mineur de 1929 avec la Chine, donnant à l’URSS une crédibilité militaire. La Grande Guerre patriotique conclue, Vassilevski et Malinovski y élaborent le plan de l’invasion éclair de la Mandchourie en août 1945, apothéose de l’art opératique soviétique, précipitant la capitulation japonaise en parallèle des bombes atomiques[2]. L’Union Soviétique de Staline, victorieuse à l’ouest et à l’est, s’impose au lendemain de la guerre comme une puissance eurasiatique incontournable, ce qu’elle doit en grande partie à ses maréchaux.
Original sur la forme et très complet sur le fond, cet ouvrage de Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri représente une contribution de qualité non seulement à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, mais, plus généralement, à l’histoire militaire.
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[1] Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Joukov : L’homme qui a vaincu Hitler, Paris, Perrin, 2013
[2] Bruno Birolli, « Le Japon a capitulé en raison d’Hiroshima », in Jean Lopez et Olivier Wieviorka (dir.), Les mythes de la Seconde Guerre mondiale, t.1, Paris, Perrin, 2018, p.387-407