Alors que le Liban traverse une grave crise politique avec l’impossibilité de fonder un nouveau gouvernement et que la crise économique continue d’attiser la colère des Libanais, le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, est la cible de nombreuses critiques au sein de la classe politique et d’une partie de la population. Retour sur la situation complexe du gouverneur de la Banque du Liban, dont le poste est au cœur d’une lutte d’influence politique nationale et internationale.
Le parcours du « magicien » libanais
Artisan du renouveau de l’économie libanaise dans les années 1990, Riad Salamé est depuis 1993 celui qui incarnait la renaissance économique auprès de la population après une guerre meurtrière de quinze ans, or il est présenté par beaucoup aujourd’hui comme le responsable de la faillite de l’État. Auteur d’ingénieries et de pratiques financières qui ont permis au Liban de se relever de la guerre, ce sont ces mêmes pratiques qui sont aujourd’hui décriées et qui sont pointées du doigt. Sous sa gouvernance, il a pourtant beaucoup œuvré pour assurer une parité stable entre la livre libanaise et le dollar, si bien que la valeur de la livre libanaise n’aura été que très peu affectée par les crises économiques qu’a rencontrées le pays au cours des années 2000. De plus, la finance libanaise a été épargnée lors de la crise des « subprimes » et ses actions à la tête de la Banque du Liban lui ont même valu de nombreuses récompenses comme par exemple quatre fois le titre de « meilleur gouverneur de banque centrale au Moyen-Orient » par le magazine Euromoney. Longtemps reconnu et adulé par la classe politique, Riad Salamé est accusé aujourd’hui de la faillite de l’état libanais par cette même classe politique qui n’a pas su mener à terme des réformes structurelles pourtant nécessaires à la modernisation de l’État de l’administration et qui de ce fait se retrouve confrontée à une impopularité croissante. Une accusation d’autant moins crédible qu’elle tend à confondre les prérogatives de la BDL, avec celles du gouvernement, qui ne sont pas les mêmes. Longtemps célébré comme le « magicien de la finance libanaise » et cristallisant désormais de nombreuses rancœurs, alors qu’il est l’un des rares responsables encore en place, le gouverneur de la Banque du Liban se retrouve aujourd’hui dans la tourmente.
Un poste convoité…
Ces accusations sont à remettre dans un contexte politique complexe qu’il est nécessaire de comprendre et de contextualiser dans le cadre du confessionnalisme libanais. Le système politique libanais garde certaines fonctions clefs de l’État pour certaines confessions religieuses. Ainsi, le président de la République est chrétien et le premier ministre musulman sunnite. C’est notamment le cas pour la fonction de gouverneur de la banque du Liban qui est réservée à un chrétien.
Depuis la fin des années 2000, Michel Aoun et le courant patriotique libre ont conclu une alliance avec le Hezbollah. Cette alliance lui a permis, en 2016, d’accéder à la présidence de la république. De cette victoire, le Hezbollah en est ressorti très puissant. Or aujourd’hui, ce dernier est très décrié par la population libanaise et l’opposition politique à commencer par Samir Geagea et les forces libanaises. Véritable État dans l’État, le Hezbollah est accusé d’affaiblir l’État libanais et de bloquer les récentes tentatives d’une construction politique stable et pérenne. Sont en causes sa puissante milice qui fait cohabiter de fait deux armées sur le territoire libanais ainsi que le son financement par l’Iran qui, de facto, continue son ingérence dans le pays du cèdre.
La puissance acquise par le Hezbollah incite naturellement le parti de Dieu à vouloir peser de plus en plus sur la vie politique libanaise et convoiter plus de postes dans l’administration du pays. En effet, il a déjà réussi à placer à la tête de la sureté générale (le renseignement libanais) un chiite à la suite du retrait syrien du Liban, poste stratégique s’il en est pour le Hezbollah et ses alliés dans leur lutte d’influence. Or, placer un partisan du Hezbollah à la tête de la Banque du Liban accentuerait un peu plus une influence déjà puissante sur la politique libanaise.
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…au cœur du combat politique
En pleine tourmente politique, la situation du président Aoun, déjà décrié dans sa communication et sa gestion des protestations d’octobre 2019, ne s’améliore guère. Riad Salamé apparait donc comme le coupable idéal de l’échec de toute une classe politique accusée de corruption par une population exaspérée de l’absence d’une politique stable. Mais au sein de la classe politique libanaise, plusieurs courants s’opposent. D’un côté, c’est le « vieux triumvirat » composé de Saad Hariri, Walid Joumblatt et Nabih Berry qui se positionne de facto derrière le gouverneur de la Banque du Liban. En effet, ces derniers ne souhaitent pas son éviction tant qu’un consensus ne soit pas établi sur son successeur. En face, le Hezbollah lorgne sur le poste de gouverneur de la BDL (poste coutumièrement réservé à un chrétien en temps normal) et, sans soutenir sa nomination, ne verrait pas d’un mauvais œil que le premier vice-gouverneur (traditionnellement un musulman chiite), Wassim Mansouri en l’occurrence, prenne la place de Riad Salamé. De son côté le président Aoun en cherchant à favoriser l’ascension de son gendre, Gebran Bassil (que les Américains ont sanctionné pour ses liens avec le Hezbollah), dispose de plusieurs options. Soit il ne souhaite pas nécessairement s’opposer aux ambitions du parti de Dieu afin de renforcer leur alliance politique soit il peut favoriser un membre de sa famille politique sur ce poste comme l’ancien ministre Mansour Bteiche pour renforcer un peu plus l’influence du CPL. Les accusations de corruption contre le gouverneur de la Banque du Liban apparaissent donc comme une tentative d’assoir un peu plus la domination du Hezbollah qui rappelons-le, est aux ordres d’une puissance étrangère, et du Courant patriotique libre, l’un des partis politiques au pouvoir et responsable de la crise institutionnelle actuelle sur la politique libanaise après plus de dix ans à la tête du pays.
Une lutte d’influence aux dimensions internationales
Le site Bloomberg annonçait au début du mois de mars 2021 que des sanctions seraient prises par les Américains à l’encontre de Riad Salamé. Longtemps soutenu par l’administration Trump qui voyait en lui un rempart contre l’influence du Hezbollah sur le Liban, le président Joe Biden ne serait pas aussi enclin que son prédécesseur à protéger le gouverneur de la Banque du Liban. Cependant, l’ambassade des États-Unis au Liban a rapidement nié les informations publiées par le média américain, arguant que ces informations étaient fausses. Ces dernières lancées par Bloomberg sont révélatrices de la tournure internationale que prend le cas du gouverneur de la Banque du Liban et qui semble excéder de loin des questions purement juridiques.
En janvier dernier, la Suisse annonçait l’ouverture d’une enquête sur des soupçons de « blanchiment d’argent aggravé en lien avec de possibles détournements de fonds au préjudice de la Banque du Liban » et les avoirs de Riad Salamé en suisse avaient même été gelés. Précisons que cette mesure est préventive dans la législation helvétique lors d’une enquête pour blanchiment d’argent : Riad Salamé est toujours présumé innocent. Cependant, le clan Aoun souhaite de son côté que ce qui s’est passé chez les Helvètes s’étende à d’autres pays occidentaux, notamment la France.
À Baabda, on espère que le soutien français basculera rapidement dans le camp du président libanais. Or, lors du dernier déplacement d’Emmanuel Macron au Liban, ce dernier s’est entretenu avec les acteurs politiques libanais, dont le Hezbollah, notamment sur le sujet de la démission de Riad Salamé. Aux côtés du président français, Samir Assaf. Ancien directeur général de la banque d’investissement du groupe bancaire et financier HSBC. Proche d’Emmanuel Macron, il aurait beaucoup œuvré à récolter des fonds pour la campagne du président français en 2017. Il serait naturellement le candidat favori de la France à la succession de Riad Salamé à la tête de la Banque du Liban et plus enclin à accéder aux requêtes des Occidentaux. Cette volonté d’imposer Assaf s’explique par la position stratégique de la France en méditerranée. Évincée du dossier syrien, marginalisé par les accords d’Ankara avec Moscou, également en Lybie et ayant été de facto pratiquement exclue du grand jeu méditerranéen, la diplomatie française bat de l’aile au Proche-Orient et l’agenda libanais est aujourd’hui pour la France fondamental pour maintenir son rang dans la région. Placer un de ses soutiens lui permettrait ainsi de garder un semblant d’influence sur un territoire longtemps considéré comme le pré carré de l’Hexagone. Or, face à l’intransigeance du président Michel Aoun qui a refusé de présenter une quelconque concession en échange du départ du gouverneur, les pressions françaises restent pour le moment sans conséquence.
Alors que le Liban traverse une énième crise politique et économique qui paralyse le développement d’un pays qui a longtemps été considéré comme la « Suisse du Proche-Orient », Riad Salamé détient peut-être sa part de responsabilité dans les accusations publiques. Malgré cela, sa position semble encore solide, car bénéficiant d’une situation géostratégique complexe et de quelques puissants appuis internationaux (États-Unis ; Arabie Saoudite, etc.), notamment dans le cadre de l’endiguement de l’influence du Hezbollah. Enfin, à l’heure où les Libanais exigent des comptes à leurs dirigeants, sa culpabilité serait à nuancer. Surtout compte tenu du bilan politique des partis qui l’accusent aujourd’hui, à savoir 40% de taux de chômage, l’impossibilité de former un gouvernement depuis huit mois, une population qui vit à 45% sous le seuil de pauvreté, un pays qui frôle la coupure électrique générale pour ne citer que ces exemples. Dès lors, Riad Salamé semble constituer un bouc émissaire commode pour une classe politique qui s’est distingué par son incapacité à gouverner efficacement le pays depuis la fin de la guerre civile.
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