Portland (Oregon) n’était connue jusqu’ici que sous un jour exemplaire. Elle est « libérale », c’est un lieu du bien-vivre de son temps, une ville de culture moderne, à la pointe du progrès écologique et sociétal, et engagée dans les combats justes. En 2020, l’année de Black Lives Matter et de l’élection présidentielle américaine, sa renommée est devenue mondiale, grâce aux manifestations, aux dévastations, aux violences contre la police et les trumpistes, répétitives et chroniques. Portland : comment concilier le modèle et le chaos.
La plus grande ville de l’Oregon (655 000 habitants, 26e des États-Unis) a été créée en 1843 Elle fut tout de suite un port d’exportation de bois et de céréales, un site d’industries, puis de chantiers navals, enfin d’entreprises de technologie. Elle est une colonie blanche chez les Indiens. En 1859, lorsque l’Oregon adhéra à l’Union, il était le seul État interdisant à la fois l’esclavage et la présence des Noirs sur son territoire, selon une logique raciste préventive (un État raciste sans Noirs), à laquelle a succédé de nos jours une conception antiraciste dans une ville qui compte peu de Noirs. À la fin du XIXe siècle, les Chinois ont été amenés à partir à cause d’agressions et de lois d’exclusion. Les Noirs (arrivés dans les années 1940 comme ouvriers pour construire les navires de guerre) ne sont pas bien admis. Comme souvent dans les villes américaines, ils ont été déplacés de quartier en quartier au fur et à mesure des aménagements urbains, de la hausse des prix de l’immobilier et de la gentrification.
Progressiste depuis toujours, exemplaire depuis peu
Portland a la réputation d’être la ville la plus diplômée, la plus créative, la plus à gauche des États-Unis, la plus déchristianisée aussi (35% des habitants ont une religion). Avec 72% de Blancs, elle a voté à 80% pour Biden (Washington, avec 90% de Noirs, à 92%). Au XXe siècle elle devient un foyer d’idées marxistes, communistes et anarchistes. Elle attirait nombre d’aventuriers, et l’industrie du vice. Elle est considérée comme le port le plus dangereux du monde. Actuellement, la municipalité de Portland, le poste de gouverneur et la majorité des deux chambres de l’Oregon sont tenus par le parti démocrate, partagé entre une aile centriste et une gauche progressiste. Elle héberge un courant contestataire extrémiste.
L’urbanisation a longtemps été anarchique. Depuis le XXe siècle (« City Beautiful »), on a protégé les forêts de l’extension urbaine, aménagé les bords de la rivière en espaces verts, limité le nombre des gratte-ciel (l’un culmine à 166 mètres tout de même), créé un système de transports publics (déficitaires et parfois dangereux) et de pistes cyclables (pour 6% d’habitants qui l’utilisent quotidiennement). Il y a une Course mondiale du cyclisme nu, de nuit, des places publiques non-fumeurs, un pont anti-auto (pour transports publics, piétons, cyclistes et coureurs), un téléphérique, et des immeubles auto-suffisants (chauffage par le four de la pizzeria du rez-de-chaussée, ascenseur fonctionnant par éolienne). La ville pratique « l’économie solidaire » (coopératives de consommation). Elle est écologiquement exemplaire (distinguée par des prix), elle se veut à l’avant-garde (la forêt à proximité, les trams et les vélos dans la ville, la culture dans la rue, la mixité partout), et attire les touristes qui veulent voir le contre-modèle de l’Amérique des « sprawl cities » et de l’automobile-reine. Par là elle est unique, sans avoir de monuments, de musées, ni de traces historiques remarquables.
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La ville est vantée par les guides touristiques : elle est « cool », « arty », « trendy ». Elle se veut à part (« weird »). Elle est de fait devenue le modèle d’avant-garde de la couche moyenne des Blancs (semi-)instruits qui fuient la société de consommation capitaliste majoritaire dans le pays pour en recréer ici une autre, « la capitale de la culture alternative ». Parce que le logement est moins cher qu’à San Francisco ou Seattle, les intellectuels (les universités, « la plus grande librairie du monde », qui a dû fermer un de ses sites, des journaux militants), les artistes (musées, galeries, street art, groupes musicaux alternatifs, cinéastes indépendants, subventionnés), les « hipsters », les lobbyistes, les publicitaires, les prestataires de divertissements et de (ré)jouissances modernes, et les « social activists » des événements et des mouvements engagés pour les droits des minorités, ont afflué et dominent la scène et l’atmosphère urbaine avec l’appui de la municipalité. Un restaurateur en vogue, après le bris de vitrine de son établissement, a déclaré vouloir y inviter son auteur à dîner. Portland attire et accueille aussi un nombre important de sans-abri, dont les campements sur la voie publique sont protégés par des associations et par la ville, malgré les inconvénients hygiéniques et sécuritaires. Tout cela fait une ambiance orientée, un milieu politisé à gauche, une « majorité morale » sûre de son bon droit moral, portant une conscience d’avant-garde, avide de conquêtes politiques et idéologiques.
À « l’utopie raciste blanche » a succédé la repentance antiraciste (« l’homogénéité ethnique est une tragédie pour la ville »). On dénonce « l’histoire raciste » de Portland et la domination actuelle des Blancs dans les affaires, le logement et la culture. Dans l’exécutif de la ville (le maire et quatre directeurs de départements), les Noirs sont surreprésentés (2 sur 5 en 2020, pour 6% des habitants, un des 3 Blancs étant LGBTQ). En 2020 la chef (blanche) de la police a été remplacée par un Noir (c’est le quatrième Noir dans cette fonction), pour calmer les manifestants. La lutte contre le « racisme systémique » est devenue la doctrine officielle. Le « Black Pride Malcolm X Mural » (1984) a été restauré en 2015. On a donné un nom indien au nouveau pont piétonnier.
La culture de la manif et du chaos
« La ville qui bouge » est aussi un foyer d’activistes radicaux, bien avant la présidence de Trump et l’affaire Floyd. Elle a une culture de la manif organisée, faite de marches de protestation, d’occupation de l’espace public par des campements (tentes, barbecue, infirmerie), avec ses itinéraires, ses lieux cibles (la mairie, le palais de justice, le siège de la police, les bâtiments fédéraux), de harangues (« free speech »), et de veillées pour les droits de l’Homme, la justice et la dignité, avec bougies. Ici l’utopie morale n’est pas dissociable dans les faits des tendances extrémistes et violentes qui ressurgissent périodiquement (le président Trump a dénoncé le « nid de terroristes »). Des médias ont présenté les nombreuses manifestations de 2020 pour Black Lives Matter, contre la police locale, contre les troupes envoyées par Trump protéger les bâtiments fédéraux, et contre Trump lui-même, comme une réaction « morale » et pacifique à la mort de George Floyd, aux « brutalités policières », et à la personnalité et à la politique controversées du président américain. Le shérif du comté a préféré parler de « violence généralisée ». « Portland n’est plus une ville civilisée », selon certains de ses habitants.
En 2011, le mouvement anticapitaliste et égalitaire Occupy Portland organise des marches et installe un campement au centre-ville, générateur de saleté et de vandalisme, qui sera évacué au bout de deux ans. Après la mort de George Floyd, « Portland est descendue dans la rue » pour des mois de manifestations, de désordres et de violences. Les manifestations de l’organisation controversée Black Lives Matter ont été encadrées par l’extrême gauche idéologiquement radicale (« Antifa », antipolice, anti-autoritaire). Elles ont dégénéré en violences et slogans haineux contre la police, l’État fédéral (dont les bâtiments à Portland ont été assiégés et en partie incendiés), les trumpistes, les Patriots (un membre de cette organisation manifestant pour l’ordre a été abattu de sang-froid par un « Antifa ») ; en dévastations et pillages de commerces et de banques, jets de bouteille d’eau ou d’essence, rayons laser et tirs de mortiers d’artifice contre les forces de l’ordre. Des statues ont été abattues, on a mis le feu à celle du célèbre wapiti. La police a répondu à ces émeutes par des gaz lacrymogènes, des tirs d’impact et des arrestations. La municipalité, coincée entre ses responsabilités et ses sympathies pour les causes des contestataires, s’est montrée à certains moments incapable ou peu désireuse de rétablir l’ordre. Elle a exigé le retrait des troupes fédérales. La victoire de Biden a suscité une manifestation d’enthousiasme et les dégâts habituels.
Le spectacle des événements de 2020 a abîmé l’image de la ville dans tout le pays, et sans doute contribué à enrayer la « vague bleue » démocrate. Portland n’est évidemment pas représentative de l’ensemble des États-Unis. Mais elle manifeste certainement la crise des « élites » actuelles et de l’ordre public en général.
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