Article publié à l’origine sur le site IstoéBrésil
Une dramatique régression sociale.
En 2021, la pauvreté et les inégalités vont s’aggraver. La prévision ne procède pas d’un goût pervers pour les scénarios les plus sombres. Tous les spécialistes brésiliens de questions sociales sont unanimes. La crise sanitaire a accéléré une tendance déjà observée depuis la récession des années 2015-2016 : la dégradation des conditions de vie des classes moyennes qui représentent 51% de la population du pays. Pendant la première phase de l’épidémie (entre mars et août 2020), la situation des classes défavorisées s’est plutôt améliorée. Pour les pauvres, le dispositif mis en place par les autorités fédérales en 2020 afin de réduire l’impact de la crise sanitaire en matière d’emplois et de revenus a été très efficace. L’aide d’urgence mensuelle versée aux brésiliens les plus modestes entre avril et décembre n’a pas seulement permis de stopper l’aggravation de la pauvreté et des inégalités. Elle a induit une inversion de ces deux dynamiques. La suppression de cette allocation depuis janvier 2021 et une forte détérioration du marché de l’emploi vont entraîner une dégradation marquée des conditions de vie de millions de Brésiliens. Ces évolutions ont lieu dans un contexte marqué par une inflation élevée, pour les biens et services de première nécessité, notamment les produits alimentaires [1].
Des classes moyennes appauvries ou asphyxiées
Il faut ici distinguer deux notions de classe moyenne. Au milieu des années 2000, avec le boom des matières premières et les mesures prises par les gouvernements de gauche (revalorisation des bas salaires, accès facilité au crédit bancaire, amélioration des conditions d’entrée dans l’enseignement supérieur, etc..), les familles appartenant aux couches sociales défavorisées (situées entre la classe D et la classe C, pour reprendre la terminologie habituelle) ont pu accroître leur consommation, améliorer leurs conditions de vie, sortir de la pauvreté. A la fin du gouvernement Lula (2010), une « nouvelle classe moyenne » semblait émerger, favorisée par les politiques de revenu et la croissance économique. La dynamique de mobilité et d’ascension sociale enclenchée semblait devoir durer. Les enfants de la « nouvelle classe moyenne » avaient désormais la possibilité de prolonger leurs études, d’acquérir des qualifications et des compétences en s’inscrivant dans les innombrables universités privées qui ont prospéré jusqu’au début de la décennie passée. Au-delà de l’amélioration du standing de vie de leurs parents, ils pouvaient donc envisager une insertion durable dans la classe moyenne traditionnelle.
Cette émergence d’une « nouvelle classe moyenne » n’aura été qu’un feu de paille qui a fait illusion pendant dix ans, entre le boom des matières premières et la débâcle économique de 2015-2016, largement provoquée par la gauche à l’issue de son règne. La fin des largesses budgétaires, l’essor du chômage de masse, le surendettement des ménages ont ramené des milliers de familles à la case départ, c’est-à-dire au sous-emploi, à l’économie formelle, à la survie liée aux petits boulots. Les enfants des catégories sociales dites C3 ou D1 qui parviennent aujourd’hui à achever une formation secondaire ne rêvent plus. Ils savent que leurs parents doivent d’abord payer le loyer et remplir le frigo. Les sorties dans les shopping-centers sont plus rares. La poursuite d’études universitaires est à nouveau un projet inaccessible.
L’autre classe moyenne, c’est l’aristocratie ouvrière, le monde des salariés qualifiés ou des professions libérales qui, d’une génération à l’autre, ont longtemps bénéficié de la sécurité et des avantages liés au travail dans le secteur formel. Les catégories sociales en question (B, C1 ou C2) connaissent aussi depuis quelques années un processus de déclassement, accéléré à la fois par l’essor de l’économie digitale et les conséquences de la crise sanitaire.
Selon les critères habituellement retenus au Brésil, cette classe moyenne traditionnelle est constituée des familles qui disposent de revenus mensuels compris entre 5 et 20 salaires minimum. Identifiées par la tranche de revenu à laquelle elles appartiennent (B, C1, C2), ces catégories représentent aujourd’hui 51% de la population. L’éclosion de la pandémie a réduit les ressources de ces couches sociales. Il a accéléré et amplifié une dynamique déjà perceptible depuis la récession de 2015-2016. A partir du milieu de la décennie passée, les familles de classes moyennes ont subi des pertes de revenu et ont commencé à percevoir que le chômage devenait une menace réelle. Elles ont dû revoir leur mode de consommation, se priver de certains services. Une enquête approfondie menée à l’échelle nationale sur les derniers mois de l’année écoulée montre que 53% des familles étudiées ont subi une contraction de leurs revenus en raison de la pandémie. Le technicien en informatique free-lance ou le consultant indépendant ont vu leurs chiffres d’affaires fondre en raison des mesures de confinement imposées et du ralentissement de l’activité. Le cadre moyen d’une entreprise déjà en difficulté avant la crise sanitaire a été licencié. Le patron d’un bar a vu sa clientèle fondre. Le commerçant a dû fermer son magasin à plusieurs reprises et ne voit plus les consommateurs revenir. Au sein de ces classes moyennes, 35% des familles interrogées sont convaincues que la chute des revenus qu’elles subissent va continuer en 2021 et 64% d’entre elles ont peur de perdre leur emploi ou de devoir cesser une activité indépendante.
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Contrairement aux catégories les plus défavorisées, la majorité des familles des classes moyennes ne remplissait pas les critères pour recevoir l’aide d’urgence versée pendant la première phase de la crise sanitaire, le fameux coronavoucher [2]. Contrairement aux ménages les plus riches (la classe A), elles ne disposent pas d’une épargne significative. Les familles concernées ont donc été contraints de revoir leurs habitudes de consommation et de réduire leurs dépenses. Un ménage typique de la classe B a souvent recours à une employée à plein temps ou à temps partiel chargée s’assurer l’entretien du domicile et les autres tâches domestiques. Il n’est pas rare qu’elle emploie une autre personne chargée de la garde des enfants en bas âge, la babá. La progéniture est scolarisée dans un établissement privé afin d’acquérir une formation de base solide qui permette de présenter dans les meilleures conditions les concours d’entrée dans les universités et les filières les plus recherchées. Pour accéder à des soins de santé de qualité, les familles en question privilégient les prestations fournies par le secteur privé (médecine de ville, cliniques, laboratoires). Pour assumer les frais générés (souvent très élevés), il faut que le ménage soit couvert par une assurance privée, le plano de saúde. Ce sont toutes ces dépenses dans lesquelles il a fallu trancher sur ces dernières années. Le mouvement s’est accéléré et amplifié avec la crise du Covid. Pour 15% des ménages, il a fallu convaincre les enfants de quitter l’école privée pour rejoindre l’enseignement public. Les employés de maison ont été licenciés ou leurs horaires ont été considérablement réduits (35% des familles de classes moyennes ont fait ce choix). Un ménage sur cinq a renoncé aux soins de santé privés et aux planos de saúde. Plus d’un foyer sur deux n’est pas parvenu à maintenir au moins un des services évoqués ici.
La disparition de la « nouvelle classe moyenne » et la détérioration des conditions de vie de la classe moyenne traditionnelle ont évidemment des conséquences sur l’ensemble de l’économie (les quelques 108 millions de personnes concernées ici assurent 60% de la consommation des ménages) et sur le marché de l’emploi. La crise des classes moyennes contribue à la paupérisation accrue des couches sociales qui forment la base de la pyramide.
La base de la pyramide pendant et après la crise sanitaire.
Le constat peut surprendre : le sort des catégories les plus défavorisées (dites C3, D, E) s’est amélioré pendant les premiers mois de la pandémie. La base de la pyramide sociale va subir douloureusement le choc de la crise sanitaire et de ses conséquences économiques et sociales en 2021. Pour mesurer la nature et l’importance de ce choc, il faut observer l’évolution sur les dernières années de trois indicateurs décrivant le marché du travail.
Le premier est le taux de chômage officiel [3]. Il est voisin ou supérieur à 12% depuis la récession des années 2015-2016. Il a baissé entre la mi-2019 et le début de 2020 pour s’élever ensuite et atteindre un pic de 14,6% sur la période de trois mois allant de juillet à septembre de l’an passé. Cette évolution est déjà préoccupante. Néanmoins, cet indicateur ne donne qu’une vision réduite de l’ampleur du sous-emploi au Brésil et ne suffit pas pour caractériser l’évolution du marché du travail.
Un second indicateur doit être pris en compte : le taux d’informalité [4] a atteint un niveau très élevé sur la première année du gouvernement Bolsonaro : 41,1% en moyenne. Il baisse à partir du premier trimestre de 2020. Au second semestre, il est relativement bas à 36,91%, puis se redresse ensuite. Il était proche de 39% sur les derniers mois de l’année écoulée.
Le troisième indicateur pertinent ici est le taux de sous-utilisation de la main-d’œuvre [5], qui a varié autour de 25% jusqu’à la fin de l’année 2019. Il augmente à partir de mars 2020 (27,5%) pour atteindre 30,6% entre juin et août 2020. Il passe en dessous de 30% entre août et octobre. Sur les trois catégories d’actifs qui entrent dans l’effectif dit de travailleurs sous-utilisés, le groupe qui augmente le plus est celui des chômeurs occultes, c’est-à-dire des personnes qui ne travaillent pas, qui souhaiteraient avoir un travail mais ne sont pas engagées dans la recherche active d’un emploi. Sur les premiers mois de la crise sanitaire, cet effectif a progressé pour deux raisons. De nombreux travailleurs informels ont cessé toute activité, sont restés à domicile par peur d’être contaminés par le virus. Le nombre de personnes qui se déclarent comme travailleurs informels sur la période a d’ailleurs sensiblement baissé. Ces actifs confinés pouvaient vivre sans revenu d’activité car ils recevaient l’allocation d’urgence fournie par le gouvernement fédéral. Désigné sous le terme d’Auxilio Emergencial (AE), ce « RSA » providentiel mais temporaire aura amélioré sensiblement les conditions de vie de millions de familles.
Le « RSA » en question a en effet été relativement élevé. Il a bénéficié à des millions de Brésiliens qui ne recevaient jusqu’alors aucun revenu de transfert. Le montant moyen de la prestation a été bien supérieur à celui des subsides fournis dans le cadre de programmes sociaux permanents comme le bolsa familia. Au total, l’Etat fédéral aura versé 322 milliards de réais sur neuf mois, soit l’équivalent de dix années de bolsa familia. Ce dernier dispositif représente une dépense annuelle de 30 milliards de réais environ et concerne 13,2 millions de familles (36,1 millions de personnes), chacune recevant en moyenne 200 réais par mois (31 euros). L’allocation d’urgence covid-19 (désignée aussi sous le terme de coronavoucher) aura généré un coût de 50 milliards de réais par mois. Fixée à 600 réais/mois (et jusqu’à 1200 réais/mois pour les femmes chefs de familles) sur les 5 premiers mois, puis à 300 réais ensuite, elle aura permis de réduire considérablement la pauvreté.
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En 2019, 6,5% de la population (13,6 millions de personnes) vivaient dans l’extrême pauvreté (revenu quotidien inférieur à 1,9 dollar). La même année, on estimait que près du quart de la population (24,7%, soit 51,7 millions) était pauvre (revenu par tête inférieur à 5,5 USD par jour). En juillet 2020, le montant moyen du coronavoucher a atteint son maximum (951,76 réais par bénéficiaire) et le dispositif a bénéficié à 43,9% des ménages. Sur le mois, 38,5 millions de Brésiliens souffraient encore de pauvreté (18,4% de la population totale) et 4,8 millions vivaient dans l’extrême pauvreté (2,3%) [6]. En forçant le trait, on peut dire que pendant quelques mois, entre avril et août 2020, la base de la pyramide sociale brésilienne a vécu une période relativement favorable en termes de revenus. Elle n’a pas eu à se préoccuper outre mesure de la recherche d’un emploi ou d’une activité générant des ressources. L’Etat a pris en charge comme jamais un bon tiers de la population.
2021 : sans travail, sans « RSA »
Le scénario en 2021 sera totalement différent. La société brésilienne va être confrontée en 2021 à un niveau de chômage probablement sans précédent dans son histoire récente. Le bas de la pyramide sociale va subir de plein fouet cette crise de l’emploi. L’Etat fédéral va probablement cesser de s’intéresser à elle. Les transferts sociaux destinés aux plus modestes seront considérablement réduits. Le RSA temporaire financé grâce au vote d’une loi de financement complémentaire en 2020 n’existera plus. Le projet de budget fédéral que doit approuver le Congrès dès la rentrée parlementaire de février prévoit un crédit de 35 milliards de réais pour le programme bolsa familia. Ce dispositif bénéficiera à 15,2 millions de familles qui recevront chacune en moyenne 190 réais par mois [7].
En matière d’emploi et d’activité, plusieurs facteurs vont se conjuguer en 2021 pour entraîner une dégradation de la situation. L’augmentation des cas de contamination par le Covid-19 depuis novembre 2020 et l’apparition d’une seconde vague de l’épidémie vient amplifier le climat d’incertitude qui pèse sur la reprise économique. Cette situation va retarder l’ouverture ou la réouverture des postes de travail que les populations les moins qualifiées occupent en général dans l’économie informelle. Avec la fin de l’allocation d’urgence versée aux plus modestes, des millions de Brésiliens qui constituaient le bataillon des chômeurs occultes vont se remettre à chercher activement un emploi ou des petits boulots. Le 1er janvier dernier, ce n’est pas seulement le coronavoucher qui a disparu. Le gouvernement fédéral a également cessé de financer le dispositif spécial de chômage partiel mis en œuvre à partir d’avril 2020. Avec ce mécanisme, un employeur qui maintenait des contrats de travail en dépit de la réduction de l’activité de son entreprise et réduisait le temps de travail de ses salariés bénéficiait d’une indemnisation compensatrice. La fin de ce mécanisme de soutien de l’emploi signifie que les entreprises con-cernées doivent désormais rétablir le temps de travail légal et assurer le paiement complet des salaires dus ou envisager des licenciements. Dans de nombreux secteurs d’activité où l’emploi formel domine, les employeurs seront contraints de réduire leurs effectifs de salariés. Souvent, ils devront tout simplement envisager la faillite.
Le taux de chômage officiel va donc augmenter. Dans un avenir proche, il pourrait dépasser les niveaux atteints depuis le début de la récession des années 2015-2016. Si les prévisions actuelles se vérifient, il pourrait atteindre 17% avant la fin du premier semestre. Les couches les plus défavorisées de la population sont aussi celles qui sont les plus exposées aux aléas du marché de l’emploi. Elles ont suivi une scolarité courte, possèdent peu de qualifications ou de diplômes. Elles occupent donc les postes les moins bien rémunérés et travaillent souvent dans le secteur informel. Ce sont ces catégories (qui représentent 43% de la population, soit plus de 91 millions de personnes) qui vont être les plus touchées par la progression attendue du chômage. La crise sociale qui vient avec la crise sanitaire va entraîner une expansion considérable du travail informel.
Une dynamique d’appauvrissement en V
En termes d’évolution des revenus des couches sociales les plus modestes et les plus nombreuses, l’année qui commence risque de suivre un scénario inverse de celui observé en 2020. Cette inversion a d’ailleurs commencé avant la fin de ce dernier exercice. En septembre, la division par deux du montant du coronavoucher a réduit significativement le montant moyen de l’allocation effectivement versée (il est passé de 935,98 réais à 708,38 réais entre août et septembre). Les indicateurs de pauvreté et d’extrême pauvreté se sont alors détériorés. La population pauvre a augmenté pour passer à 47 millions de personnes. Les Brésiliens vivant dans l’extrême pauvreté étaient alors 9,3 millions. Ce constat signifie que des millions de salariés sans contrat de travail, de travailleurs indépendants du secteur informel ont commencé à subir une diminution de leurs revenus sur les derniers mois de 2020. Cette contraction va s’accentuer dès les premiers mois de cette année. Comme la crise sanitaire est loin d’être achevée (le Brésil connaît une seconde vague depuis la mi-novembre 2020), les travailleurs concernés ne parviendront pas à compenser la perte du coronavoucher en misant sur les revenus d’un travail autonome. Le vendeur ambulant rencontrera des rues vides. Le garçon qui faisait quelques heures non déclarées dans un restaurant ne sera pas sollicité parce que les salles de l’établissement resteront peu fréquentées. L’utilisateur d’applications inscrit chez Uber qui assure des livraisons à domicile ou l’auto-entrepreneur qui offre des services de maintenance informatique compteront les clients sur les doigts de la main. Pour une grande partie de la population qui avait bénéficié d’un revenu de transfert substantiel et inespéré en 2020, l’année 2021 s’annonce sous les pires auspices.
Dans ces conditions, selon les projections des meilleurs experts brésiliens en questions sociales, le taux de pauvreté pourrait atteindre 30% dès cette année. Le pays compterait alors 63,7 millions de pauvres. Sur cet effectif, 21,2 millions de personnes vivraient alors en situation d’extrême pauvreté et affronteraient la sous-alimentation. Le contraste avec l’évolution observée en 2020 serait alors très marqué. Après avoir régulièrement diminué depuis la crise du covid-19 et l’instauration de mesures d’urgence, les indicateurs de pauvreté s’élèveraient suivant une trajectoire en forme de V. Mais ce V n’apportera pas des résultats favorables comme ceux que l’on attend d’une reprise économique obéissant à une trajectoire similaire.
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L’expansion de la pauvreté et l’élargissement de la fracture sociale signifient en effet une aggravation de la violence et de la criminalité. Les classes moyennes traditionnelles fragilisées par la crise sanitaire se résigneront et tenteront d’éviter une paupérisation accentuée en multipliant les petits boulots, en acceptant les travaux moins rémunérés, une insécurité grandissante. Dans le monde des périphéries urbaines où se concentrent les familles les plus modestes, les jeunes et leurs parents privés d’emplois stables ou de toute autre activité légale rejoindront les églises pentecôtistes ou les milices. Ils seront aussi tentés d’aller renforcer les nombreux groupes criminels qui contrôlent désormais d’amples portions du territoire de plusieurs mégapoles. La grande criminalité forme déjà une contre-société très efficace au Brésil. Elle mène une offensive séparatiste de grande envergure. L’après covid-19 peut lui offrir des opportunités considérables.
Cette perspective pouvait encore être évitée au début du gouvernement Bolsonaro, il y a deux ans. Le financement d’un « RSA » comme l’auxilio Emergencial représente une charge considérable pour le budget fédéral. L’Etat brésilien ne peut pas accroître indéfiniment un endettement déjà considérable. Un exécutif prévoyant et lucide aurait pourtant dû envisager une transition plus longue entre la situation qui prévalait encore en août 2020 et celle qu’affrontent des millions de familles aujourd’hui. On sait désormais que l’immunité collective ne sera conquise qu’en fin 2021 dans les pays qui ont commencé à vacciner en masse. Au Brésil, il faudra attendre encore plus longtemps puisque les vaccinations ne démarreront dans le meilleur des scénarios qu’à la fin de l’été austral.
Un dispositif d’allocations plus durables, mieux ciblé et moins coûteux aurait pu être conçu et mis en place dès le début de la crise sanitaire sans induire une augmentation de la dette publique. Il aurait fallu pour ce faire que le chef de l’Etat et son ministre de l’économie soient passés rapidement des paroles aux actes. Il fallait dégager des marges de manoeuvre budgétaires avant la crise sanitaire. Par exemple en faisant voter la sup-pression des exemptions fiscales offertes à plusieurs branches de l’économie et qui bénéficient in fine aux plus riches [8], en s’attaquant aux rémunérations exhorbitantes et aux multiples privilèges de la haute fonction publique, en renforçant l’effort engagé de freinage des dépenses de retraites et pensions, en privatisant l’énorme secteur public productif. Aucun de ces chantiers n’a été ouvert ou poursuivi. Après la crise sanitaire, le gouvernement Bolsonaro va affronter une situation sociale extrêmement critique. Le Président risque de payer très cher l’abandon de ses promesses de candidat.
Notes
[1] Cette question a déjà été évoquée dans un article de ce site. Voir le post « Après le coronavirus, une crise alimentaire », 9 novembre 2020.
[2] Un des critères légaux pour bénéficier de ce coronavoucher est d’avoir un revenu individuel mensuel inférieur ou égal à 50% du salaire minimum (1045 réais en 2020) ou un revenu familial mensuel inférieur ou égal à trois salaires minimums (3135 réais).
[3] Calculé tous les trimestres en rapportant le nombre de personnes privées d’activité et cherchant activement un emploi ou un travail et la force de travail. Cette dernière notion désigne la population constituée par les personnes effectivement employées ou en ac-ivité et celles qui sont engagées dans la recherche effective d’un poste de travail ou d’une activité. Cet indicateur et les autres mentionnés ici sont établis par l’Institut Brésilien de Géographie et de Statistiques (IBGE) sur la base du suivi d’un échantillon représentatif de domiciles.
[4] Au Brésil, l’emploi informel concerne quatre catégories d’actifs : les employés salariés du secteur privé qui ne disposent pas de permis de travail, les travailleurs domestiques qui ne sont pas déclarés, les employeurs et travailleurs indépendants qui ne sont pas inscrits au registre national des personnes juridiques (CNPJ) et les travailleurs familiaux. En général, toutes ces catégories d’actifs ne bénéficient d’aucune protection sociale et d’aucun des droits associés à un contrat du travail ou à une légalisation des entreprises créées. L’IBGE calcule régulièrement un taux d’informalité, rapport entre l’effectif des travailleurs informels et celui de la population occupée. Ce taux d’informalité a augmenté depuis la récession économique des années 2016-2016.
[5] Le taux de sous-utilisation de la main-d’œuvre permet d’évaluer l’importance de l’ensemble formé par les chômeurs officiels, les chômeurs occultes (ou force de travail potentielle, constituée par les personnes privées de toute activité régulière générant un revenu, qui ne travaillent pas, qui souhaiteraient avoir un travail mais ne sont pas engagées dans la recherche active d’un emploi) et des travailleurs occupés à temps partiel… Le taux de sous-utilisation est le rapport entre cet effectif total des trois groupes et la somme des populations dans la force de travail et dans la force travail potentielle.
[6] L’effort exceptionnel de versement d’allocations d’urgence a contribué à une réduction des inégalités de revenu au sein de la société brésilienne, considérée comme une des plus inégalitaires au monde. L’indice de Gini (qui traduit la différence entre les revenus des plus pauvres et ceux des plus riches) s’est amélioré significativement sur la période de 2020 pendant laquelle le coronavoucher a atteint son montant le plus élevé.
[7] Sur les prochains mois, le nombre de personnes éligibles au programme bolsa familia va certainement progresser. Les ressources budgétaires prévues ne seront pas suffisantes pour accroître la liste des bénéficiaires sans toucher au montant de base de l’allocation.
[8] En 2021, le total des exemptions fiscales accordées aux entreprises doit représenter une perte de recettes fiscales pour les trois niveaux d’Administrations publiques (Etat fédéral, Etats fédérés et communes) de 457 milliards de BRL (6% du PIB environ). Entre 2009 et 2019, les exemptions fiscales consenties aux constructeurs automobiles ont représenté une perte de recettes pour l’Etat de 30 milliards de BRL (valeur de 2019).