« Quiconque se fait connaître par une ruse honteuse, perd tout crédit, même s’il dit la vérité ». La Fontaine fable 11, Le loup plaidant contre le renard par devant le juge. Ce livre est né d’un entretien : celui que Marc Ferro accorda en novembre 2015 à Emmanuel Laurentin pour « La Fabrique de l’Histoire », à l’occasion de la sortie de son ouvrage L’Aveuglement. Aujourd’hui qui est le loup et qui est le renard et qui fait office de juge ?
S’appuyant sur des exemples historiques, Marc Ferro déploie sa curiosité dans tous les recoins de notre monde. Certaines de ses analyses surprennent, voire dérangent, mais il a pris soin d’envisager, à chacune de ses propositions, une contre-proposition.. Par « ruses de l’histoire », il faut comprendre ces situations qui n’avaient pas été prévues ou se trouvaient être l’aboutissement quasiment inverse de ceux attendus. Hegel cite Napoléon qui, modernisant l’organisation politique de l’Europe, voit celle-ci, à sa surprise, s’ouvrir à un violent nationalisme identitaire. Autre exemple : au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on instaure en Grande-Bretagne et en France un Welfare state, ou État-providence, pour assurer une sécurité de vie et de bonne santé à tous les citoyens. Ruse de l’histoire : les progrès de la science et de la santé prolongent la durée de vie des habitants et font grimper du même coup le coût de la réforme. Les conséquences du Welfare state ont fini par ruiner le budget de la nation, avec les suites économiques et sociales que l’on connaît. Le dernier exemple peut être puisé dans l’histoire coloniale. Au temps des empires, le sort des colons ou des colonisés ne préoccupait guère les métropolitains. Plusieurs décennies après les indépendances, cette histoire-là, tel un retour de bâton, occupe dans les anciennes puissances coloniales le devant de la scène. Ces ruses peuvent concerner les croyances les plus enracinées du roman de la nation, et nombre d’entre elles émanent, des acteurs de l’histoire. Identifier les « ruses de l’histoire », c’est aussi s’intéresser au « sens » que celle-ci pourrait avoir. Cette expression de « sens de l’histoire » renvoie à une explication que l’on voudrait trouver à ce qui a eu lieu ou à ses développements : sont-ils, d’une manière ou d’une autre, déterminés ? Mais le « sens de l’histoire », c’est également la signification que l’on pourrait donner à ce qui s’est produit.
Comment le comprendre et quelles leçons en tirer pour les décisions à venir ? Voyez les lendemains de la chute du mur de Berlin. Un jour de 1991, Vaclav Havel, premier président de la République de Tchécoslovaquie, converse avec Adam Michnik, un des fondateurs de Solidarnosc en Pologne. Ils observent le rejet dont, avec leurs compagnons, ils ont été victimes, alors même qu’ils ont œuvré à la chute des régimes communistes. Les hommes politiques de la « page blanche » étaient demeurés tapis à l’heure des crises ; ils ont su se saisir du pouvoir lorsque celles-ci étaient passées. La même chose s’est produite en Russie où, après un retour poliment honoré, Alexandre Soljenitsyne et quelques autres opposants ont disparu du paysage. Or, Michnik et Havel se sont interrogés : est-ce que dix ans plus tôt, comme un « précédent passé inaperçu », les démocrates de la révolution iranienne n’avaient pas été absorbés par le courant des mollahs, antimodernistes, voire fondamentalistes ? Élargissons leur réflexion : en Israël et en Palestine semblent s’être respectivement judaïsés et islamisés, dans un mouvement parallèle, les régimes laïcs portés par David Ben Gourion et Yasser Arafat. L’histoire paraît aussi manquer de sens lorsque, une quinzaine d’années auparavant, en Algérie, les leaders laïcs du mouvement national furent écartés des fêtes de l’indépendance par des rivaux, Ben Bella, puis Boumediene, qui représentaient pourtant une tendance moins inspirée des droits de l’homme et plus tentée par l’arabo islamisme. Qui donc a alors entendu cette phrase venue d’ailleurs : « Le tour de l’islam est arrivé » ? Même évolution en Inde où Gandhi et Nehru avaient puisé dans la pensée du philosophe anglais Locke, puis chez le républicain italien Mazzini, et l’exemple parlementaire anglais, l’argumentaire qui leur avait permis de revendiquer pour le pays indépendant un régime de cohabitation tolérante. Or, aujourd’hui, c’est un parti hindouiste intégriste, celui de Narendra Modi, qui se trouve au pouvoir. Que dire aussi de l’Europe centrale actuelle où, tout membres de l’Union européenne que soient leurs pays, les dirigeants de la Hongrie, de la Pologne, de la Slovaquie, obéissent à un discours populiste et manifestent une xénophobie que réactive la pression de réfugiés à leurs frontières ? Effet croisé du rejet du communisme, puis du modèle politique occidental, des conséquences perverses de la mondialisation et des exigences de la construction européenne, le populisme ne cesse de gagner du terrain. Qui l’aurait prédit il y a encore vingt-cinq ans?
L’histoire n’est jamais finie
L’histoire avait-elle repris son cours ? Quoi qu’il en soit, on allait pendant plusieurs décennies après 1917 appeler « conflit du siècle » celui qui opposerait l’Union soviétique et le monde capitaliste : or, cet affrontement avait bien un sens. La chute du régime soviétique en 1991 marquait la « fin de l’histoire », proclamaient les Américains par la voix de Francis Fukuyama, conseiller au département d’État : la démocratie libérale et l’économie de marché avaient vocation à s’installer partout dans le monde. Repris à l’époque par quelques moutons de Panurge de la presse internationale, ce jugement était émis de façon aussi péremptoire qu’une résolution de Staline et du Komintern en 1933 déclarant que le national-socialisme était une anomalie éphémère, alors que le régime soviétique était supposé éternel….Il n’a pas fallu plus de douze ans (1989-2001) pour que les cris de joie à la chute du mur de Berlin soient couverts par les cris de détresse face à l’attaque contre le World Trade Center. La Chine est devenue la deuxième puissance économique, à trois encablures des États-Unis. Le monde est bel et bien en train de changer. Il hérite de situations et de conflits que cette « fin de l’histoire » n’avait pas résolus. Qu’il s’agisse des conséquences des affrontements en ex-Yougoslavie ou en Asie centrale, du conflit israélo-palestinien, des séquelles du terrorisme irlandais, du ressentiment dans les pays à population musulmane, ou encore de la renaissance hindouiste dans sa relation conflictuelle avec l’islam, celle des soulèvements de la Corne de l’Afrique ou du Nigeria… Le socle des Lumières est démantelé – quelle ruse de l’histoire… La civilisation occidentale est en passe de perdre son hégémonie. La mondialisation, qu’elle semblait devoir conduire sans obstacle, voit de grandes ambitions inverser son cours, son sens. Dès la deuxième moitié du XXe siècle, c’est Sayyid Qutb, des Frères musulmans, qui assurait : « Voici donc l’Occident, après avoir semé l’injustice, l’asservissement et la tyrannie, qui gigote dans ses contradictions. Il suffit qu’une puissante main orientale se tende à l’ombre de l’étendard de Dieu et le monde retrouvera paix et calme. » Bientôt, la couverture de l’ouvrage d’Abdessalam Yassine intitulé Islamiser la modernité (1998) (et non « moderniser l’islam »…) représentait un gratte-ciel bâti en chiffres numériques avec à son sommet le drapeau de l’islam. On connaît la suite, prélude à un projet de domination du monde. « Le christianisme et l’islam sont les seules religions qui proposent de convertir l’humanité », souligne Michel Onfray dans Décadence. En Chine, c’est à prendre la relève des États-Unis et à retrouver sa place de première puissance mondiale que l’on rêve. En 2010, un ouvrage de Liu Mingfu publié à Pékin, Le Rêve chinois, montrait le Capitole se détachant dans un ciel d’apocalypse… Polarisé sur ce double défi, l’islam radical et la Chine, le monde occidental est resté aveugle à une autre volonté de puissance : celle qui ouvrait un boulevard à l’imaginaire des Turcs voyant accessible, à la chute de l’Empire soviétique – un « don d’Allah » –, la possibilité de retrouver pied en Asie centrale. Sans parler de l’Inde, de la Corée du Nord… Les ambitions sont nombreuses aujourd’hui à vouloir inverser le cours de la mondialisation, ce sens que l’Occident avait cru pouvoir donner à l’histoire. Les ruses de l’histoire n’ont pas fini de nous surprendre, bien que nous pensons parfois être plus rusés qu’elle.