Dix ans après l’échec européen en Libye, le temps du bilan de l’action de la France au Moyen-Orient a sonné. Entre difficulté à posséder une véritable stratégie géopolitique et impossibilité de pouvoir la mener en toute indépendance, la France semble ne plus être invitée à siéger aux côtés des puissances de la région. Une position que le professeur Frédéric Encel explique tout en rappelant que l’influence de la France au Moyen-Orient va grandissante.
Entretien avec Frédéric Encel. Propos recueillis par Étienne de Floirac. Frédéric Encel est Docteur HDR en géopolitique, maître de conférences à Sciences-Po Paris et professeur à la Paris School of Business, auteur de Géopolitique du printemps arabe (PUF, 2017, Grand Prix de la Société de Géographie), et des Cent mots de la guerre (PUF, 2020).
Comment expliquer, dix ans après, le fiasco occidental en Libye ?
Votre question porte en elle deux interrogations : le fiasco en soi, et son caractère occidental, plus précisément européen. Sur le premier point, manifestement, l’après Kadhafi n’a pas été assez pensé. À Paris, Londres et Rome, on a insuffisamment cherché une alternative sérieuse au régime – calamiteux et vacillant par ailleurs – de Kadhafi ; les quelques chefs de l’opposition venus tenter de nous convaincre de leurs représentativité et bonne volonté n’étaient manifestement pas à la hauteur. Cela dit, je vous rappelle, d’une part, que Benghazi – la deuxième ville de Libye en importance – était très directement menacée, d’autre part, que Moscou et Pékin avaient accepté que nous empêchions le despote libyen de mettre à exécution ses menaces apocalyptiques contre cette cité, en s’abstenant au Conseil de sécurité sur la résolution franco-britannique du 15 mars au Conseil de sécurité. À l’origine, il ne s’agissait donc pas de faire chuter Kadhafi, mais seulement de casser le fer de lance de son armée. Sauf qu’une fois cet objectif atteint, il était clair que ses opposants détruiraient son pouvoir.
Sur le second point, celui concernant les Occidentaux, je rappellerais qu’ils avaient déjà été accusés par des pans entiers des opinions arabes (et européennes) de n’avoir pas soutenu les peuples révoltés, tant en Tunisie qu’en Égypte. Que fallait-il faire ? Que dirait-on aujourd’hui si Benghazi soulevée contre le dictateur avait été noyée dans le sang ? L’affaire libyenne est paradigmatique de la contradiction dans laquelle on enferme les Occidentaux ; quoi qu’ils fassent au Moyen-Orient, ils sont toujours vilipendés…
Que reste-t-il de l’influence française dans ses anciens espaces coloniaux aux Proche et Moyen-Orient ? En l’espèce, la question libanaise pourra-t-elle devenir notre planche de salut ?
L’influence de la France au Maghreb, au Sahel et au Moyen-Orient, n’en déplaise aux ricaneurs, demeure très considérable et s’est même renforcée depuis la fin des années 2000 ! Une base stratégique aux Émirats arabes unis – la puissance montante du Golfe – deux autres à Djibouti et en Jordanie, plus de cinq mille soldats déployés au Sahel, un rôle militaire actif et conséquent contre Daesh, un statut privilégié dans les accords passés et à venir sur le dossier nucléaire iranien (accord des 5+1 de juillet 2015), ainsi que des partenaires commerciaux et/ou diplomatiques primordiaux tels que le Maroc, l’Égypte, l’Arabie saoudite ou encore Israël ; c’est ce qu’on appelle de l’influence ou ce terme n’a guère de sens… Surtout qu’il convient d’ajouter le soutien déterminant à nos alliés grecs et chypriotes face à l’expansionnisme turc en Méditerranée orientale, fin 2020. Cela ne signifie pas que la France peut se substituer aux États-Unis ou jouer l’arbitre incontournable, mais puisqu’aucune puissance ne peut y prétendre…
Quant au Liban, au sud duquel stationnent plusieurs centaines de nos soldats dans le cadre de la Finul bis, je ne pense pas qu’il puisse correspondre à une « planche de salut », bien au contraire ; d’abord, l’État dans l’État qu’est le Hezbollah aux ordres de Téhéran nous est violemment hostile, ensuite le pouvoir libanais est ontologiquement faible de son Pacte national dépassé et défectueux face aux communautés confessionnelles. Aux Libanais de s’en défaire, comme l’affirmait Emmanuel Macron à Beyrouth en août 2020, à des citoyens exaspérés lui demandant le retour du Mandat français, la France ne peut pas agir à leur place.
En définitive, la France a-t-elle encore un rôle à jouer au Moyen-Orient et est-elle en mesure de l’honorer ?
Elle en a, seule en Europe, à la fois la volonté et la capacité ; ce serait je crois une grave erreur d’y renoncer. Regardez ce qui s’est produit en Syrie en 2013 ; après la désastreuse reculade de Barak Obama, la Russie s’est puissamment et durablement installée. En géopolitique, bien souvent, le surcroît d’influence s’obtient par le retrait d’autrui…
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Considérez-vous que notre échec en Syrie, si tant est qu’il y en ait un, a considérablement atteint notre capacité à faire partie des grandes puissances sur la scène régionale ?
La doctrine Hollande-Le Drian me semblait la bonne : 1/conserver comme objectif la destruction des djihadistes (de Daesh, mais aussi ceux du Sahel), 2/ignorer un Bachar el Assad incarnant bien davantage un problème qu’une solution. Par ailleurs, nous avons soutenu, peut-être insuffisamment, les modérés de l’Armée syrienne libre. Est-ce un échec ? Seule, la France ne pouvait pas grand-chose. Or j’insiste : en août 2013, Obama a renoncé à tenir son engagement aux côtés de Paris et Londres de frapper des sites militaires syriens après un nouvel emploi de gaz de combat contre des civils. Hollande se tenait prêt, mais Obama a reculé (et Cameron a été empêché par les Communes). Résultat : la Syrie est d’autant plus sous condominium russo-irano-turc que l’inconséquent Trump a abandonné les Kurdes à leur sort en 2018… L’échec est avant tout américain.
Une alliance, ou du moins un rapprochement, avec la Russie serait-elle bénéfique à la diplomatie française dans la région ?
Un rapprochement, oui (à certaines conditions), et pas seulement dans la région. Je pense que face à la phénoménale montée en puissance globale – et de plus en plus agressive – de la Chine, l’Europe doit non seulement accélérer sa marche vers l’unification, mais encore redéfinir ses priorités ; le face-à-face vindicatif avec Moscou a-t-il encore un sens, trente ans après la chute de l’URSS et alors que la séquence Trump a démontré le déclin de l’attrait américain pour le Vieux continent ? Je n’en suis pas sûr.
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La géopolitique que s’apprête à mener le nouveau président des États-Unis, Joe Biden, va-t-elle nous obliger à modifier notre stratégie au Moyen-Orient ?
Je ne le crois pas, car dans les grandes tendances et excepté sur le dossier nucléaire iranien – où Biden, Macron et les chefs des autres grandes puissances convergent – la politique américaine va se poursuivre : soutien à Israël (même moins spectaculaire et avec un encouragement au retour à un vrai processus de paix), soutien aux alliés arabes traditionnels (quasiment les mêmes que ceux de Paris !) bien qu’avec quelques remontrances sur les Droits de l’homme, poursuite du désengagement des fantassins au profit des drones afin de maintenir la pression sur les djihadistes… Pas de quoi s’écharper ni se réorienter en profondeur !