Juge d’instruction au pôle antiterroriste du TGI de Paris, Marc Trévidic est un fin connaisseur du monde du terrorisme et des lacunes de l’anti-terrorisme français. Avec Le Roman du terrorisme, il aborde ce sujet grave sur un mode différent de ces précédents ouvrages, mais tout aussi intéressant pour ceux qui veulent en comprendre le fonctionnement.
Depuis plusieurs années Marc Trévidic a entrepris de livrer au grand public ses connaissances sur le terrorisme. Celles-ci, fondées sur son expérience, notamment en tant que juge d’instruction au pôle antiterroriste du Tribunal de Grande Instance de Paris entre 2006 et 2015, sont évidemment d’une grande richesse et, surtout, issues de données concrètes auxquelles les chercheurs n’ont généralement pas accès. Ses livres, par conséquent, sont non seulement bien écrits et agréables à lire[1], mais en outre offrent une vision de première main des rouages complexes du dispositif judiciaire de l’antiterrorisme en France[2]. Et même lorsqu’il s’aventure dans un récit de terrorisme-fiction en bande dessinée[3], le propos est intéressant et instructif.
Avec Le Roman du terrorisme, le projet est toutefois plus ambitieux. Il s’agit de donner à comprendre le fait terroriste à la fois dans sa généalogie, ses conditions et sa logique propre. En somme un « discours de la méthode terroriste », comme le sous-titre de l’ouvrage l’indique. Et ceci, à partir de l’exposé que « la terreur » et/ou le « terrorisme » fait à la première personne des sept préceptes[4] qui déterminent son existence et son usage. La nature hybride du texte, à la fois roman (mais non-fiction pure) et exposé théorique, rendent la lecture de ce livre un peu compliquée pour le spécialiste du terrorisme. Il est pourtant possible et nécessaire d’en discuter certains points importants, et en particulier deux d’entre eux portant sur les origines du terrorisme et sur la spécificité des préceptes qui le concernent suivant l’auteur.
Les origines du terrorisme
Concernant l’origine du terrorisme, Trévidic en attribue la paternité à Hasan ibn Sabbâh (1050-1124), le fondateur de l’ordre ismaélien des Assassins qui, depuis la citadelle d’Alamut (nord de l’Iran), organisa une longue série de meurtres ciblés jusqu’à sa destruction vers 1275. Cette origine, incontestable au point de vue romanesque, pose cependant deux problèmes. Le premier a trait au refus de considérer les Sicaires ou Zélotes juifs du premier siècle de notre ère comme de « véritables » terroristes, à la différence de chercheurs comme David Rapoport qui ont commencé à défricher cette question depuis longtemps[5]. Certes, s’aventurer dans les eaux profondes du terrorisme juif des origines à nos jours aurait été sans doute compliqué et peu prudent. En revanche la raison évoquée pour écarter les Zélotes laisse perplexe. En effet, après avoir -fort justement- affirmé que le terrorisme est essentiellement une technique ou « une méthode au service d’une stratégie » (p. 29) et qu’il ne se confond (donc) pas avec les causes que les terroristes défendent (ibid.), on apprend un peu plus loin que les Zélotes étant des « résistants engagés dans une guerre de libération nationale » (p. 43), il n’étaient pas (tout comme les résistants pendant la Seconde Guerre mondiale) des terroristes en raison…de la cause qui les mobilise.
Par ailleurs, cette généalogie fait abstraction d’un consensus historiographique croissant, qui caractérise le terrorisme comme un phénomène fondamentalement moderne. Issu soit directement des pratiques et valeurs de la Révolution française[6] ; soit surgissant en réponse à l’échec des barricades lors des insurrections urbaines au cours des révolutions de1848, et ultérieurement théorisé par divers auteurs au cours de la seconde moitié du XIXe siècle[7]. Dans cette optique, l’histoire du terrorisme proprement dit, comme théorie et pratique, commence vers la fin du XIXe siècle, faisant suite à une longue « préhistoire » où Zélotes, Assassins et autres tyrannicides trouvent une place soumise à discussion. Ce deuxième problème d’ordre historique, sans doute secondaire pour un travail romanesque, à pourtant un intérêt évident lorsqu’il s’agit de comprendre le fait terroriste dans sa spécificité.
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Quelles spécificités du terrorisme ?
Et c’est bien cette question de la spécificité du terrorisme qui se pose à l’examen de ses 7 préceptes fondateurs suivant le « terrorisme » lui-même (reprenant l’enseignement de Hasan ibn Sabbâh/Marc Trévidic). En effet, il est certain qu’il faut (1) une cause, (2) un ennemi, (3) savoir se servir de son ennemi, (4) un héros (et/ou une action emblématique), (5) un endoctrinement, (6) une organisation et (7) un secret (dont la nature est indéterminée, mais en rapport avec la clandestinité). Mais il n’est pas moins évident que ces préceptes s’appliquent également à toute conspiration, violente ou pas, destinée à affronter un pouvoir en place déterminé à se défendre. Il suffit, par exemple, de (re)lire Machiavel pour s’en convaincre[8]. Or, si tout acte terroriste s’inscrit dans un projet conspiratif (individuel, collectif, étatique…), toute conspiration ne débouche (heureusement) pas sur un passage à l’acte terroriste. Et c’est précisément l’analyse de plus en plus fine des différents aspects de l’acte terroriste qui fait depuis un demi-siècle l’objet de recherches spécialisées (désignées en anglais comme terrorism studies), que Trévidic ignore superbement, comme en témoigne son texte ainsi que la bibliographie de la page 251[9]. Et cette carence est d’autant plus regrettable que l’auteur dispose d’une expérience pratique qui lui aurait permis de départager aisément, dans cette vaste littérature à vocation scientifique, ce qui relève du bavardage de ce qui appartient véritablement au domaine des connaissances empiriquement fondées.
Bien entendu, ces objections qui peuvent paraitre à certains des chamaillages entre spécialistes n’enlèvent rien à la pertinence d’un texte qui abonde en notations justes et en intéressantes descriptions de cas. Vers la fin du livre, le lecteur est même convié à une promenade dans ce qui constitue probablement le secteur de l’enfer réservé aux terroristes, où il retrouve quelques clients attendus (mais pas ceux qui ont mis en œuvre les bombardements de Dresde et Hiroshima en 1945), ce qui est une expérience dantesque qui ne manque pas d’attraits. En somme, un ouvrage qui peut être lu en fonction de diverses perspectives, et qui constitue, en outre, un témoignage additionnel sur les représentations du terrorisme offertes au public français plus ou moins cultivé. Et au moment où il l’envisage ainsi, le spécialiste du terrorisme, satisfait d’engranger un nouvel objet d’observation, ne parvient cependant pas à oublier le plaisir pris à découvrir un texte bien construit, et qui suivant le poncif habituel « se lit comme un roman ».
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[1] On pense ici particulièrement à : Marc Trévidic, Terroristes. Les 7 piliers de la déraison, Jean-Claude Lattès, 2013 (plus tard publié au Livre de Poche).
[2] Pour un utile survol de la question on peut, par exemple, lire : Camille Hennetier, « Le traitement judiciaire du terrorisme. La construction d’une justice spécialisée », Cahiers de la Sécurité et de la Justice, N° 35/36, 2016, 8-12.
[3] Voir le triptyque : Marc Trévidic ; Matz ; G. Liotti, Compte à rebours, Rue de Sèvres, Paris, 2018, 2019 et 2019.
[4] On retrouve, ici encore le chiffre 7 auquel Trévidic semble particulièrement attaché, pour des raisons que la psychanalyse, la numérologie et d’autres sciences exactes seraient peut-être en mesure d’élucider.
[5] Voir : David C. Rapoport, « Fear and Trembling : Terrorism in Three Religious Traditions », The American Political Science Review, Vol. 78, N° 3, 1984, 658-677. Il y est question des Zélotes, des Assassins et des Thugs hindouistes.
[6] Pas seulement en relation avec le régime de la Terreur (1793-1794), mais surtout du fait de l’apparition de nouvelles modalités de légitimation du pouvoir. Voir : Martin Miller, The Foundations of Modern Terrorism, Cambridge University Press, Cambridge, 2013.
[7] Thèse défendue par John Lynch II, Another Kind of War. The Nature and History of Terrorism. Yale Univerity Press, New Haven/London, 2019.
[8] Machiavel, « Des conspirations », in : Discours sur la Première Décade de Tite-Live, Livre III/VI. Machiavel, Œuvres Complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1986, 617-637.
[9] Ce reproche ne s’adresse toutefois pas à Hasan ibn Sabbâh pour des motifs aisément compréhensibles. On trouvera un rapide survol de l’état actuel des connaissances et des débats dans cette discipline dans : Daniel Dory, « Les terrorism studies à l’heure du bilan », Sécurité Globale, N° 22, 2020, 123-142.