Un vent de panique a soufflé à travers les salles de rédaction dans la nuit du 3 novembre : Trump pouvait être réélu président des Etats-Unis, démentant les prévisions de l’immense majorité des experts. Cet homme présenté comme incompétent, menteur, raciste et sexiste, était-il capable de déjouer tous les pronostics comme en 2016 ? Fallait-il désespérer de l’Amérique ?
Soulagement
Le dépouillement n’était pas terminé et la plus grande confusion régnait à cause de l’ampleur du vote par correspondance. Qu’à cela ne tienne. De grands médias favorables à Joe Biden proclamèrent celui-ci élu dès que la balance pencha en son sens. Aussitôt les artistes qui s’étaient terrés pendant 24 heures se précipitèrent devant les caméras, les experts et les sondeurs relevèrent la tête, les hommes politiques européens félicitèrent le nouveau président, le musée de Berlin se débarrassa de la statue de Trump comme pour l’effacer définitivement. Les démocrates, un temps accablés, firent la fête au point qu’une pénurie de champagne se déclencha aux Etats-Unis – preuve qu’ils ne sont pas des « déplorables ». Tout rentrait dans l’ordre, on pouvait appliquer à Trump la technique de la cancel culture[1], il suffisait de refuser ses allégations de fraude et de couper ses allocutions pour lui interdire d’en parler. Obama, qui publiait ses mémoires de façon opportune, monopolisa les chaînes de télévision, on en oubliait le pauvre Biden. Effacé le résultat de 2016 et la présidence de Trump, une simple parenthèse dans la marche américaine vers un bien toujours meilleur.
Les élites démocrates de Washington ont-elles repris la main ? C’est toute la question. Elles ont démontré leur puissance car jamais sans doute un candidat n’a été autant attaqué par elles, avec succès. Certains républicains les ont d’ailleurs rejoints, comme les membres du projet Lincoln. Mais ils n’ont pas empêché Trump de faire mentir les pronostics. La moyenne des sondages publiés entre le mardi 27 octobre et le mardi 2 novembre avaient donné une avance de 10 points à Biden. Les fameux swing states – les états indécis susceptibles de faire basculer l’élection – avaient été attribués à Biden, mais l’Ohio, la Floride, l’Iowa, la Caroline du Nord votaient finalement pour Trump. Au niveau fédéral, l’écart est substantiel (4 points), mais très inférieur à ce qui était prévu. Trump aurait obtenu 17 % des voix des hommes noirs (contre 13 % en 2016), 35 % de celles des hommes latinos (contre 32 %), 54 % de celles des femmes blanches[2] (contre 52 %), 28 % de celles des femmes latinos, 8 % de celles des femmes noires. Il aurait progressé dans toutes ces catégories, sauf celle des hommes blancs (de 62 à 57 %). Faut-il penser que les campagnes destinées à leur faire honte de leur choix de 2016 et à leur faire peur devant la perspective d’un affrontement racial ont été efficaces ?
Le coup passa si près…
Il n’a pas gagné, mais le coup passa si près que le masque de Biden faillit s’envoler. La vague bleue prévue par les experts n’a pas eu lieu. Les républicains auront la moitié des sièges au Sénat, peut-être plus (tout dépend des élections prévues en Géorgie), les démocrates voient leur majorité à la chambre des représentants se réduire, ils perdent un poste de gouverneur (dans le Montana), les républicains gagnent des législatures locales[3]. Biden se heurtera à l’opposition de la Cour suprême, de la majorité des Etats fédérés, peut-être du Sénat et certainement de la minorité gauchiste des démocrates, galvanisée par les manifestations Black Live Matters. Sans oublier les trumpistes qui ne sont pas prêts de le considérer comme légitime.
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Justement, quel est l’avenir des trumpistes ?
La stratégie démocrate est claire, à l’image de celle que pratiquent les élites dans les pays européens : il s’agit de décourager les populistes et de les pousser à l’abstention. Il faut aussi les persuader qu’ils sont vraiment ces « déplorables » dont parlait Hillary Clinton, leur faire honte et les convaincre de s’abstenir plutôt que de se laisser aller à leurs sentiments coupables et dépassés. La cancel culture n’entend pas seulement effacer ses ennemis, elle exige qu’ils s’auto-effacent. Au passage cela peut contribuer à fausser les sondages, certains populistes hésitant à révéler leur choix systématiquement vilipendé – on a parlé des « trumpistes timides » lors de ces élections, on devrait plutôt dire les « trumpistes intimidés ». Cette stigmatisation répétée vise aussi à impressionner les électeurs républicains modérés. Le but a été partiellement atteint puisque, lors des élections législatives qui accompagnaient les présidentielles, certains candidats du Great Old Party ont obtenu des scores supérieurs à Trump dans leur circonscription.
L’état-major républicain a pourtant besoin des trumpistes comme il avait hier besoin du Tea Party : il ne peut se passer des voix que Trump a su mobiliser en masse et de l’enthousiasme qu’il a généré chez ses partisans. Conscient de cette réalité, il a pour l’essentiel suivi le président sortant dans ses accusations de fraude. D’ailleurs le parti démocrate, sous la pression de l’extrême gauche, cherchera à faire passer des mesures fiscales et environnementales qui seront rejetées par les des deux familles, républicains modérés et populistes, et favoriseront ainsi leur rapprochement.
Deux Amériques
Le trumpisme pourrait-il disparaître ? Le populisme existe aux Etats-Unis depuis longtemps, au moins depuis la fin du XIXe siècle. Récemment il s’est incarné dans certains candidats indépendants (Perrot lors des présidentielles de 1992) ou dans le Tea Party, mais l’élection de Trump l’a porté à un niveau de puissance inédit. Il révèle une véritable scission entre deux Amériques – pour utiliser des termes simples et approximatifs les élites et le peuple ou, de façon plus exacte, les grandes métropoles mondialisées et le reste du territoire, la carte des résultats est emblématique. Les comtés qui ont voté pour Biden représentent 51 % des voix, mais 70 % du PIB. Le mépris que leur manifestent les élites, la crainte de devenir minoritaires et d’être encore plus mal pris en compte, l’évidence de leur déclassement nourrit la révolte de ceux que l’on appelé « les hommes blancs en colère ». Ce ne sont pourtant pas eux qui ont ouvert les hostilités. Robert Reich, ancien ministre du Travail de Clinton, dénonçait, en un temps où les démocrates ne s’identifiaient pas autant à l’establishment, ceux qu’il appelait les « sécessionnistes » et qu’il identifiait aux classes supérieures urbaines, maintenant ralliées à Joe Biden.
Les mêmes causes produisent les mêmes effets : la colère populiste n’est pas près de retomber. Le sentiment entretenu par Trump que l’élection lui a été volée l’attisera, tout comme le retour aux affaires des équipes de Clinton et d’Obama, joyeuses et soulagées, qui peuplent le cabinet de Biden – on croirait le retour des émigrés en 1814. Comme eux, elles ont oublié qu’elles avaient été rejetées en 2016. Reste une condition à remplir pour que cette colère se traduise politiquement : qu’elle trouve un chef capable de la mobiliser et d’entraîner la base républicaine modérée. Trump lui-même ? Ce n’est pas certain car ses adversaires vont multiplier les obstacles, y compris les procès, pour le discréditer et l’entraver. En revanche Trump ne manque pas de caractère et peu de présidents ont bénéficié d’une telle adhésion de leurs partisans, ce qui explique le résultat inattendu des élections. Et puis, si ce n’est Trump, qui d’autre ?
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[1] La cancel culture (culture de l’annulation, culture du bannissement) est une pratique ravivée aux États-Unis consistant à dénoncer publiquement, en vue de leur ostracisation, les individus … perçus comme problématiques (Wikipedia).
[2] Selon l’Edison Exit Poll.
[3] Chaque Etat fédéré possède sa chambre des représentants et son Sénat, en plus de son gouverneur. Tous ces faits sont parfaitement expliqués dans l’article de Philippe Lacoude, Etats-Unis, malgré Biden des législatives peu favorables aux démocrates sur le site Contrepoints.