Quand on observe Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, la première impression n’est pas la bonne. On voit une femme de petite taille, un peu raide, le sourire figé, dame patronnesse et col Claudine, et on l’imagine aussitôt du côté des conservateurs les plus endurcis. En réalité, c’est une réformatrice extraordinaire depuis son entrée dans la vie politique allemande, voici une quinzaine d’années. Aujourd’hui, elle qualifie de « géopolitique » la structure de sa Commission et entend œuvrer pour l’avenir avec le programme Next Generation EU. Elle tente aussi, dans ce moment délicat de pandémie, d’utiliser cette crise comme l’instrument d’un rebond européen. À travers la mutualisation de la dette, le financement partagé de politiques communes sur le climat, l’environnement, la sécurité, la jeunesse ou la santé, notamment, elle met en route, assez ouvertement, un processus fédérateur.
Ce processus fédérateur n’a rien d’étonnant venant d’une citoyenne du pays le plus fédéral de l’Union, l’Allemagne, et qui, en 2011, avait déclaré au magazine Der Spiegel sa préférence pour des « États-Unis d’Europe ». Dans son discours sur l’état de l’Union européenne, le 16 septembre dernier, la présidente appelle l’UE, face aux événements mortifères qui nous affaiblissent, à « une vitalité nouvelle ». Laquelle ouvre le projet d’une Europe mieux ordonnée et plus décisive, qui ressemblerait au pays de von der Leyen, une démocratie calme et efficiente, une nation fédérale au sein de laquelle les différends sont patiemment négociés. Ainsi, l’Europe deviendrait une grande puissance bienveillante et respectée dans un monde en désordre. À cette injonction d’une vitalité nouvelle s’associent deux objectifs : « Façonner le changement plutôt que de le subir, et sortir plus fort de l’épreuve en créant des perspectives pour le monde de demain. » Ce volontarisme a les moyens d’exister, rappelle la présidente : « Nous avons la vision, nous avons le plan, nous avons les investissements. » Au cours de ce discours, Ursula von der Leyen évoque à deux reprises l’économie européenne comme « une économie sociale de marché ». Cette dénomination désigne habituellement l’économie allemande, mais en réalité, elle définit aussi la vraie nature de l’économie de l’Union. Le marché unique et ses quatre libertés illustrent sa priorité libérale, et son « pilier social » ouvre des droits aux Européens.
Germaniser l’Europe
Dans l’histoire allemande, l’économie sociale de marché est intimement liée au concept d’ordolibéralisme[1]. Développé par l’école de Fribourg dès les années 1930 et mis en action au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il donne à l’État la mission de créer un cadre normatif permettant une concurrence libre et non faussée entre les entreprises. L’État, dans ce système, devient « ordonnateur » et non pas « dirigiste ». Est-ce une Europe ordolibérale que nous mijote Ursula ? Probablement. Cependant, les économies européennes, y compris celle de l’Allemagne, vivent un moment très keynésien, les gouvernements voulant contrer la récession à l’aide de grands projets que finance généreusement la Banque centrale européenne. La présidente de la Commission elle-même embrasse l’interventionnisme le plus débridé avec, notamment, son « pacte vert » qui devrait nous coûter quelque 1 000 milliards d’euros. Mais elle n’oublie pas le volet social de l’économie européenne. Le 19 octobre dernier, la Commission a publié sa feuille de route pour 2021. Elle y rappelle qu’elle a déjà posé « les fondations du changement systémique dont l’Europe a besoin ». Tout est prêt dans la boîte à outils : le pacte vert, l’avenir digital, le volet social, celui de la santé, la stratégie industrielle, le renforcement du marché unique. « Une fois sortis de la crise de la pandémie, nous devons être prêts à agir mieux pour vivre dans une société plus saine, plus juste et plus prospère », proclame ce texte. Un tel avenir vertueux deviendrait l’enfant d’une révolution silencieuse visant à « germaniser » l’Europe. Ce projet s’inscrit jusque dans une vision esthétique de l’histoire puisque la présidente déclare que « notre changement systémique doit avoir sa propre esthétique associant le style à la durabilité. C’est pourquoi nous allons installer un nouveau Bauhaus[2] européen ».
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Une enfant de l’Europe
Ursula von der Leyen est une enfant de Bruxelles, née en 1958 à Ixelles, banlieue huppée de la capitale belge. Son père, Ernst Albrecht, héritier d’une grande famille de marchands de la ville de Brême, est l’un des premiers fonctionnaires de la nouvelle Communauté européenne. Pour de jeunes Allemands de sa génération, l’Europe représente alors une nouvelle patrie où s’accomplirait la promesse de Kant d’une « paix perpétuelle[3] ». En 1971, la famille s’installe à Hanovre et Albrecht se lance en politique. Il sera président du Land de Basse-Saxe de 1976 à 1990. Son long mandat fait de lui une personnalité de premier plan. Ursula, qui avait entrepris des études d’économie à l’université de Göttingen, doit se réfugier à Londres après la menace de son enlèvement par la Fraction armée rouge (RAF), un groupe terroriste très actif à l’époque. Elle s’inscrit, sous le nom d’emprunt de Rose Ladson, à la London School of Economics et vit un moment de libération extraordinaire. La jeune femme, fidèle luthérienne, révèle soudain son côté ludique et peu conformiste. Fascinée par la scène punk, elle ne rate aucun concert des Clash. Elle fréquente plus souvent les discothèques que la bibliothèque de la LSE. « J’ai plus vécu qu’étudié », avoue-t-elle en 2016 au journal Die Zeit[4]. En 1986, elle épouse Heiko von der Leyen, un jeune médecin rencontré à la chorale de Göttingen. Elle aussi étudie la médecine et obtient son doctorat en 1991. L’année suivante, son mari enseigne à Stanford où le couple va vivre jusqu’en 1996. À son retour, Ursula travaille au département d’épidémiologie de l’hôpital de Hanovre et obtient une licence en santé publique. Puis elle suit les traces de son père. Élue députée au parlement régional de Basse-Saxe en 2003, elle rejoint la même année le gouvernement régional comme ministre des Affaires sociales. En 2005, Angela Merkel devient chancelière et la nomme ministre de la Famille, des Personnes âgées, des Femmes et de la Jeunesse. Et ceux qui la pensaient conservatrice comprennent alors leur erreur. Dès sa nomination, elle défend une loi – critiquée par la droite de son parti, la CDU – qui finance le développement des crèches, permettant ainsi aux femmes de travailler. En 2013, elle se déclare favorable à l’adoption d’enfants par des couples homosexuels. En 2017, elle vote, encore contre son propre parti, en faveur du mariage gay. Elle réclame aussi l’instauration d’un salaire minimum national et souhaite baisser les obstacles à l’immigration de travailleurs qualifiés. Quand elle est élue présidente de la Commission, le 16 juillet 2019, Ursula von der Leyen démissionne de ses fonctions de ministre de la Défense qu’elle occupait depuis 2013 – la première femme à ce poste en Allemagne. Elle laisse à son successeur une armée plus nombreuse et mieux équipée. En quittant le gouvernement allemand, elle quitte aussi Angela Merkel avec laquelle elle a travaillé sans interruption depuis 2005.
Ursula von der Leyen a toujours caché son jeu. Cette prétendue puritaine n’ignore pas l’hédonisme, la jeune femme insouciante s’intéresse à la santé publique, la conservatrice milite pour le mariage gay. Bientôt, à la fin de la pandémie, nous verrons les cartes posées sur la table et qui l’emportera dans cette joute perpétuelle entre apathie, populisme et vitalité. Vivrons-nous alors le désordre latin, l’effondrement de l’euro, ou le triomphe de l’ordolibéralisme allemand ?
[1] On peut lire à ce sujet deux ouvrages de Patricia Commun, Les ordolibéraux, histoire d’un libéralisme à l’allemande, Les Belles Lettres, 2016 et L’ordolibéralisme allemand : Aux sources de l’économie sociale de marché, CIRAC, 2003.
[2] Le Bauhaus est une école d’architecture et d’arts appliqués, fondée en 1919 à Weimar (Allemagne) par Walter Gropius. Il pose notamment les bases de la réflexion sur l’architecture moderne.
[3] Zum ewigen Frieden. Ein philosophischer Entwurf, publié à Königsberg en 1795. Le Livre de Poche a publié en 2002, sous le titre Pour la paix perpétuelle, une traduction française de Joël Lefebvre.
[4] Jochen Bittner et Peter Dausend, « Mehr gelebt als studiert », Die Zeit, no 26, 2016.