Le Pérou, une démocratie à bout de souffle ?

19 novembre 2020

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Des gens portent le cercueil d'Inti Sotelo Camargo, 24 ans, un étudiant décédé le 14 novembre lors des manifestations contre la destitution du président Martin Vizcarra par les législateurs (c) Sipa AP22513990_000041

Abonnement Conflits

Le Pérou, une démocratie à bout de souffle ?

par

Gangréné par la corruption, le Pérou est le théâtre d’une instabilité politique chronique. Les gouvernements successifs y tombent comme des mouches sous la tapette de la justice et d’un Congrès aux vastes prérogatives. Néanmoins, malgré ces tristes permanences de l’histoire péruvienne, la récente destitution du président Martin Vizcarra dans le contexte sombre de crise sanitaire et économique se révèle inquiétante.

 

Le 10 novembre 2020, moins de deux mois après une première tentative en ce sens[1], le président péruvien Martín Vizcarra est démis de ses fonctions par le Congrès de la République[2]. Sur les 130 députés du pays andin, 105 votent en faveur de la procédure, seul le Parti violet (Partido Morado) ayant décidé de s’y opposer. Les élus mettent ainsi en œuvre l’article 113 de la Constitution de 1993, qui permet d’enclencher une « vacance pour incapacité morale »[3]. C’est la première fois depuis l’an 2000 (et la fin de la présidence agitée d’Alberto Fujimori[4]) qu’une telle situation se produit. La réaction de la rue ne se fait pas attendre avec des manifestations populaires qui convergent vers le siège du pouvoir législatif[5]. Elles sont sévèrement réprimées dans les jours qui suivent et l’on recense au 15 novembre 2020 plus de 100 personnes blessées, 41 disparus et 2 décès[6].

Ne disposant plus de vice-président depuis la démission de Mercedes Aráoz[7], Vizcarra est remplacé par le président de l’Assemblée législative, Manuel Merino[8]. Incapable de répondre à la contestation, accablé par la pression parlementaire, il renonce à son poste au bout de cinq jours. Face à cette situation inédite, le Congrès élit le 17 novembre un personnage peu connu du grand public, Francisco Sagasti, comme président par intérim[9]. Avec trois chefs d’État en une semaine, des manifestations qui dégénèrent et une incapacité à gérer la transition jusqu’aux élections du 11 avril 2021, la démocratie péruvienne semble bien mal en point.

 

La corruption au centre du problème ?

 

En réalité, Martín Vizcarra et ses successeurs ne sont pas les seuls à vivre une telle épreuve. Tous leurs prédécesseurs élus à partir de 1990 ont maille à partir avec la justice. Président autoritaire de 1993 à 2000[10], Alberto Fujimori n’échappe pas à la justice de son pays. À partir de 2017, il se retrouve devant les tribunaux pour divers chefs d’accusation, dont crimes contre l’humanité et détournements de fonds[11].

Président de la République de 2001 à 2006, Alejandro Toledo se retrouve empêtré dans une affaire de corruption liée à Odebrecht. Ce nom est celui d’un conglomérat brésilien actif dans le milieu de la construction, qui a versé des pots-de-vin à des responsables politiques de toute l’Amérique latine[12]. D’abord placé en résidence surveillée aux États-Unis[13], Toledo bénéficie ensuite d’une liberté sous caution en attendant son extradition[14]. Après avoir occupé ce poste de 1985 à 1990, Alan García est réélu à la magistrature suprême péruvienne en 2006. Lui aussi sous le coup d’un mandat d’arrêt dans le contexte de l’affaire Odebrecht, il se suicide en avril 2019 avant d’être interpellé[15]. Président du Pérou de 2011 à 2016, Ollanta Humala est incarcéré en 2017 pour des motifs comparables[16]. La liste se poursuit avec Pedro Pablo Kuczynski, élu en 2016. Dans le cadre d’un scandale lié à la multinationale Odebrecht, le chef d’État démissionne le 23 mars 2018[17].

C’est son vice-président de l’époque, Martín Vizcarra, qui lui succède à la présidence du pays. Sa mise en cause dans une affaire qui remonte à l’époque où il était gouverneur du département de Moquegua[18] interpelle d’autant plus qu’il incarne une sorte de chevalier blanc.

Durant son mandat, il ne cesse en effet de s’opposer à tous les abus dont se rendent coupables les responsables politiques de son pays. C’est le sens du référendum constitutionnel de 2018[19], qu’il promeut activement. Ce scrutin vise notamment à réguler le financement des formations politiques et à renforcer les pouvoirs de la magistrature dans le combat contre ces pratiques douteuses. Cette consultation est d’ailleurs largement remportée par le président en place, puisque seule la proposition consistant à doter le parlement du Pérou d’une chambre haute est rejetée par les électeurs[20].

De la même façon, lorsque le chef d’État fait organiser des élections législatives anticipées le 26 janvier 2020 afin de mettre fin au blocage parlementaire dont il est victime, les citoyens le suivent avec un taux d’approbation qui grimpe jusqu’à 80 %[21]. Une popularité qui reste forte y compris après sa destitution, ce qui pousse certains commentateurs à parler de coup d’État à son encontre[22].

 

A lire aussi : Brésil : le grand retour du populisme économique

 

Le Congrès, véritable maître du jeu ?

 

De telles accusations s’adressent avant tout au Congrès de la République. Ce dernier est dans le collimateur des partisans de Vizcarra, qui estiment qu’il ne pouvait pas pousser le président vers la sortie pour des faits antérieurs à son mandat présidentiel[23].

Mais élargissons la perspective. Bien que théoriquement proche du système institutionnel de ses voisins, l’organisation politique péruvienne fait la part belle au pouvoir législatif. Ce dernier a de larges prérogatives dans la désignation du gouvernement, la définition de la politique budgétaire et le contrôle du président[24]. Dominé par des figures polémiques, à l’instar de Keiko Fujimori (fille de l’ancien président, candidate malheureuse à deux élections présidentielles et dans le viseur de la justice[25]), le Congrès péruvien est jugé durement par les électeurs. Ils y voient en effet un marigot dévoré par la soif d’argent et les ambitions personnelles[26]. Très fragmenté (le parti arrivé en tête aux dernières élections ne dispose que de 25 sièges sur 130[27]), il est devenu le symbole de la politique politicienne la plus détestable.

 

Une crispation continentale

 

La crise démocratique qui touche aujourd’hui le pays andin vient surinfecter deux plaies préoccupantes. La première est de nature sanitaire, puisqu’il s’agit de l’une des nations les plus touchées du globe par la pandémie de Covid-19, avec 87,53 décès pour 100 000 habitants en septembre dernier[28]. La seconde est économique, car le confinement très strict décrété par les autorités pour faire face à l’épidémie entraînera probablement la pire récession d’Amérique latine cette année (14 % de chute du PIB)[29].

Le Pérou devient dès lors une sorte de miroir grossissant d’un continent à la dérive, entre élections contestées (États-Unis d’Amérique, Bolivie), éruptions de colère contre le coût de la vie (Équateur), changements incertains de constitution (Chili), effondrement économique et dictature (Venezuela), retour de vieux démons monétaires (Argentine) et difficultés à changer de modèle global (Mexique).

 

[1] « Congreso: presentan moción de vacancia tras la difusión de audios de Martín Vizcarra por el caso Richard «Swing» », RPP Noticias, 10 septembre 2020.

[2] « Martín Vizcarra: el Congreso de Perú destituye al presidente », BBC Mundo, 10 novembre 2020.

[3] García Belaunde, Domingo et Tupayachi Sotomayor, Jhonny, La vacancia presidencial – Una visión desde el derecho comparado, Lima : Olejnik, 2019.

[4] « Los presidentes del Perú vacados por «incapacidad moral» », El Comercio, 17 décembre 2017.

[5] « Manifestantes se movilizan hacia el Congreso en rechazo a Manuel Merino de Lama », Exitosa, 10 novembre 2020.

[6] « Renuncia Manuel Merino: la ola de protestas en Perú que dejó dos muertos y 100 heridos y culminó con la dimisión del presidente », BBC Mundo, 15 novembre 2020.

[7] « Congreso de Perú aprueba renuncia de Mercedes Aráoz a la vicepresidencia luego de 200 días », La Tercera, 7 mai 2020.

[8] « Manuel Merino juró como presidente de la República », Canal N, 10 novembre 2020.

[9] Sastre, Ángel, « Francisco Sagasti será el próximo presidente de Perú », La Razón, 16 novembre 2020.

[10] Carrión, Julio (éd.), The Fujimori legacy – The rise of electoral authoritarism in Peru, University Park : presses de l’Université d’État de Pennsylvanie, 2006.

[11] « El megajuicio a Fujimori », El Comercio, 10 juin 2009.

[12] « Au Pérou, quatre ex-présidents impliqués dans l’affaire Odebrecht », Le Monde, 17 avril 2019.

[13] « Alejandro Toledo es arrestado en EE. UU. «por mandato de extradición» », El Comercio, 16 juillet 2019.

[14] « Conceden libertad bajo fianza a Alejandro Toledo por riesgo de Covid-19 », Gestión, 19 mars 2020.

[15] « Fallece expresidente peruano Alan García tras dispararse para evitar detención por caso Odebrecht », Telesur, 17 avril 2019.

[16] « 18 meses de prisión preventiva para el expresidente de Perú Ollanta Humala y su esposa Nadine Heredia por el escándalo Odebrecht », BBC Mundo, 14 juillet 2017.

[17] « Ya es un hecho PPK renunció a la presidencia del Perú », Gestión, 21 mars 2018.

[18] « ¿Otra moción de censura contra Vizcarra? Nuevamente la vacancia presidencial », La Ley, 20 octobre 2020.

[19] Taj, Mitra et Céspedes, Teresa, « Peru president proposes referendum on political, judicial reform », 28 juillet 2018.

[20] « Referéndum Perú: aprobadas 3 de las 4 reformas constitucionales que pretenden acabar con la corrupción en el país », BBC Mundo, 11 décembre 2018.

[21] « Popularidad de Vizcarra se dispara a casi 80 por ciento tras su decisión de disolver el Congreso », DW, 13 octobre 2019.

[22] « Se extiende la sospecha de golpe de Estado en Perú », 14 y medio, 11 novembre 2020.

[23] Pour plus de précisions sur cette disposition constitutionnelle, voir notamment García Chávarri, Abraham, « La incapacidad moral como causal de vacancia presidencial en el sistema constitucional peruano » in Pensamiento constitucional, Lima : presses de l’Université pontificale catholique du Pérou, 2013, n° 18, pages 383-402.

[24] Pardo, Daniel, « Renuncia Manuel Merino: 4 claves que explican por qué han caído tantos presidentes en Perú », BBC Mundo, 10 novembre 2020.

[25] « Revela Keiko Fujimori en «Comisión Montesinos»: abogado actuó como extorsionador a favor de Vladimiro Montesinos », site officiel du Congrès de la République du Pérou, 23 septembre 2020.

[26] Voir Cifuentes, Cristina, « Perú: un Congreso cuestionado elige un nuevo Presidente », 16 novembre 2020.

[27] « Nueve partidos en el fragmentado nuevo Congreso peruano », Telam, 16 février 2020.

[28] « Pourquoi le Pérou cumule-t-il tant de victimes du Covid-19 ? », Courrier international, 10 septembre 2020.

[29] Fariza, Ignacio et Fowks, Jacqueline, « El virus condena a Perú a la mayor recesión de América Latina en 2020 tras Venezuela », El País, 27 octobre 2020.

 

Mots-clefs :

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Des gens portent le cercueil d'Inti Sotelo Camargo, 24 ans, un étudiant décédé le 14 novembre lors des manifestations contre la destitution du président Martin Vizcarra par les législateurs (c) Sipa AP22513990_000041

Vous venez de lire un article en accès libre

La Revue Conflits ne vit que par ses lecteurs. Pour nous soutenir, achetez la Revue Conflits en kiosque ou abonnez-vous !

À propos de l’auteur
Nicolas Klein

Nicolas Klein

Nicolas Klein est agrégé d'espagnol et ancien élève de l'ENS Lyon. Il est professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur de Rupture de ban - L'Espagne face à la crise (Perspectives libres, 2017) et de la traduction d'Al-Andalus: l'invention d'un mythe - La réalité historique de l'Espagne des trois cultures, de Serafín Fanjul (L'Artilleur, 2017).

Voir aussi

Pin It on Pinterest