Entretien – Le Kazakhstan : faire face à l’apétit des grandes puissances

19 novembre 2020

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Capitale du Kazakhstan, Astana, renommée Noursoultan en mai 2019 en hommage aux vingt ans de travail de Noursoultan Nazarbaïev, (c) Pixabay

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Entretien – Le Kazakhstan : faire face à l’apétit des grandes puissances

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Neuvième plus grand pays du monde avec sa grande steppe et ses vastes déserts, le Kazakhstan est aussi un espace géostratégique majeur aux sous-sols convoités. Le colonel Stéphan Samaran, directeur du domaine « stratégies, normes et doctrines » à l’IRSEM et fort d’une longue expérience de terrain en Asie centrale,  commente et clarifie les enjeux géopolitiques auxquels cet-ex république de l’URSS est confrontée.

Entretien avec avec le colonel Stéphan Samaran – Propos recueillis par Louis du Breil

Plus grand pays du monde sans interface maritime et première puissance économique d’Asie centrale, le Kazakhstan est un peu le centre de gravité de « l’Eurasie ». Isolée par son enclavement géographique mais forte de ses immenses ressources énergétiques et minières, que dire de la puissance kazakhstanaise à l’heure actuelle ?

S’étendant sur une superficie 4,5 fois supérieure à celle de la France métropolitaine, le Kazakhstan est effectivement enclavé au cœur du continent, avec cependant une particularité qu’il partage avec seulement deux pays, la Russie et la Turquie : celle d’avoir une partie de son territoire en Europe (la région située à l’ouest de la rivière Oural) alors que l’essentiel se trouve en Asie. A distinguer de l’eurasisme, doctrine née en Russie au XIXème siècle mettant un accent messianique sur la puissance impériale, souvent reprise au siècle dernier voire depuis la dislocation de l’URSS, la dimension eurasienne ou eurasiatique mise en avant par le premier président kazakhstanais Noursoultan Nazarbaïev vise à briser l’isolement de l’Asie centrale en consacrant le rôle du Kazakhstan comme trait d’union entre l’Asie et l’Europe.

De fait, l’enclavement géographique du pays est tout relatif : certes situé à 5000 km de toute façade maritime libre de glaces, le territoire actuel du Kazakhstan a de tous temps été un espace de transit entre l’Orient et l’Occident. Héritage de l’antique route de la soie, confirmé par la colonisation russe puis le centralisme soviétique, les voies de communication terrestre sont dirigées vers le nord et vers l’ouest, faisant ainsi du Kazakhstan un « sas d’entrée » vers la Russie puis l’Europe. Le seul véritable isolement serait plutôt intérieur, du fait des rigueurs hivernales d’un climat continental strict.

Avec un sous-sol recelant la totalité des éléments du tableau périodique de Mendéléïev, le Kazakhstan est potentiellement riche, du fait des revenus de l’exportation des hydrocarbures et de l’uranium. A ces ressources minières, il faut ajouter celles des cultures céréalières et de l’élevage assurant, au-delà de l’autosuffisance alimentaire, de copieux excédents exportés vers le sud et l’est.

Cette richesse potentielle doit toutefois être tempérée par le contexte actuel : comme la Russie et tant d’autres pays exportateurs de matières premières brutes et de produits peu transformés, le Kazakhstan est confronté à la surproduction et à des cours mondiaux très bas. Le rythme du développement économique et social se ralentit depuis 2014, et subit les effets de la lutte contre la pandémie COVID 19.

Comment la domination économique régionale du Kazakhstan (plus de 50% du PIB des cinq pays d’Asie centrale) est-elle perçue par ses voisins ?

Cette domination économique, loin d’être acquise lors de l’indépendance fin 1991, a été gagnée en dix ans aux dépens de l’Ouzbékistan, plus peuplé et initialement doté de meilleures infrastructures. Une certaine compétition se poursuit toujours entre ces deux « poids lourds » de la région, sans altérer les relations amicales qui les unissent. Pour les trois autres pays de la région (Kirghizstan, Tadjikistan et Turkménistan), le Kazakhstan est plutôt considéré comme bienveillant et généreux. Au-delà de la domination économique, le leadership diplomatique du Kazakhstan est considéré, non pas comme une gêne, mais généralement comme un atout pour la région toute entière.

Il faudra toutefois tempérer cette vision idyllique dans l’avenir, à l’aune d’un facteur géopolitique essentiel : l’eau. Comme d’autres régions du monde, l’Asie centrale connaît la distinction entre pays de l’amont (Tadjikistan et Kirghizstan) et pays de l’aval (Ouzbékistan, Kazakhstan et Turkménistan). Les deux premiers bénéficient, grâce à leurs hautes montagnes, d’abondantes ressources hydriques. Mais ce même relief limite les surfaces cultivables tout en étant un obstacle à l’exploitation de possibles ressources du sous-sol. Dépourvus d’hydrocarbures, ils sont dépendants des trois autres pays pour en importer mais doivent utiliser la force motrice de l’eau pour la production d’électricité potentiellement exportable vers le sud (Afghanistan). Les barrages de retenue qui leur sont indispensables réduisent le débit des cours d’eau alimentant les deux grands fleuves (Amou-Darya et Syr-Darya) surexploités pour l’irrigation des cultures des pays de l’aval. Les effets du réchauffement global se font déjà sentir avec l’accélération de la fonte des glaciers, faisant peser la menace de l’amenuisement des ressources en eau dans les deux pays de l’amont et dans la région toute entière.

Barrage de Kurpsai au Kirghizistan (c) Wikipedia

Seule république ex-soviétique d’Asie centrale à partager une frontière terrestre avec la Fédération de Russie, le Kazakhstan semble n’avoir jamais coupé le cordon ombilical qui le relie à Moscou. Après bientôt trente ans d’indépendance, où en sont les relations diplomatiques entre les deux Etats ?

Avec 6846 km, la frontière russo-kazakhstanais est la plus longue frontière terrestre ininterrompue entre deux Etats. A l’exception de la ligne de crête du massif de l’Altaï, elle n’est marquée par aucun cours d’eau ou obstacle topographique et traverse l’immense steppe, révélant la réalité géographique de la majeure partie du territoire kazakhstanais, prolongement vers le sud de la Sibérie occidentale. Comme c’est souvent le cas, la géographie a commandé à l’histoire et continue de dicter ses lois : la nature même de cette frontière militairement indéfendable résume ce que doivent être les relations entre le Kazakhstan et la Russie, à savoir des relations de bon voisinage.

Plutôt qu’un cordon ombilical, qui signifierait un lien nourricier, il est préférable de parler de référentiel que le Kazakhstan, en dépit des blessures causées par le régime soviétique (déportations, camps de travail, polygones d’essais nucléaires et zones militaires interdites), ne semble pas prêt à abandonner complètement. Malgré la vitalité de la démographie des citoyens d’ethnie kazakhe, désormais majoritaires dans la population, la langue russe demeure la lingua franca pour la centaine de nationalités qui forment la nation kazakhstanaise, forte en 2020 de 19 millions d’habitants et souvent dépeinte comme un échantillon représentatif de la plupart des peuples de l’ex-URSS.

Les relations qui unissent le Kazakhstan à la Russie sont politiques au sein de la Communauté des Etats indépendants (CEI), économiques dans l’Union économique eurasiatique (UEE) et militaires l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). Celle-ci est l’alliance regroupant autour de la Russie cinq Etats de son étranger proche : Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizstan et Tadjikistan. Plusieurs exercices multinationaux sont organisés chaque année, sur des scenarii de lutte antiterroriste. Dans cet ensemble de forces armées aux niveaux d’équipement et d’entraînement disparates, la Biélorussie et le Kazakhstan s’avèrent les alliés les plus solides de la Russie.

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En tant qu’espace prédominant entre Europe et Asie, le territoire du Kazakhstan est une zone de transit fondamentale du projet pharaonique chinois de « Nouvelles routes de la soie ». Comment ces investissements chinois sont-ils accueillis ?

Pour des raisons historiques lointaines comme pour la perception de la situation actuelle en Chine des minorités kazakhes et ouïghoures, une grande retenue empreinte de méfiance caractérise les relations avec la République populaire de Chine, tout en respectant les canons de la politesse orientale. Le marasme économique mondial rendant prudents les rares investisseurs étrangers, il n’y a guère que le Chinois pour financer aujourd’hui de grands projets d’infrastructure en Asie centrale : ceux-ci sont donc particulièrement bien accueillis au Kazakhstan, d’autant plus que le président Kassym-Jomart Tokaïev, diplomate chevronné, a été en poste à Pékin et parle mandarin.

Rappelons aussi que le Kazakhstan fait également partie de l’Organisation de coopération de Shanghai, dont une des missions primordiales est de coordonner entre ses membres les échanges d’informations dans le domaine de la lutte contre le terrorisme.

Finalement, étouffée entre les influences russes et chinoises, et même américaines dans une certaine mesure, l’Asie centrale semble être la proie stratégique d’un nouveau « Grand Jeu », à l’image de celui qui opposait l’empire britannique et celui des tsars au XIXème siècle. Le développement de relations diplomatiques et économiques avec l’union européenne, et notamment avec la France, répond-il à une logique de politique multivectorielle visant à échapper à cet engrenage ?

Depuis la dissolution de l’Union soviétique, l’Asie centrale s’est retrouvée au carrefour d’influences multiples, proches et lointaines. Pré carré ou plutôt glacis protecteur de l’ancienne puissance « coloniale » russe, qui y maintient sa présence militaire au Kirghizstan (base aérienne de Kant) et surtout sa plus forte présence militaire permanente hors de Russie avec la 201ème base au Tadjikistan, forte d’au moins 5000 hommes, la région s’est rapidement avérée un marché ouvert à la puissance commerciale chinoise. Le Tadjikistan bénéficie d’une généreuse coopération chinoise

Elle est aussi un terrain où se mesurent les intérêts contradictoires du Pakistan, et de l’Inde. C’est d’ailleurs cette dernière qui a offert au Kazakhstan l’opportunité de participer substantiellement à une mission de maintien de la paix sous égide de l’ONU avec l’accueil pendant trois mandats de six mois de 2019 à 2020 d’une compagnie d’infanterie à 120 hommes au sein du bataillon indien de la FINUL (Liban).

L’Iran, dont on connaît la parenté culturelle avec des pays persanophones comme le Tadjikistan et l’Afghanistan, essaie de faire contrepoids à son isolement international en déployant en Asie centrale une diplomatie discrète et exempte de prosélytisme religieux, à la différence des monarchies du Golfe persique, qui financent volontiers la construction de mosquées.

La Corée du sud, puissance économique notable, s’est rapidement rapprochée de l’Ouzbékistan et du Kazakhstan où vivent depuis Staline d’importantes minorités coréennes. Le même chemin a été emprunté dès 1992 par l’Allemagne, premier pays européen à ouvrir des ambassades en Asie centrale, du fait de la présence de descendants des « Allemands de la Volga » déportés en même temps que tant d’autres « peuples punis » par Staline en 1940 (Tchétchènes, Ingouches, Kalmouks, Tatars de Crimée, Azéris, etc.).

Pour les autres puissances dites « occidentales », c’est un intérêt purement militaire au lendemain des attaques terroristes du 11 septembre 2001 qui a donné corps aux relations diplomatiques tissées lors de l’accession à l’indépendance. Pour les forces armées des Etats-Unis et de leurs alliés, il fallait rapidement mettre sur pied des points d’appui aux opérations en Afghanistan : ce furent Kharshi Karabad et Termez en Ouzbékistan, respectivement pour les Américains et les Allemands, Douchanbé (Tadjikistan) pour les Français, tandis que Manas (Kirghizstan) servit de plateforme à plusieurs alliés européens.

La présence française au Tadjikistan a pu durer 12 ans jusqu’à la fin de notre déploiement en Afghanistan, grâce aux liens politiques étroits et à une substantielle coopération de compensation centrée sur la mise aux standards internationaux de l’aéroport de Douchanbé : réfection des chaussées aéronautiques, construction d’un nouveau terminal pour passagers et enfin construction de la tour de contrôle. C’est toutefois en Ouzbékistan dès les premières années d’indépendance et surtout au Kazakhstan après 2008 que les entreprises françaises ont établi des partenariats conséquents dans tous les domaines : secteur pétrolier et gazier, agroalimentaire, métallurgique, construction de locomotives et quelques succès de l’industrie de défense.

Toutes ces interactions ont été possibles grâce à la diplomatie multivectorielle, voire omnivectorielle, développée par des pays cherchant à sortir d’une relation exclusive avec Moscou et Pékin. La présence militaire occidentale dans la région, certes initialement facilitée par la Russie, n’était pas destinée à se prolonger. L’activité commerciale occidentale reste très surveillée par les Russes comme par les Chinois, dans une atmosphère de concurrence acharnée. Alors, existe-t-il un nouveau Grand Jeu en Asie centrale ? Certains analystes le pensent, mais il semble qu’il y ait beaucoup trop de joueurs à la table…

Pays à majorité musulmane, le Kazakhstan appartient aussi à cette zone asiatique turcophone visée par l’idéologie du panturquisme. Comment définir les positionnements réciproques ? 

Le Kazakhstan est un pays laïc et multiconfessionnel où la cohabitation entre une majorité musulmane sunnite et les communautés chrétiennes (surtout orthodoxe russe et catholique) peut se définir comme, au mieux, harmonieuse, au pire comme indifférente : sans être inexistante, la radicalisation islamiste y est pour l’instant beaucoup moins active que dans d’autres pays d’Asie centrale, sans doute du fait d’un meilleur développement économique et social. Le pays paraît loin de figurer au premier rang des promoteurs d’un califat en Asie centrale.

La Turquie est un partenaire apprécié du Kazakhstan, présent dans de nombreux secteurs d’activité (bâtiment, textile, industrie de défense), et qui joue dans la coopération un rôle de formateur, que ce soit dans l’enseignement supérieur ou par l’accueil de quelques jeunes officiers kazakhstanais en écoles militaires turques. Comme celles d’autres pays, les initiatives de la Turquie en Asie centrale font l’objet d’une attention soutenue de la Russie.

S’agissant du panturquisme, il faut naturellement distinguer l’appartenance généralement bien accueillie à une communauté culturelle, comme en témoigne l’appartenance de la Garde nationale du Kazakhstan à l’association des forces de gendarmerie de pays de langue turcique (actuellement Turquie, Azerbaïdjan, Kazakhstan, Kirghizstan), et une idéologie importée qui s’opposerait au « vivre ensemble » mis en avant par le régime. La « kazakhisation » de la société kazakhstanaise, souvent évoquée en observant les progrès dans l’enseignement de la langue kazakhe et l’impossibilité d’accès aux emplois publics des citoyens ne la maîtrisant pas, ne doit pas être interprétée comme une régression, voire comme un signe d’adhésion au panturquisme : il s’agit plutôt d’une affirmation de l’identité nationale en tant qu’attribut de souveraineté, pour l’heure non dirigée contre d’autres communautés ethno-culturelles.

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Photo : Capitale du Kazakhstan, Astana, renommée Noursoultan en mai 2019 en hommage aux vingt ans de travail de Noursoultan Nazarbaïev, (c) Pixabay

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Stéphan Samaran

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