Le succès du drone turc TB-2 suscite les interrogations : présenté comme une arme révolutionnaire par la Turquie, son efficacité dans les dernières interventions d’Ankara offre le tableau d’un indéniable succès opérationnel, mais d’un appareil à l’endurance encore limitée.
Depuis 2016, la Turquie a multiplié les interventions extérieures, d’abord au nom de sa sécurité intérieure en poursuivant l’ennemi kurde au nord de l’Irak et de la Syrie, puis en se déployant en Libye contre les forces du Maréchal Haftar. L’une des caractéristiques de ces opérations qui a le plus marqué les observateurs a été le succès des drones tactiques Bayraktar TB-2 et dans une moindre mesure Anka-S, non plus seulement utilisés comme appareils d’observation ou armes d’élimination ciblée, mais employés comme élément de manœuvre principal des frappes aériennes. Ces drones, décrits par les think-tanks turcs comme incarnant « une percée géopolitique »[1] ou comme les annonciateurs d’une « toute nouvelle doctrine militaire jamais rencontrée dans le monde auparavant »[2] méritent cependant réévaluation dans le cadre d’opérations de haute-intensité à l’heure où les USA décident d’arrêter leur acquisition de drones de la génération existante[3]. Ils demeurent en effet des appareils légers à la capacité d’emport faible, idéaux pour assurer une présence permanente dans des théâtres permissifs, mais sont extrêmement vulnérables face à l’aviation ou aux moyens de guerre électronique. Moins qu’une arme imparable, la performance du drone TB-2 peut être la mieux expliquée par son intégration à une structure de force alternative – celle du modèle turc de Kontreguerilla contre les Kurdes – dans laquelle il officie à la manière d’un multiplicateur des forces locales ou supplétives et génère à bas coût des frappes d’opportunité et de véritables effets de surprise.
Un appareil aux succès opérationnels indéniables
Les TB-2 et de façon moins importante les drones Anka, auraient été responsables lors de l’opération « Peace Spring », menée dans le réduit d’Idlib du 25 février au 6 mars 2020, de la majeure partie des pertes subies par l’Armée Arabe Syrienne (AAS), de quelques 102 véhicules blindés et artilleries automotrices[4]. Ils sont de même crédités du retournement de situation actuel en Libye qui voit désormais les forces du Gouvernement d’Union National (GUN) menacer à présent Syrte, verrou des installations pétrolières du golfe éponyme. Ces appareils semblent de plus capables de déjouer les systèmes modernes de défense aérienne de courte et moyenne portée en ayant été crédités de la destruction de Pantsir S-1 de fabrication russe en Syrie et en Libye alors que ceux-ci était spécifiquement prévus pour contrer ce type de menace[5]. Cette réussite a été d’autant plus marquante que la Turquie est un opérateur relativement récent de drones militaires (1995)[6] qui jusqu’ici rencontrait d’importantes difficultés à acquérir, sinon à produire ces systèmes à l’exportation restreinte par les traités internationaux et les États-Unis.
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Le développement d’une filière nationale de drones armés
Le développement des drones en Turquie est d’abord une histoire de frustration envers sa dépendance à l’étranger dans la lutte contre les Kurdes. Elle est ensuite celle de l’essor d’une filière nationale à deux vitesses entre l’entreprise d’État TAI (Turkish Arospace Industries) et une start-up portée par un jeune ambitieux, Selcuk Bayraktar. Ankara était en effet confrontée dans les années 2000 aux refus américains d’exporter ses drones Reaper et Predator et à la mauvaise volonté israélienne qui accumula les difficultés et les retards de livraison des drones Hérons commandés en 2006. En cohérence avec sa politique de souveraineté industrielle instituée dès les années 1970 avec l’embargo américain lié à la crise de Chypre, la Turquie passa commande en 2004 d’un drone de catégorie MALE (Medium Altitude Long Endurance), à TAI qui mettra près de neuf ans à être produit sous le nom d’Anka. Il ne sera déployé en opération qu’à partir de 2016 et n’effectuera ses premiers tirs qu’à l’occasion de Peace Spring en 2020. En parallèle, l’entreprise Bayraktar Makina fit ses débuts sur le marché des UAV avec la vente à l’armée turque en 2007 d’un drone micro-tactique déployable à la main, le Bayraktar B mini-UAV[7]. Il donnera lieu dès 2014 à la création d’un drone tactique, le TB-2 qui fut armé dès 2015 et débuta ses patrouilles en Anatolie orientale dès 2016. En 2017, l’appareil est couplé avec succès comme désignateur d’un hélicoptère d’attaque T-129. En 2018, il effectue l’élimination ciblée d’un des leaders du PKK, Ismaïl Ozden, près du mont Sinjar en Irak. Aujourd’hui, la Turquie en posséderait près d’une centaine et en aurait expédié entre seize et dix-huit au GUN contre seulement 25 À 30 Anka acquis pour ses forces. Le TB-2 concentre de même les commandes à l’export, avec douze appareils vendus à l’Ukraine en 2019 pour 69 millions d’euros[8] et six pour le Qatar[9], bien que le gouvernement tunisien ait sélectionné six Anka et leur système de contrôle pour 240 millions d’euros.
Le TB-2, cheval de bataille à l’endurance limitée
Cette prépondérance actuelle du TB-2 vis-à-vis du Anka ne s’explique pas par des performances techniques intrinsèquement supérieures, mais plutôt par le choix d’optimiser une niche opérationnelle en exploitant des technologies éprouvées. Au contraire de TAI qui devait produire à partir de zéro un système de drone à équivalence d’un MQ-1 américain, Bayraktar s’est focalisé sur la construction d’un drone mâture, mais de rang tactique à partir duquel une doctrine ou CONOP pouvait se développer. Drone apte à répondre aux besoins immédiats de la doctrine turque de Kontrguerilla en Anatolie – une doctrine basée en partie sur l’interopérabilité des forces régulières et supplétives – il apparaît ainsi logique que l’appareil ait accompagné son application aux opérations extérieures en Syrie depuis 2016 et qu’il rencontre des limitations sur le théâtre autrement plus vaste qu’est la Libye. Selon l’ONU quinze TB-2 auraient été ainsi abattus pour l’année 2019 auxquels il faut rajouter au moins huit appareils pour l’année 2020. Bien qu’Ankara semble compenser les pertes, cela signifie que sa flotte subit 10 à 15 % d’attrition par mois[10]. Le TB-2 souffre en effet d’une vitesse trop faible (130 km/h), d’une charge utile de seulement 55 kg et d’une portée limitée à 150 km du fait de son système de contrôle qui dépend d’une liaison radio en vue directe, non obstruée par le relief. À ce titre, le TB-2 n’incarne probablement qu’un appareil de transition pour les forces turques devant être rapidement remplacé par son évolution future, l’Akinci développé en partenariat avec le motoriste ukrainien Ukrspecexport pour une capacité de vingt-quatre drones en 2021. Ses caractéristiques annoncées – atteindre les 600 km de portée, être capable d’une navigation satellitaire (SATCOM) tout en portant jusqu’à 1,3 tonnes d’armement – apparaissent plus comme des correctifs qu’un véritablement changement de design ou du rôle de l’appareil[11]. Sans gain de vitesse apparent, l’Akinci devrait incarner la version lourde du TB-2. Ce défaut et le manque de furtivité risquent ainsi, en cas de durcissement des conflits dans lesquels la Turquie est engagée, de limiter fortement son potentiel de combat et par là même, l’affirmation de puissance qu’Ankara entend concrétiser.
[1] Can Kasapoğlu, « Rising Drone Power : Turkey On the Eve Of Its Military Breakthrough », EDAM, 1er mai 2018.
[2] Faruk Zorlu, « Turkey’s drone use puts forward new military doctrin », 5 mars 2020
[3] Le MQ-1 Predator a été retiré du service en 2018, la production des drones HALE MQ-4C Triton pour l’US Navy a été mis en pause jusqu’en 2023 et le MQ-9 Reaper voit sa ligne de production s’arrêter pour l’année fiscale 2020, Nigel Pittaway, « Northrop offers Triton drones to Australia, as Budget request pauses orders », Defense News, 4 mars 2020.
[4] Stijn Mitzer, « The Idlib Turkey Shoot : The Destruction and Capture of Vehicles and Equipment by Turkish and Rebel Forces », Oryx Blog, 28 février 2020.
[5] Certes des modèles d’exportation du Pantsir moins performants et non portés au nouveau standard S1M de 2019.
[6] Les premiers systèmes acquis en 1996 sont six drones d’observation GNAT 750 de General Electric.
[7] Dan Gettinger, « Turkey’s military drones : an export product that’s disrupting NATO », Bulletin of the Atomic Scientists, 6 décembre 2019.
[8] Samuel Brownsowrd, « Turkey’s Unprecendeted Ascent to Drone Superpower Status », Drone War, 15 juin 2020.
[9] Scott Crino et Andy Dreby, « Turkey’s Drone War in Syria – A Red Team View », Small War Journal, 16 avril 2020.
[10] UN Security Council Report, Final report of the Panel of Experts on Libya established pursuant to Security Council resolution 1973 (2011), 9 décembre 2019, https://www.securitycouncilreport.org/un-documents/libya/
[11] Apan community, « Turkey to Develop Advanced Drones with Ukraine », OE Watch Commentary, Middle East, North Africa, novembre 2019.