Graveur, peintre et sculpteur, Pierre-Yves Trémois est décédé le 16 août 2020. Il venait d’achever une dernière fresque, d’un trait parfait, sans trembler. « La ligne est mon partage », disait-il. C’était là son fief, le domaine qui faisait de lui un prince. Doué d’une virtuosité hors normes, dès l’enfance, il en assuma le privilège.
Il en fit sa devise lors de son intronisation à l’Académie, sous la coupole. Elle fut gravée non sur une épée, mais sur un sabre de samouraï. Ainsi, sans discours, Pierre-Yves Trémois a exprimé là le secret de son art : assurance du geste, mais humilité de l’esprit. Comment créer autrement ? En effet, le maniement de l’outil tranchant, le burin, n’est pas sans ressemblance avec celui du sabre, il exige ascèse, concentration et intensité intérieure. Le graveur esquisse avec sa main un arc de cercle qui revient au centre. La beauté de son geste participe au combat avec la dure matière du métal. Certes, il reçut une formation classique à l’École des beaux-arts dont il sortit prix de Rome de peinture. Mais il a néanmoins choisi de pratiquer son don unique, son exceptionnelle maîtrise du trait en cavalier seul. Il s’est consacré à la gravure, art qui ne procure pourtant ni renommée ni richesse. Il désirait aller toujours plus loin dans la maîtrise du trait, fulgurance qui se produit entre l’œil, le cerveau et la main. Pour cela, il lui fallait l’outil le plus simple, le burin, et la matière la plus flamboyante, le cuivre. Toute sa vie, Trémois poursuivra l’accomplissement de la quintessence de la forme, comme l’alchimiste cherche la pierre philosophale.
La bibliophilie, encore vivante tout au long des années 1950 et même 1960, l’a fait vivre et connaître par ses illustrations de tous les grands textes littéraires incarnant notre imaginaire. Inspirées, ses gravures ont eu très vite un public fervent, des amateurs nombreux, d’autant plus que la gravure est un art accessible. Certains, ne croyant plus depuis longtemps qu’un artiste puisse être aimé du public, le qualifièrent « d’illustrateur », sans percevoir la nature si nouvelle de son talent unique. Tout connaisseur de la gravure depuis le xve siècle sait qu’il n’existe chez aucun autre praticien cette apothéose du trait, à la fois dépouillé, mais aussi achevé, donnant naissance à une forme pleine, mûre comme un fruit, pratique nouvelle qui ressemble par son geste et son esprit à « l’unique coup de pinceau » des grands peintres chinois.
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Une carrière à l’ombre de l’art caché
Sa longue vie lui a fait traverser toutes les métamorphoses du monde artistique de son siècle où les férules intellectuelles se sont exercées avec violence sur les arts. Il vécut tous les épisodes de la guerre froide culturelle. Très jeune graveur, il fut le témoin de la première bataille, encore bénigne, entre figuratifs et abstraits. Puis ce fut la très longue période de l’art unique : le conceptualisme, art officiel de l’État français après 1983, ostracisant les artistes non conformes à ce courant. Puis vint la chute du mur de Berlin, l’avènement d’une nouvelle chimère, financière et globale : l’art conceptuel kitsch et moralisant, aujourd’hui de rigueur. Trémois a traversé cette histoire sans commentaires, ni concession, ni soumission.
Il connut très jeune une grande reconnaissance, une célébrité non. Sans posture intellectuelle, sans discours politique ou esthétique, il restait recherché pour ses œuvres. L’invisibilité médiatique, le rejet des institutions n’advinrent qu’après l’instauration de l’art officiel conceptuel en France. Trémois, mais aussi Mathieu, son ami, tous deux maîtres du trait, l’un gravé et figuratif, l’autre peint et abstrait, devinrent emblématiques de ce qu’un artiste labélisé contemporain ne devait ni être ni faire. L’un et l’autre célébrés et aimés rejoignirent l’ombre. Ils ont alors appartenu à la première génération d’artistes cachés. Ainsi, à la fin du siècle, le monde de l’art s’est fracturé en deux : le visible, agréé, subventionné, soumis aux dogmes, et l’invisible, réprouvé, mais libre.
Le trésor de Trémois était sa liberté. Au point qu’il n’a jamais voulu signer d’exclusivité avec une galerie. Il était impensable pour lui de ne pas suivre son inspiration sans entraves. Aucune férule, idéologique, financière ou artistique n’a troublé son ardeur à créer tous les jours comme on cueille les fruits de son jardin. Les fonctionnaires du corps des inspecteurs de la création, les théoriciens et les spéculateurs de « l’art contemporain » ont ainsi jugé l’œuvre de cet homme libre : « Il n’allait pas dans le sens de l’histoire », sa virtuosité était scandaleusement « inégalitaire », son académisme « nostalgique », son inspiration « littéraire ». Mais pouvaient-ils percevoir la singularité de cet œuvre1 qui ne correspond pas aux critères conceptuels, déconstructifs et critiques ?
Cependant, un œil averti ne peut pas voir en lui un formaliste : le trait est vivant, ses images résonnantes, même la source et le sens de ses silencieuses images sont devenues incompréhensibles, voire jugées scandaleuses : le corps humain, la vie, le monde animal dans leur splendeur et mystère. Si l’œuvre gravé est au cœur de l’aventure solitaire de Trémois, il a aussi la passion de la sculpture. Son œil exceptionnel, sa main y obéissant sans faille lui permettaient de tracer des traits dans l’espace comme d’un coup de sabre tournoyant – mais aussi d’engendrer à la main la forme, en ses trois dimensions, accomplie, tendue et pleine.
De même, il était habité par le désir du grand mur, de la fresque, du monument. Les gestes diffèrent pourtant profondément : graver ramène toujours le trait vers le cœur, dessiner jette le trait vers le monde au-delà, sculpter c’est pétrir la Terre. Là aussi, singulières sont les voies trouvées par Trémois pour créer ! Pour la fresque, le support adopté fut de très grands rouleaux de toile. Ne voulant pas renoncer à la force vitale, spirituelle, du trait unique, il lui fallait éviter toute mise à carreau. Créer, c’est choisir, danser sur sa limite !
La commande publique ne pouvant se trouver au rendez-vous, Trémois se commanda ses diverses œuvres monumentales à lui-même. Ainsi, les fresques de deux chapelles imaginaires, qui lui tenaient particulièrement à cœur. L’une représentant la Création du Monde, l’autre la Passion du Christ. Elles furent réalisées directement, grandeur nature, d’un geste sans retour. Œuvres aussitôt conçues, aussitôt faites, aussitôt enroulées. Les grands rouleaux ont ainsi rejoint l’asile protecteur du grenier, en réserve des temps à venir.
En l’été 2020, s’achève l’œuvre. Trémois, artiste libre, a accompli le grand cycle de la vie à l’amour à la mort.
[1] Le mot « œuvre » quand il désigne toute l’œuvre dans son ensemble est au masculin.