<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La Côte d’Ivoire : un enjeu sécuritaire pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel

9 novembre 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Marché à Abidjan (c) Unsplash

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La Côte d’Ivoire : un enjeu sécuritaire pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel

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Pays stratégiquement positionné entre le golfe de Guinée et le Sahel, la Côte d’Ivoire doit jouer un rôle pivot dans la sécurisation de la sous-région Sahel soumise à la déstabilisation de plusieurs groupes islamistes. Si le pays est soumis à de nombreuses menaces protéiformes et hybrides qui le fragilisent, on ne peut ignorer les progrès importants effectués depuis la fin de la guerre civile en 2011. Même si de sérieux facteurs de risques subsistent.

 

La Côte d’Ivoire est soumise à des menaces de nature variée et hybride (banditisme, bandes armées, trafics, délinquance, conflits fonciers, etc.), amplifiées par une émigration qui ne se tarie pas depuis des décennies : 25-30 % de la population totale et parfois plus de 40 % dans certaines régions du sud. Une situation potentiellement crisogène qui fait encore planer le risque d’affrontements communautaires ou politico-religieux comme elle en a connu à partir de 1995 jusqu’en 2011. Un terreau fertile pour une menace islamiste qui ne demande qu’à se renforcer vers le golfe de Guinée. Car les groupes armés terroristes (GAT) qui ont essaimé vers le sud depuis leur défaite au nord du Mali en 2013 ont depuis obéi à une stratégie d’éparpillement et d’exploitation des tensions ethniques et économiques des pays du G5 Sahel. Aujourd’hui, avec l’évolution du contexte géostratégique dans la sous-région sahel et la pression infligée par Barkhane, les GAT semblent poursuivre activement leur course au golfe de Guinée et donc vers la Côte d’Ivoire. Cette dernière, pivot stratégique aux potentialités politico-économiques importantes, pourrait être autant un cordon sanitaire que le vecteur d’un pourrissement – à tout le moins d’une stagnation – de la situation dans le Sahel.

 

Un pays pluriel et multiconflictuel

 

La Côte d’Ivoire est un pays de 25 millions d’habitants partagé en quatre grands groupes ethnolinguistiques : Mandé (Malinké, Dioula…), Voltaïques (Sénoufo, Lobi…), Akan (Baoulé, lagunaires…), et Bété (Kru…) eux-mêmes divisés en une soixantaine d’ethnies. À cette disparité s’ajoute une fracture religieuse entre musulmans au nord et chrétiens au sud (eux-mêmes divisés entre catholiques et protestants). Il faut en revanche préciser que ces ethnies n’ont pas le même passif conflictuel multiséculaire tel que ceux que l’on peut trouver dans le Sahel entre Bambaras, Peuls et Touaregs par exemple. En effet, c’est la colonisation française qui donna une cristallisation nationale à un territoire qui n’avait pas encore été totalement investi même s’il commençait à être contesté.

Les désordres issus de la mort du président Houphouët-Boigny en 1993, aggravés par les insuffisances d’une économie de rente agricole peu développée et dépendante des cours du marché, font sauter la dernière digue d’unité nationale. Cette dernière était déjà largement fragilisée par les flux migratoires internes et externes perturbant des organisations ethnoculturelles et foncières ancestrales. De plus, ce redémarrage de la tectonique ethnique, précédemment bloqué par la colonisation suivie de l’ère Houphouët-Boigny, se mâtine de rivalités religieuses entre musulmans (70 % des migrants) et chrétiens. Toutefois, c’est bien la donne ethnique qui domine.

 

Les menaces issues de la guerre civile

 

L’année 2000, qui succède à plusieurs années de tropisme identitaire autour de l’ivoirité et un putsch militaire, débouche sur l’élection de Laurent Gbagbo (Kru/Bété, chrétien) du Front populaire ivoirien (FPI). Toutefois, cette élection, marquée par 70 % d’abstentions[1] est contestée dès l’origine. La répression très violente du FPI qui s’ensuit est l’une des causes directes qui mènent à la guerre civile en 2002. Affrontement de basse intensité, cette guerre aboutit de facto à une partition du pays en deux ensembles nord et sud entre 2002 et 2011. On ne saurait donc réduire cette partition à un unique clivage géographico-religieux dans la mesure où Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié vont rapidement se rapprocher au milieu des années 2000, reformant l’ex-PDCI d’Houphouët-Boigny, contre Laurent Gbagbo[2] charriant derrière lui une coalition de Kru, des ethnies Akan lagunaires et d’une part croissante d’Ivoiriens urbains détribalisés et nationalistes. Si la guerre en tant que telle ne fit pas un grand nombre de victimes, elle n’en a pas moins fait ressortir de manière vivace les divisions ethniques, religieuses et idéologiques du pays.

 

Un rôle pivot pour la sécurité régionale

 

Avec la dégradation sécuritaire dans le Sahel, la Côte d’Ivoire peut aussi bien être un facteur de contention que de métastase de la menace. En effet, les GAT qui opèrent dans le Sahel, et plus particulièrement dans la région des trois frontières à l’image de l’État islamique au grand sahel (EIGS) ou du Rassemblement pour la victoire de l’islam et des musulmans – Al-Quaïda (RIVM) – obéissent à une stratégie d’éparpillement géographique et d’implantation durable via l’exploitation des dissensions et conflits internes des pays de la région. Ils sont encadrés par des personnels vétérans en provenance du Maghreb, de Libye et du Proche-Orient, expérimentés en guerre asymétrique et aptes à monter des opérations complexes. L’équilibre national de la Côte d’Ivoire est pourtant crucial. Une déstabilisation critique du pays représenterait une opportunité importante pour la plupart des groupes terroristes de la sous-région (EIGS, RIVM, Boko-Haram…), même si le terrain ne leur est cependant pas aussi favorable que dans le Sahel. En effet, la majorité des effectifs des GAT dans le Sahel, Peuls et Touaregs, sont inexistants ou largement minoritaires dans le cas des Peuls. Ces derniers bénéficient de plus d’une meilleure intégration politique. En outre, les ethnies musulmanes du nord sont cousines soit des Bambaras maliens (Mandingues : Mandé, Dioula…) soit des Mossis burkinabé (Voltaïques : Sénoufo, Lobi…), précisément en conflit avec les GAT. De plus, le passif interethnique est moins intense en Côte d’Ivoire qu’au Mali ou au Burkina Faso.

Si on ne peut donc pas envisager un retournement total du nord contre le sud directement coordonné par les GAT du Sahel, il n’en demeure pas moins que ces derniers peuvent déstabiliser la région. Et partant de là, de nombreux modes opératoires sont à leur disposition : attaques terroristes importées (comme en mai/juin dans le nord), exploitation à la marge des tensions communautaires, usage des réseaux de banditisme, emploi de bandes armées ou mercenaires toujours en maraude, voire exploitation de la délinquance juvénile (les « microbes ») endémique dans les quartiers défavorisés d’Abidjan et des grandes agglomérations du pays. Un faisceau de risques qui pourrait faciliter l’implantation dans le pays d’une instabilité chronique, transformant peu à peu la région en zone grise. Le pays, et certains de ses voisins, pourraient alors devenir une courroie de ravitaillement, de trafics ou de recrutement cruciale pour les djihadistes qui souhaitent diversifier leurs flux. Car la course au golfe de Guinée est potentiellement vitale pour les GAT qui voient leurs lignes logistiques et leurs trafics, essentiels à leur financement, de plus en plus gravement perturbés par l’action de l’opération Barkhane et l’évolution du contexte géostratégique de la sous-région. Une métastase régionale de leurs actions entraînerait également un éparpillement des forces contre-terroristes, relâchant mécaniquement la pression sur leurs opérations et leur effet final recherché (EFR) dans la région, conformément à leur stratégie depuis 2014.

 

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Des progrès notables, mais des risques persistants

 

En revanche, une Côte d’Ivoire stable et bien outillée militairement serait en mesure non seulement de contenir la menace, en facilitant sa circonscription, mais aussi de prendre une part active aux opérations de la « coalition pour le Sahel ». Compte tenu des rivalités ethniques et religieuses, l’un des principaux enjeux d’Alassane Ouattara fut de ne pas donner aux ethnies du sud l’impression d’une conquête par le nord. Au risque d’alimenter la guerre des perceptions qui avait précédé les crispations identitaires dans les années 1990 et, in fine, la guerre civile.

Dans les années suivant la fin de la guerre civile, la sécurité du pays fut compromise en partie du fait d’un processus de désarmement, démobilisation, réinsertion (DDR) bâclé. Les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FICR) étant issues d’une fusion entre les anciennes Com’zones nordistes, composant les Forces armées de forces nouvelles (FAFN), avec les troupes de Gbagbo. Une armée sans cohésion ni fiabilité, dont la connivence politique (nordistes) prévalait dans l’attribution des postes. Les mutineries de 2017, menées par d’ex-FAFN pourtant proche idéologiquement du pouvoir, achèvent de convaincre le président Ouattara d’accélérer le processus de réforme initié par l’ambitieuse loi de programmation militaire (LPM) de 2016 (3,4 milliards d’euros). Le maître d’œuvre de cette refonte fut l’actuel Premier ministre, Hamed Bakayoko. Ancien ministre de l’Intérieur (2011-2017) ayant réussi entre autres à enclencher la réforme des forces de police, il est nommé ministre de la Défense en juillet 2017 avec pour mission de mener à bien la LPM.

Les efforts d’Hamed Bakayoko vont porter sur la réforme organique et structurelle de l’armée ivoirienne. On peut la résumer autour de quatre axes majeurs : la restructuration des effectifs, la rationalisation (et la formation) des chaînes de commandement, l’amélioration des conditions de vie des soldats et la création de doctrines d’emploi des forces. Aujourd’hui, ces objectifs sont partiellement remplis même si ils sont encore inachevés. En outre, la montée en puissance du renseignement, fondamentale, doit encore faire l’objet d’une prise en compte plus volontaire. Cependant, on doit insister sur une certaine lucidité qui prévaut aux réformes des forces de sécurité ivoiriennes. Une exception comparée à nombreux pays africains qui privilégie souvent l’incrémentation matérielle au détriment de la formation, et la copie des modèles d’armée occidentaux inadaptés à leurs contextes opérationnels régionaux. Une approche rare qui rappelle celle entreprise par la Mauritanie dans les années 2000, avec le succès important qui lui est associé, le pays ayant presque totalement éradiqué la menace djihadiste de son sol tout en favorisant l’unité nationale via son institution militaire. Enfin, on doit également constater une composition de plus en plus multiethnique, facteur de cohésion nationale. À ce titre, les réformes conduites sous Hamed Bakayoko pourraient faire figure de game changer pour des armées jusqu’ici cantonnées à un rôle de répression et prises dans un cycle ethnique inapte à créer un vrai lien armée-nation.

En définitive, la Côte d’Ivoire semble prendre en compte avec lucidité les menaces auxquelles elle est confrontée. Les éléments en présence peuvent faire douter d’une perte de contrôle progressive – ou brutale – de son territoire au profit de sanctuaires territoriaux (ou de cellules clandestines) répondant aux GAT sahéliens ou Boko Haram. Toutefois, il n’est pas interdit de craindre la propagation d’un terrorisme endogène même si ses liens avec les GAT du Sahel restent ténus. Il n’en demeure pas moins que les faisceaux de menaces sont nombreux et exploitables par un adversaire déterminé. Pour le moment, la Côte d’Ivoire semble prendre le chemin de la stabilisation, qui s’avérera décisive pour la suite des opérations dans le Sahel. Toutefois, de nombreux enjeux dépendront de l’élection présidentielle de novembre. La candidature d’Alassane Ouattara, bien que légale, est loin de faire consensus et a récemment fait exploser le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP)[3], grosso modo l’ancien PDCI. Dès lors le jeu électoral s’est de nouveau morcelé sur une base ethnique similaire à l’année 2000… Combiné avec les revendications des partisans du FPI de Laurent Gbagbo qui réclament son retour ou bien ceux de Guillaume Soro (également exilé), la situation pourrait devenir explosive, ruinant en partie près de dix ans d’efforts. On peut cependant contrebalancer ce constat alarmiste en rappelant le travail réalisé, indéniable même si encore insuffisant, depuis 2011. Une entreprise de réconciliation nationale, débarrassée de certains non-dits de l’ère Houphouët-Boigny, qui pourrait être en mesure d’absorber partiellement une éventuelle crise postélectorale.

 

[1] Due à l’écart des deux principaux opposants Alassane Ouattara (Dioula musulman) et Henri Konan Bédié (Baoulé catholique).

[2] En outre le chef de la rébellion nordiste, Guillaume Soro, est un Sénoufo, mais de confession catholique.

[3] Dont le chef de file des Baoulés, Henri Konan Bédié.

 

 

À propos de l’auteur
Pierre d'Herbès

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