Cinglante défaite de 1870 après les heures glorieuses de Sébastopol et de Solférino, désorganisation des armées, bouleversements stratégiques : ces trois caractéristiques majeures de la guerre de 1870 trouvent un écho tout particulier en 2020. Les parallèles entre la situation qui conduisit à la défaite de 1870 et l’état actuel du monde et de la France incitent à se demander si, 150 ans plus tard, l’Histoire n’est pas en train de se répéter. Pour se parer face à ce risque, il est urgent d’agir. Profitons des crises actuelles pour interroger l’essence même de nos organisations et de nos missions et pour nous préparer véritablement à la Guerre.
Cet article a été initialement publié dans la revue Képi blanc qui nous a autorisé à le reprendre.
Le modèle d’armée : corps expéditionnaire ou haute intensité ?
Début 1870, l’armée française avance la tête haute, encore auréolée des gloires de Sébastopol, en 1855, puis de Solférino, en 1859. De même, la conquête de l’Algérie, de 1830 à 1848, reste dans les mémoires des cadres de 1870. L’expédition mexicaine a aussi aguerri les troupes françaises, durement éprouvées, mais ne les a pas préparées aux grands affrontements symétriques des futurs conflits européens. Enfin, la France s’appuie sur une armée de métier et ne dispose pas d’un enseignement militaire supérieur qui lui permettrait de penser la guerre à venir.
Au même moment, la Prusse assoit son autorité en Europe Centrale, notamment au détriment de l’empire austro-hongrois en remportant la bataille de Sadowa, en 1866. Les cadres se forment aux conflits majeurs à la Kriegsakademie, créée en 1810, pour répondre à la suprématie des armées napoléoniennes. La tactique et les armements français y sont scrutés avec la plus grande attention. Surtout, la politique structure l’armée dans un but précis : permettre l’unification de la nation allemande. De cette cohérence du projet politique et militaire naît un modèle d’armée résolument tourné vers le conflit majeur : puissance de feu, masse de manœuvres, concentration des efforts et planification rigoureuse.
Ces différences de modèles d’armées ne sont pas sans rappeler notre actualité. Aujourd’hui encore, la France fait figure d’exemple grâce à son armée d’emploi qui s’illustre sur les théâtres d’opérations extérieures et l’École de Guerre française est reconnue. Mais dans un monde qui réarme,[1] il ne faut pas se leurrer sur les limites de nos capacités. Fort salutairement, un discours de vérité au sein de la communauté militaire et de certains cercles de pensées permet de mieux identifier les symptômes de nos maux profonds. Il reste désormais à poser les remèdes.
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L’organisation : matricielle ou « missionnelle » ?
L’armée française de 1870 est largement désorganisée, notamment du fait de la séparation entre l’administration, l’intendance et l’état-major. Cet état de fait est imputable aux restrictions budgétaires imposées aux armées et qui les obligent à segmenter les soutiens et l’administration dans une logique de juste suffisance. Déjà complexe en temps de paix, cette organisation ne sera pas à même de répondre aux exigences de la mobilisation d’une armée en campagne. Il faudra attendre 1873 et le rapport Bouchard pour en tirer les conclusions, dont la principale est que « l’administration soit organisée en temps de paix comme en temps de guerre ». Ce principe, tempéré par des mesures permettant au ministre d’en contrôler l’efficacité, sera l’une des clefs du succès du premier conflit mondial en permettant de soutenir l’effort de guerre dans la durée.
A contrario, ces préceptes sont de nouveau méconnus en 1939 dans un pays qui se refuse à voir la réalité des menaces. Les mêmes causes produiront les mêmes effets et la débâcle de 1940 sera en partie imputable à ces carences comme le décrivent le général Beaufre dans « le drame de 1940 » ou Marc Bloch dans « l‘étrange défaite ». Aujourd’hui, en 2020, il semble que nous soyons, hélas, plus proches de la situation préalable à 1870 et à 1940. Depuis la fin de la guerre d’Algérie, la répartition des responsabilités au sein des armées a été profondément bouleversée jusqu’à aboutir aux réformes de gouvernance de 2013. Ces évolutions, conduites dans un cadre de diète budgétaire, amènent désormais à une véritable dyarchie entre l’administration et les armées dont les limites sont cruellement ressenties et encore attestées à l’aune de la crise sanitaire de 2020.
Il apparaît donc impérieux de se saisir du sujet pour préparer notre « outil » militaire à un éventuel conflit majeur. Aussi, sans remettre en cause le primat du politique, il importe de redonner au chef militaire les moyens de préparer et de conduire la guerre, tant dans les domaines de la tactique que de la logistique et de l’administration répondant ainsi à la sagesse de l’adage : « un chef, une mission, des moyens ».
La vision géostratégique : idéalisme ou réalisme ?
En 1870, la société française est peu intéressée par les aventures militaires qui se déroulent loin du territoire national et qui la concernent d’autant moins que la conscription obligatoire n’est pas de rigueur. Ses préoccupations sont davantage tournées vers le développement industriel et les évolutions sociales qu’il accélère. De même, l’essor des nations dans toute l’Europe, et notamment au sein du futur empire allemand, en passe de devenir le « Heartland » mondial, ne s’impose pas en France où les thèses d’Ernest Renan ne trouveront d’échos qu’à partir de 1880. Enfin, l’Europe semble ignorer l’avènement de la puissance américaine en s’engageant au Mexique alors que la doctrine Monroe établissait, dès 1823, les principes de son expansion.
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En 2020, le même primat géoéconomique s’impose face aux faits géopolitiques. De manière à satisfaire aux impératifs de croissance, des réalités géopolitiques sont niées alors que des stratégies de puissance sont à l’œuvre. Le « doux commerce » théorisé par Montesquieu et sa version moderne de la mondialisation heureuse sont les chevaux de Troie d’acteurs étatiques et transnationaux en passe de provoquer de profonds bouleversements géostratégiques. Les nations que l’on croyait affaiblies se réveillent et la multipolarité a chassé l’illusion d’un hegemon démocratique. Surtout, de nouvelles menaces apparaissent à la faveur d’un monde paradoxalement plus ouvert et multidimensionnel, mais où les frontières et les lignes de tensions se multiplient.
L’impératif de réalisme est donc encore de mise. La définition d’une stratégie française permettant de discerner dans la complexité s’impose. Il faut oser désigner les dangers et les ennemis, sans excès et sans détour. Cet exercice de vérité est vital, car à force de nier l’adversité cette dernière finit invariablement par s’imposer.
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Conclusion
Enfin, il importe de souligner que cette prise de conscience est en cours dans les armées qui ont une saine conscience des dangers de ce monde. Ce réalisme est attesté dans le plan stratégique du chef d’état-major de l’armée de Terre qui définit douze projets. Il y est question de masse, d’entraînement de haute intensité, de fonctionnement simplifié…
Aussi, s’il est malhonnête de juger l’Histoire à l’aune de nos connaissances présentes, il est néanmoins encore plus coupable de ne pas tirer les leçons du passé. Cette absence de profondeur a été remarquablement résumée par Alexis de Tocqueville : « quand le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres ».
Ainsi, fort des leçons de 1870, formulons le vœu que notre action en 2020 soit à la hauteur des défis actuels pour ne pas avoir à faire le même et dramatique constat qui résume en deux mots les défaites militaires : « trop tard ».
Notes
[1] 3,6 % de hausse des budgets d’armement en 2019, selon le rapport 2020 du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI).