La conversion de la cathédrale Sainte-Sophie en mosquée a suscité de nombreuses réactions dans le monde occidental et oriental. Cela témoigne de l’importance culturelle et historique de ce bâtiment et des enjeux géopolitiques majeurs qui concernent l’art et la culture.
Par Charles Ridoux, médiéviste.
Un hiérarque orthodoxe, l’archevêque Anastase d’Albanie, a témoigné de sa réaction à la suite de la première prière musulmane dans Sainte-Sophie, le 24 juillet dernier, en présence du président Erdogan :
Ce qui s’est passé à Sainte-Sophie n’était pas une prière, c’était une représentation théâtrale avec comme symbole central non pas le Coran, mais l’énorme épée tenue par l’un des protagonistes. […] Il n’est pas possible de parler de paix dans le monde et de montrer une épée. […} J’ai essayé de voir la Vierge Marie à travers les rideaux qui l’avaient recouverte, je n’y suis pas arrivé, mais je l’ai vue avec les yeux de l’âme et je l’ai vu pleurer.
Il se trouve que la suppression des images – voilées dans le sanctuaire le plus vénérable de la chrétienté orthodoxe – se produit à un moment historique où les visages sont comme supprimés eux aussi par le port obligatoire du masque imposé selon des règles fluctuantes. Voilà qui donne à réfléchir sur les défis nouveaux que pose à l’humanité une volonté prométhéenne de transformation de l’homme dans le sens du transhumanisme. Un cap a peut-être été franchi en cette année 2020 où, derrière le voile d’un virus plein de malignité se produit un fabuleux reset, une re-programmation généralisée, appelée à retentir non seulement sur l’économie, mais, plus largement, sur le mode de vie, sur la culture, sur la civilisation.
Mais commençons par un peu d’histoire au long cours, avant d’évoquer quelques « images percutantes » qui donnent à réfléchir.
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Bref panorama de l’histoire mouvementée de la « Grande Église »
Hagia Sophia – « Sagesse de Dieu » est la basilique chrétienne de Constantinople, construite au IVe siècle, puis agrandie au VIe siècle sous l’empereur Justinien, où elle acquiert sa forme actuelle. Construite en 537, elle fut consacrée en 562 par le patriarche de Constantinople et devint, pendant un millénaire, un lieu de riche inspiration spirituelle, mais aussi culturelle. Une première église, commandée par l’empereur Constantin en 325, fut probablement érigée sur les ruines d’un ancien temple d’Apollon, sur une colline surplombant la mer de Marmara. C’est l’empereur Constance II qui consacra ce premier édifice, le 15 février 360. C’était alors la plus grande église de la ville, elle était communément appelée « la Grande Église ».
Sainte-Sophie était le siège du patriarche orthodoxe de Constantinople et le lieu d’accueil principal des cérémonies impériales byzantines, comme le couronnement des empereurs. Dans son livre De caerimoniis aulae Byzantinae (Livre des Cérémonies), l’empereur Constantin VII Porphyrogénète (913-919) donne tous les détails sur les cérémonies célébrées à Sainte-Sophie, tant par l’empereur que par le patriarche. Au cours du sac de Constantinople par les Latins, en 1204, durant la quatrième croisade, l’église fut pillée par les croisés. Durant l’occupation latine de Constantinople (1204–1261), la basilique devint le siège du patriarche latin de Constantinople. Baudouin VI de Hainaut y fut couronné empereur le 16 mai 1204 à Sainte-Sophie, observant au plus près les rites byzantins en usage.
L’histoire ultérieure de Sainte-Sophie fut marquée par un nombre impressionnant de séismes et d’incendies. Ainsi, en janvier 532, lors d’une émeute qui embrasa six jours durant la ville de Constantinople, la basilique fut incendiée. Un mois après, l’empereur Justinien prenait la décision de la reconstruire, cette fois beaucoup plus grande et majestueuse que les deux précédentes, dédiées à la Sagesse divine. Les architectes dessinèrent un bâtiment inspiré du Panthéon de Rome et de l’art chrétien primitif d’Occident. L’empereur put inaugurer la nouvelle église le 27 décembre 537, Une vingtaine d’années plus tard, des tremblements de terre causèrent des fissures sur le dôme, et, le 7 mai 558, un nouveau séisme provoqua la destruction totale du dôme central, qui s’écroula sur l’ambon, l’autel et le ciborium, les détruisant entièrement. En 740, un nouveau séisme fit beaucoup de dégâts au point que l’Église orthodoxe de Constantinople commémore tous les 26 octobre le « jour du grand et effrayant tremblement de terre ». L’église souffrit fortement d’abord d’un incendie en 859, puis d’un nouveau séisme le 8 janvier 869, qui provoqua l’écroulement de la moitié de la coupole. L’empereur Basile Ier fit les réparations nécessaires. Le 25 octobre 989, une nouvelle secousse, très importante, détruisit encore la coupole. Durant les siècles suivants, les séismes ne manquèrent pas, le dernier ayant eu lieu en 1999. Aujourd’hui, l’église est équipée de capteurs sismiques dont les informations sont transmises en temps réel à des chercheurs de l’université du Bosphore.
La prise de Constantinople par les Latins en 1204 à l’instigation des Vénitiens a contribué à affaiblir gravement l’Empire byzantin reconstitué en 1261. En outre, le fossé entre les deux branches, orientale et occidentale, de la Chrétienté s’est approfondie au point que l’on attribue à Lucas Notaras, dernier grand amiral de la flotte byzantine en 1453 et premier personnage de l’Empire après l’empereur, une formule qui symbolise un profond ressentiment : « Plutôt le turban que le chapeau de cardinal ». Une soumission imposée par les Latins paraissait alors aux Byzantins pire qu’une inféodation aux Ottomans. Ces derniers étaient déjà bien installés en Anatolie et dans les Balkans, prenant en tenaille Constantinople.
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En 1422, le sultan Mourad II assiège déjà Constantinople : il pille les possessions byzantines du Péloponnèse et met le siège devant Thessalonique. L’affaire se termine par des négociations. Mais en 1430, les forces turques s’emparent de Thessalonique et réduisent la population en esclavage. Le basileus Jean VIII décide alors de trouver un accord avec l’Église d’Occident. En 1438, il prend la mer pour l’Italie en emmenant avec lui des théologiens et des évêques (ils sont près de 700 à avoir fait le voyage). Les deux Églises se réunissent aux conciles de Ferrare et de Florence : un accord est trouvé entre les Églises latine et orthodoxe en 1439, mais il sera rejeté par la population de Constantinople et non accepté à Moscou.
En 1451, Mehmet II, âgé de 19 ans, succède à son père Mourad II. Jeune homme volontaire et autoritaire, il s’est fixé comme objectif principal la prise de Constantinople : cela permettrait de réaliser le vieux rêve ottoman d’un empire universel, héritier du prestige de l’Empire romain.
L’importance de la flotte
La flotte pénètre en mer de Marmara à la fin du mois de mars 1453. La disproportion des forces en présence est patente : 80 000 à 100 000 soldats ottomans, d’un côté, 7 000 à 8 000 hommes conduits par l’empereur Constantin II, de l’autre. Les Ottomans disposent d’une flotte de plus de 120 navires, ainsi que d’une artillerie puissante chargée de détruire les murailles de Constantinople. Parmi ces canons figure celui d’Urbain (Orban) : cet ingénieur hongrois avait d’abord proposé d’assister Constantin XI mais ce dernier, n’ayant pas les finances suffisantes pour satisfaire les demandes de l’ingénieur, Orban se tourne vers les Ottomans. L’un de ses canons possède des dimensions impressionnantes : le tube mesure huit mètres de longueur et les boulets pèsent près de 600 kilos, mais la cadence de tir n’excède pas les sept boulets à la journée. Enfin, Constantinople ne recevra qu’une aide minimale de l’Occident : la plupart des souverains d’Europe occidentale s’investissent dans d’autres missions que celles d’endiguer le flot ottoman.
Les Byzantins résistent tant bien que mal pendant sept semaines, mais ils vont être affectés, le 22 mai, par une éclipse de Lune qui provoque la terreur chez les assiégés, persuadés d’y voir un signe divin de leur future destruction. Le chroniqueur vénitien Nicolo Barbaro, témoin oculaire qui a réussi à s’échapper de la ville le dernier jour, rapporte :
Ce signe en effet donnait à entendre à cet illustre souverain [l’empereur Constantin II] que les prophéties allaient s’accomplir et que son empire approchait de sa fin, comme aussi il est arrivé. Ce signe, par contre, parut un signe de victoire aux Turcs, qui fort s’en réjouirent et firent une grande fête dans leur camp.
Dans la ville même, le pessimisme règne, d’autant que de multiples prophéties parfois anciennes prédisent la chute de l’Empire pour l’an 7000 après la création du monde, soit en 1492. Parmi les autres mauvais présages observés par les témoins du siège figure l’épisode de l’icône de la Vierge. Celle-ci est une des plus saintes reliques de la ville et la Vierge est une protectrice de Constantinople. Or, au cours d’une procession dans les rues, la Vierge se détache de son support avant qu’un orage n’éclate et ne plonge les habitants dans le désespoir. De même, le 24 mai, une lumière rouge illumine la basilique Sainte-Sophie, créant un mouvement de panique parmi les Byzantins. Ce phénomène pourrait être dû aux feux allumés par les Ottomans qui éclairent la basilique.
La prise de Constantinople
Le mardi 29 mai, à 1h30 du matin, le sultan ordonne l’assaut général. Deux premières vagues turques sont repoussées. Mais les défenseurs sont harassés et n’ont pas le temps de réparer les dégâts causés aux palissades. La troisième vague sera celle des janissaires, les troupes d’élite du sultan. La blessure du condottiere génois Giustiniani provoque la panique parmi les Génois qui fuient, laissant les Byzantins seuls pour endiguer le flot ottoman. Constantin XI et de nombreux dignitaires byzantins périssent lors des ultimes combats en tentant de repousser les assauts turcs. S’ensuivent pillages et tueries trois jours durant. La basilique Sainte-Sophie devient la cible des troupes terrestres ainsi que des marins qui convergent ensemble vers le plus somptueux bâtiment religieux de la ville.
Les soldats ottomans n’ont aucune difficulté à forcer les portes de la basilique derrière lesquelles se trouve un grand nombre de réfugiés. Des hommes sont tués en grand nombre, la plupart des réfugiés sont faits prisonniers, notamment les jeunes filles et les jeunes garçons que se disputent les Ottomans.
Bientôt l’ensemble de la population est faite prisonnière. On compte 50 000 prisonniers et 4 000 massacrés. Le 29 mai au soir. Mehmet II pénètre dans la cité impériale pour se diriger vers la basilique Sainte-Sophie.
Il permet aux quelques chrétiens encore présents dans l’église de repartir chez eux. Puis, se dirigeant vers l’autel, il ordonne à un de ses oulémas de monter à l’ambon et de proclamer la formule de foi de l’Islam affirmant qu’il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah ; à la suite de quoi lui-même grimpe sur l’autel et là, ayant foulé aux pieds la Sainte Table dans une attitude conforme à l’antique rituel (romain, puis byzantin) d’humiliation et de souveraineté appelé « piétinement de l’ennemi », il prononce la prière.
C’est à ce moment précis que Sainte-Sophie est devenue une mosquée.
De l’église à la mosquée
Finalement, Constantinople devint capitale de l’Empire ottoman. Le premier décret du sultan après la prise de la « Nouvelle Rome » fut de repeupler la ville morte. Il autorisa donc l’installation de civils, y compris chrétiens, dans la ville, à qui il laissa (mais sous un contrôle très étroit) une certaine liberté de culte, marquée par l’intronisation à la tête de l’Église grecque orthodoxe d’un nouveau patriarche, Gennadios, connue pour ses positions anti-unionistes ; il instaura aussi un patriarcat arménien apostolique en 1461. Il se fit appeler Kayser-i Rum : l’empereur romain.
L’objectif de Mehmet II était alors de contrôler le bassin de la mer Noire et d’éradiquer, fût-ce au prix d’une politique d’extermination, la puissance vénitienne et génoise dans la région. En 1475, il conquit les colonies génoises de Crimée, notamment le port de Caffa. Le sultan installait ainsi l’Empire ottoman au nord de la mer Noire et faisait de celle-ci un lac turc. Cette avancée lui donna le contrôle du trafic d’esclaves et de la route de la soie. Ayant dès lors la mainmise sur les routes commerciales, Mehmet II fit construire de nouveaux ports et une flotte pour pouvoir concurrencer Venise et Gênes dans le commerce maritime.
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La chute de Constantinople – la cité la plus riche de son temps – a inspiré écrivains et cinéastes. Ainsi, l’écrivain autrichien Stefan Zweig fait de cet événement l’une des Très Riches Heures de l’humanité, titre qu’il donne à un roman dans lequel il décrit des instants historiques d’une rare intensité, décisif dans le destin du monde. L’intensité du siège et la disproportion des forces servent de sources d’inspiration : ainsi, la bataille des Champs du Pelennor dans Le Seigneur des anneaux de J.R.R. Tolkien s’inspire du siège de Constantinople. Par ailleurs, une superproduction turque Fetih 1453, sortie en février 2012, a suscité un grand engouement, attirant plus de six millions de spectateurs, un record en Turquie. Ce film se place dans la droite ligne du renouveau ottoman perceptible en Turquie sous le règne d’Erdogan. Ce mouvement se caractérise par une reconsidération de la période ottomane dans l’historiographie turque. Autrefois dépeinte comme décadente, la période ottomane est perçue de plus en plus positivement en Turquie, notamment ses épisodes les plus glorieux comme la prise de Constantinople ou le règne de Soliman le Magnifique.
Depuis la chute de Constantinople en 1453, le statut de Sainte-Sophie demeure toujours susceptible de modifications. La « Grande Église » eut le privilège, au moment de la conquête, d’être épargnée sur l’ordre de Mehmet II, qui lui attachait une grande importance, contrairement au sort d’un grand nombre d’édifices chrétiens soumis aux pillages intensifs des troupes du sultan.
Période contemporaine
Entre 1847 et 1849, des architectes italo-suisses, les frères Fossati, ajoutèrent un minbar (une chaire) et les huit panneaux circulaires de 7,5 mètres de diamètre qui furent accrochés aux quatre piliers centraux, où sont inscrits des noms d’Allah, du prophète Mahomet et des quatre premiers califes Abu Bakr, Omar, Othman et Ali, ainsi que de ceux des deux petits-enfants de Mahomet : Hassan et Hussein.
En 1918, les Ottomans, dont le pays est occupé par les puissances de l’Entente à l’issue de la Première Guerre mondiale, projettent de dynamiter Sainte-Sophie.
En 1934, Atatürk désaffecte le lieu du culte pour « l’offrir à l’humanité », il fait décrocher les grands panneaux circulaires portant le nom d’Allah, de Mahomet et des califes : Sainte-Sophie devient un musée. Pour l’historien Edhem Eldem, qui enseigne au Collège de France, cette transformation « incarne la laïcisation du pays et la promotion de l’universalisme occidental ». En 1951, le gouvernement Menderes fait remettre en place les grands panneaux aux caractères arabes portant les noms d’Allah et de Mahomet, qui avaient été retirés par Atatürk.
Annonce de la transformation de Sainte-Sophie en mosquée et réactions dans le monde orthodoxe
En 2012, une centaine de militants issus du Parti de la grande unité, un parti islamiste et nationaliste, font campagne pour que le musée redevienne une mosquée, notamment en organisant une prière musulmane sous la coupole byzantine. En 2014, l’USCIRF (United States Commission on International Religious Freedom (en)) condamne les tentatives du Parlement turc de modifier le statut de Sainte-Sophie et de transformer ce musée en mosquée. Dans une déclaration rendue publique à l’époque, l’USCIRF écrit : Faire d’Hagia Sophia une mosquée serait clairement un geste provocateur et de division. Le message qui serait perçu est que le gouvernement actuel n’a que peu ou aucune considération pour la sensibilité des communautés religieuses minoritaires turques, en particulier son ancienne communauté chrétienne.
Le 27 mars 2019, durant la campagne des élections municipales turques, le président Recep Tayyip Erdogan déclare que « le temps est venu » de faire de Sainte-Sophie une mosquée à la place du musée actuel. « Une telle décision serait susceptible de provoquer la colère des chrétiens et d’attiser les tensions avec la Grèce voisine » commente Le Monde. Erdogan affirme que cela serait une demande du peuple turc et annonce attendre la fin des élections avant de prendre sa décision sur le statut de Sainte-Sophie après les élections.
Le débat sur l’avenir de Sainte-Sophie à Istanbul a repris après la lecture du Coran le 29 mai 2020, à l’occasion de l’anniversaire de la chute de Constantinople. Erdogan avait demandé aux responsables gouvernementaux de mener une étude approfondie sur la manière de changer le statut de musée de la Sainte-Sophie d’Istanbul, en indiquant que sa conversion en musée était une « très grosse erreur ».
La Cour suprême de Turquie a statué, le 10 juillet 2020, que la conversion de la Sainte-Sophie d’Istanbul en musée en 1934 était illégale, ouvrant ainsi la voie à sa reconversion en mosquée. Le Conseil d’État du pays a discuté de la question le même jour. Le décret ouvrant la basilique Sainte-Sophie au culte musulman en tant que mosquée a été signé le 10 juillet, quelques instants après la décision du Conseil d’État, la plus haute juridiction turque, par le président Recep Tayyip Erdoğan. Une cinquantaine de personnes se sont rassemblées devant la basilique, scandant « les chaînes ont été brisées » pour fêter la décision du Conseil d’État.
Le 13 juillet, Erdogan garantit à Vladimir Poutine que les reliques de Sainte-Sophie seront sauvegardées. Toutes les fresques, les mosaïques et autres représentations chrétiennes ne correspondant pas au statut de mosquée seront présentées dans un autre lieu.
Avant que ne fût prise la décision du 10 juillet par le président Erdogan, plusieurs hiérarques orthodoxes tentèrent d’infléchir le processus en cours, mais en vain. Dès le 24 juin, le Patriarche Théophile III de Jérusalem faisait part de sa sérieuse inquiétude. Il rappelait qu’il était à l’honneur de la Turquie d’avoir administré pendant près de cent ans la basilique Sainte-Sophie en tant que musée afin de maintenir une certaine neutralité sur le site. Sainte-Sophie lui apparaissait ainsi comme un symbole de tolérance. Le 4 juillet, une déclaration du patriarche œcuménique Bartholomée, de Constantinople, déclarant que « toute conversion de Sainte-Sophie en mosquée dresserait des millions de chrétiens du monde entier contre l’islam » est interprétée comme une menace d’attaques planifiées de l’Occident contre l’islam et les musulmans. Le secrétaire général du Parti d’action nationaliste (MHP) rétorque que Sainte-Sophie a déjà été turquifiée en 1453 par le sceau de Mehmet le Conquérant « et qu’il s’agit d’un monument turco-islamique important de Constantinople qui appartiendra toujours au patrimoine turc ». Dans un sondage réalisé au début juillet, le pourcentage de citoyens turcs qui pensent que Sainte-Sophie devrait être transformée en mosquée était de 79,4 % (contre 77 % il y a quelques semaines dans un sondage similaire). Le patriarche Daniel de Roumanie envoie le 9 juillet une lettre de soutien au patriarche Bartholomée pour la défense du statut actuel de la basilique Sainte-Sophie.
Du côté de Moscou arrivent également des témoignages d’inquiétude et de vive préoccupation. Le 4 juillet, le président du Département des affaires ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou, Mgr Hilarion de Volokolamsk, exprime encore l’espoir que la décision de transformer la cathédrale en mosquée ne sera pas prise et rappelle que Sainte-Sophie fait partie du patrimoine de l’humanité entière, qu’il s’agit d’un site protégé par l’UNESCO, et non d’une affaire intérieure de la Turquie. Et qu’adviendra-t-il des mosaïques inestimables conservées dans la cathédrale (des images du Christ, de la Vierge, de Jean-Baptiste, des empereurs et des impératrices byzantins), alors que les images sont interdites par l’Islam ? La mesure envisagée de transformer le musée en mosquée risque de nuire aux équilibres fragiles dans le monde et au dialogue des civilisations. Quant au patriarche Cyrille, il fait part de sa profonde préoccupation : cette église revêt une grande signification pour toute l’Orthodoxie, et elle est particulièrement chère à l’Église russe, car elle fut à l’origine du baptême de saint Vladimir, qui a fait entrer la Russie dans la civilisation chrétienne. Toute tentative de rabaisser ou de piétiner l’héritage spirituel millénaire de l’Église de Constantinople a été perçu par le peuple russe, dans le passé tout comme maintenant, avec amertume et indignation.
Ces appels à la raison au nom de la tolérance et du dialogue entre les civilisations n’ont eu aucun effet, comme l’on pouvait s’y attendre, sur le président Erdogan. Le 24 juillet a eu lieu la première prière musulmane à Sainte-Sophie,en présence du président turc et d’une grande foule rassemblée depuis le matin. La cérémonie a commencé par une récitation de versets du Coran par Erdogan en personne, suivie d’un appel à la prière depuis les quatre minarets autour de l’église. Le choix de la date n’est pas anodin : c’est un rappel du 24 juillet 1923, signature du Traité de Lausanne (annulant le Traité de Sèvres de 1920 et créant la Turquie moderne en respectant les exigences de Mustapha Kemal). La cérémonie a été conçue pour glorifier la conquête du monde par l’islam et le souvenir de la prise de Constantinople par le sultan Mehmet II Fatih (le Conquérant) en 1453. L’ouléma Ali Erbas, chef de la direction des Affaires religieuses de Turquie, a brandi son cimeterre durant son prêche : un message belliqueux adressé au monde. Le président Erdogan avait invité les chefs des États islamiques à assister à la première prière musulmane à Sainte-Sophie ; cependant, seuls quelques-uns ont répondu à cette invitation : les présidents de l’Azerbaïdjan et du Qatar. Aucun des dirigeants islamiques, apparemment, ne voulait reconnaître Erdogan comme leur sultan.
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Les réactions postérieures à la décision paraissent empreintes d’un mélange d’amertume et d’impuissance. Le 10 juillet, jour de la signature du décret par le président Erdogan, le métropolite Hilarion de Volokolamsk constate qu’un coup est porté à l’orthodoxie mondiale : « Pour tous les chrétiens orthodoxes, l’église Sainte-Sophie est un symbole semblable à celui de Saint-Pierre de Rome pour les catholiques ». Le métropolite précise que cette décision aura une influence négative sur les relations entre la Turquie et le monde chrétien : le destin historique de la Russie a été déterminé précisément dans cette église, particulièrement chère aux Russes pour cette raison. Le même jour, l’assemblée des évêques orthodoxes canoniques des États-Unis élève une protestation et demande au gouvernement des États-Unis d’intervenir pour que cette décision soit annulée. Cette assemblée exprime son inquiétude sur le pluralisme religieux en Turquie et lance une demande de soutien à la communauté internationale, rappelant que Sainte-Sophie constitue « un signe de coexistence et de paix entre tous les peuples de bonne volonté ». Le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères de la France, Jean-Yves Le Drian, va dans le même sens, pour qui « Sainte-Sophie doit continuer à représenter la pluralité et la diversité du patrimoine religieux, le dialogue et la tolérance ». Le point de vue du patriarche de Serbie, Irénée, est moins irénique et plus original : il met l’accent sur le fait que Sainte-Sophie est une source de spiritualité authentique pour tous les chrétiens, orthodoxes et autres, et un lieu de prière et d’inspiration pour les musulmans ; il approuve de ce fait la solution de compromis prudente adoptée par Kemal Atatürk, créateur de la Turquie moderne : transformer cette basilique en musée, ouvert à tous. L’abolition du décret d’Atatürk représente une injustice historique, une mesure politique précipitée, préjudiciable à la situation internationale de la Turquie et aux relations entre chrétiens et musulmans dans le monde.
Un bâtiment particulier
La seule solution juste, dans la mesure où celle de Kemal Atatürk est modifiée, est de conserver le statut de musée et de permettre la célébration non seulement du culte musulman, mais aussi du culte chrétien.
Le patriarche Irénée souligne qu’il existe des précédents dans le monde moderne : à Jérusalem ou au Sinaï existent des lieux saints pour les croyants des deux religions ; en Serbie et dans d’autres régions, l’église et la mosquée sont souvent côte à côte, témoignant de la symbiose historique, de la tolérance et de la confiance entre voisins. Toutefois, l’exemple du Kosovo, où la population orthodoxe subit une persécution féroce et continue depuis l’intervention des Occidentaux en 1999, montre les limites de ce genre de cohabitation.
Le 17 juillet, le Synode de l’Église orthodoxe russe exprime ses profonds regrets et déplore que cette décision n’ait tenu aucun compte des requêtes et des positions clairement exprimées par les primats et les hiérarques des Églises orthodoxes locales, des représentants des États étrangers, des nombreuses organisations internationales non-gouvernementales et de défense des droits de l’homme, des clercs de différentes confessions et traditions religieuses. Le message conclut que cette décision heurte les sentiments religieux de millions de chrétiens dans le monde.
Signalons au passage que, parmi les Grecs, circulent les prophéties d’un saint moine de l’Athos, né au ciel le 12 juillet 1994. Un recueil, publié récemment en Grèce, cite ces paroles :
Nous reprendrons Constantinople. Nous ne le ferons pas nous-mêmes. Dieu en a disposé de façon telle que d’autres prendront la ville et nous la donneront. Une guerre surviendra entre la Turquie et la Russie. Au début, les Turcs paraîtront l’emporter, mais cela tournera en catastrophe pour eux. Les Russes remporteront la victoire et prendront Constantinople.
Il nous paraît évident que ces objurgations et ces appels plus ou moins lénifiants à la « tolérance » et au « dialogue entre les civilisations » n’auront strictement aucun effet sur le président Erdogan, pas plus que l’avertissement des prophéties de saint Païssios l’Athonite.
Enfin, une réaction courageuse est venue d’un romancier turc célèbre, lauréat du prix Nobel de littérature en 2006 : Ohran Pamuk a critiqué à la BBC la décision du gouvernement turc :
Je suis en colère. La nation turque est très fière d’être la seule nation musulmane laïque et la basilique en est le plus grand signe. Maintenant, ils ont enlevé cette fierté à la nation.
Le néo-ottomanisme d’Erdogan
Il est toutefois un témoignage qui devrait être pris en considération par le président de la Turquie, car c’est celui d’un descendant d’Ali Ibn Abi Taleb, gendre et cousin du Prophète, ce qui lui confère une indéniable autorité spirituelle dans le monde musulman. Essayiste et géopolitologue, conseiller expert en investissements stratégiques et en intelligence économique, Morad El Hattab adresse une longue missive qui s’ouvre par cette formule : « Cher Monsieur Recep Tayyip Erdoğan », et commence par rappeler que, sous sa mandature (depuis 2003 et son arrivée au pouvoir), la Turquie a regagné un niveau de puissance qu’elle n’avait plus connu depuis la fin de l’Empire ottoman. Ces propos louangeurs sont suivis de réserves au sujet de l’action de la Turquie en Libye : l’auteur rappelle, non sans malice, l’aide financière (plus de 30 milliards de dollars !) de Khadafi à Erdogan pour son accession au pouvoir. Au passage, Morad El Hattab signale qu’il considère toujours comme un frère Saïf al-Islam Kadhafi, auquel il a consacré récemment un ouvrage[1]. Selon lui, c’est le seul espoir d’une véritable solution politique et d’un retour à une paix durable pour la Libye (et d’ailleurs désigné comme tel par le Conseil suprême des tribus libyennes). Mais la critique envers Erdogan va beaucoup plus loin : poussée par l’État profond américain, la Turquie s’est engagée dans des provocations qui auraient pu aboutir à une nouvelle guerre mondiale, notamment en Ukraine et en Syrie. Et alors même que, sous la présidence de Donald Trump, on assiste au Moyen-Orient à une désescalade générale, rendant possible une nouvelle entente entre les nations afin d’éviter une guerre générale, voici que la Turquie est aujourd’hui impliquée dans une logique d’escalade inopportune. Et c’est dans ce contexte qu’intervient le décret malheureux concernant la basilique Sainte-Sophie : décision que désapprouve ce descendant du gendre et cousin du Prophète. Morad El Hattab invoque alors une série d’arguments visant à souligner l’absurdité de toute opposition frontale entre Chrétienté et Islam.
Le cœur de cette lettre adressée au président Erdogan consiste en un avertissement et une proposition surprenante : le grave égarement de la Turquie peut tuer l’espoir de notre époque. Morad El Hattab aborde ici la question du schisme artificiel suscité au sein du monde orthodoxe du fait de la crise ukrainienne, avec l’implication de la Turquie derrière les manœuvres du Patriarche de Constantinople Bartholomée (appuyées par l’ex-président de l’Ukraine, Porochenko, ainsi que par le Département d’État américain) :
Qui donc vous a poussé, Monsieur le Président, à cette provocation aussi prodigieusement malvenue ? C’est une logique de guerre mondiale qui se trouve enclenchée par votre décision, alors que la tendance générale était jusqu’alors à la désescalade depuis 2016.
Rappelant que, dans le Caucase, en Asie centrale, au Moyen-Orient et jusqu’en Libye, la Russie n’a pas uniquement défendu les chrétiens d’Orient, mais qu’elle a aussi défendu le véritable Islam contre Daech et ses puissants soutiens, Morad El Hattab en vient à demander au président turc de rendre aujourd’hui la basilique Sainte-Sophie aux chrétiens orthodoxes :
La place de Sainte-Sophie
La basilique Sainte-Sophie à Constantinople se voulait comme une représentation du ciel sur la terre, une prouesse architecturale reflétant dans la matérialité les plus hautes aspirations de la spiritualité chrétienne orthodoxe. Sainte-Sophie est plus qu’une basilique, c’est un symbole d’une puissance incalculable qui est à la base de la véritable chrétienté, laquelle est à rechercher du côté de l’orthodoxie comme bon nombre de mystiques chrétiens l’ont compris. Parce que c’est la seule chrétienté à n’avoir pas oublié Sophia jusqu’à nos jours : c’est-à-dire la Sagesse en grec, incluant les héritages puissants et nuancés de la pensée grecque héritée d’Égypte.
Ainsi, la basilique Sainte-Sophie devrait être rendue aux chrétiens orthodoxes, afin qu’elle puisse devenir l’épicentre d’une nouvelle relation refondée entre l’Islam et la Chrétienté : ce serait là un symbole d’une importance colossale, et un signal fort permettant un rayonnement international nouveau pour la Turquie.
S’ensuit encore une sévère critique de l’aventurisme actuel de la Turquie sous la conduite d’Erdogan : les intimidations pour racketter l’Union européenne en instrumentalisant la crise des migrants ; en Afrique du Nord, la Turquie se comporte comme un « encaisseur » mafieux et violent » et elle crée les conditions d’une déstabilisation djihadiste de toute la région, avec le risque de réactions de la part de l’Égypte et de l’Algérie. Ainsi, la Turquie est à la croisée des chemins, et Morad El Hattab termine sa missive par la proposition d’une rencontre tripartite à Moscou avec le président Vladimir Poutine afin de faire potentiellement de la Turquie le pays pivot de cette nouvelle relation entre la Chrétienté et le monde islamique :
Mon cher Président, soyons vraiment musulman : rendons la basilique Sainte-Sophie à nos frères chrétiens orthodoxes, afin de sceller cette nouvelle alliance entre Islam et Chrétienté. Une telle décision aurait une portée absolument historique. Elle permettrait d’entériner une Nouvelle Alliance des nations pour la paix, et de mettre durablement en échec un engrenage destructeur qui aurait pu depuis plusieurs années déjà, renvoyer tous les pays du Moyen-Orient, y compris la Turquie, et même le monde entier, à l’âge de pierre…
Nous ignorons, bien sûr, l’accueil qu’a pu faire le président Erdogan à cette lettre dont nous avons signalé quelques extraits. Les propositions de Morad El Hattab ont de fortes chances de rester lettre morte, car, aux yeux d’Erdogan, la « reconquête » de Sainte-Sophie comme lieu de culte islamique est vue comme inséparable de la restauration de la grandeur ottomane, tout cela aux portes de l’Europe, avec la réprobation molle d’une Union européenne trop soucieuse de se débarrasser de ses encombrantes racines chrétiennes. Dans ce sens, l’impuissance des réactions au sein du monde orthodoxe témoigne de la faiblesse de la foi orthodoxe dans le monde moderne, malgré son relèvement après les soixante-douze ans de persécutions durant la période communiste. Et l’on peut considérer que la Turquie demeure aujourd’hui un des États les plus dangereux de la planète. L’engagement de plus en plus marqué de la Turquie en Libye, qui commence à agacer sérieusement les dirigeants européens, est en train, par ailleurs, de susciter une forte réaction de la part de l’Égypte, qui menace d’intervenir militairement en Libye, alors qu’elle doit gérer déjà un conflit potentiel avec l’Éthiopie, à cause d’un grand barrage sur le Nil Bleu, avec la menace d’une captation des eaux qui ruinerait l’agriculture égyptienne et provoquerait des famines.
Des « signes évocateurs » : Sainte-Sophie, Notre-Dame de Paris et la Cathédrale des forces armées au nord de Moscou
Le monde connaît aujourd’hui des événements significatifs, symbolisés par des images puissantes et émouvantes, évocatrices de profondes mutations en cours dans notre rapport à la culture, à la religion, à la civilisation. Paris, Constantinople et Moscou en constituent trois exemples.
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Le retour de Sainte-Sophie au statut de mosquée témoigne aujourd’hui de l’élan conquérant de l’islam dans la perspective du néo-ottomanisme du régime Erdogan. Cet élan se manifeste par des provocations multiples : à l’encontre de l’Europe, par l’instrumentalisation de la crise des migrants ainsi que par l’interventionnisme turc en Libye et en Méditerranée orientale, mais aussi à l’encontre du monde orthodoxe et notamment de la Russie. Pour le moment, Vladimir Poutine s’est maintenu dans une position de prudence et de réserve, arguant qu’il s’agit en l’occurrence d’une question d’ordre religieux dans laquelle il n’a pas à intervenir, mais le Président de la Russie a la mémoire longue, et il n’est pas impossible qu’il y ait un jour un retour de bâton, en temps opportun.
En France, le 15 avril 2019, un grand signe a été donné au monde avec l’incendie de Notre-Dame de Paris, qui, sept siècles durant, avait été épargnée des continuels tourments subis par Sainte-Sophie (sauf dans la période de la Révolution et de l’Empire où elle avait été transformée en « Temple de la Raison » avant de devenir, au moment du sacre de Napoléon Ier, le lieu de la toute-puissance impériale qui s’imposait même à la Papauté). Si douloureux qu’ait pu être cet incendie de Notre-Dame, l’essentiel a pu être sauvé, comme si la Vierge Marie avait déployé un voile protecteur au-dessus de sa cathédrale : les tours ont été épargnées de justesse par les flammes, la structure de l’édifice ne s’est pas effondrée, les saintes reliques ont été sauvées et le monde entier a pu contempler la sobre croix dans le fond de la cathédrale. Mais cet incendie – ainsi que d’autres, tel que celui qui a frappé encore récemment la cathédrale de Nantes, et ainsi que les innombrables dégradations et profanations d’églises saccagées et abandonnées à travers toute la France – est un signe qui accuse la déchristianisation de la France et des peuples européens : plus que le rejet orgueilleux et l’hostilité ouverte de l’athéisme, c’est une indifférence méprisante qui signifie à Dieu qu’il n’a pas sa place dans les sociétés occidentales modernes. En outre, l’incendie de Notre-Dame s’est produit dans une année qui, à travers le monde entier, a été marquée par de terribles incendies de forêt : en Russie et en Sibérie, en Amazonie et en Australie notamment. Quelle souffrance que de voir partir en fumée ces trésors si nécessaires au bon équilibre de notre planète !
À ces deux exemples de Notre-Dame de Paris et de Sainte-Sophie, nous sommes tentés d’ajouter, en contrepoint, celui de la récente cathédrale orthodoxe des Forces Armées de Russie qui vient d’être consacrée par le Patriarche Cyrille de Moscou et de toutes les Russies, le 14 juin dernier, dans le cadre de la célébration du 75e anniversaire de la victoire dans la « Grande Guerre patriotique ». La cérémonie de la consécration (accessible sur Internet) présentait un impressionnant tableau, avec le ministre de la Défense, Serguei Choïgu, aux côtés duquel se tenait le redoutable chef d’état-major de l’armée russe, Valeri Guerassimov, ainsi qu’une brochette de vieux généraux qui ont dirigé les forces armées durant la période soviétique. Comment ont-ils pu vivre ce moment-là ? L’édification de cette cathédrale au milieu du Patriot Park, à une soixante de kilomètres au nord-ouest de Moscou, constitue une affirmation solennelle d’une volonté de défendre la Russie orthodoxe. Ce n’est pas le signe d’une volonté agressive – telle que la mainmise d’Erdogan sur Sainte-Sophie – mais bien le témoignage d’une farouche volonté de se défendre et de conserver des valeurs qui, de nos jours, sont honnies en Europe occidentale et combattues par l’idéologie du globalisme. En outre, l’existence de cette cathédrale renforce un pacte « gagnant-gagnant » entre l’État et l’Église : dans le désert spirituel hérité de 72 ans d’idéologie marxiste-léniniste et dans le champ ravagé d’une morale dégradée, sous l’influence médiatique d’un Occident en perdition, ce nouveau temple à la gloire de la Russie orthodoxe exercera certainement une influence bénéfique sur tous les jeunes hommes appelés sous les drapeaux qui passeront un jour ou l’autre dans ce sanctuaire. Toutefois, il faut bien être conscient que la foi orthodoxe, dans la Russie actuelle, est encore bien fragile, et qu’il faudra encore, sans doute, plusieurs générations avant que cette foi retrouve toute sa profondeur et qu’elle ne soit pas qu’un vernis moral et culturel.
Serge Boulgakov : le sens profond de Sainte-Sophie
Cette profondeur de la foi et de la pensée orthodoxe, c’est chez un des plus grands théologiens du XXe siècle qu’on la trouve, un homme dont, précisément, toute la pensée est illuminée par l’image de la Sophia. Il se trouve que Serge Boulgakov, a livré, sur Saint-Sophie, une méditation d’une valeur incomparable. Ordonné prêtre de l’Église orthodoxe russe en 1918, le père Serge Boulgakov est contraint à l’exil en Crimée pendant la guerre civile. En décembre 1922, il est expulsé par le gouvernement bolchevik avec 160 autres intellectuels sur les « bateaux des philosophes » et, avant de s’installer à Prague, puis à Paris, il passe par Constantinople. Il évoque dans son œuvre autobiographique Ma vie dans l’orthodoxie[2] sa visite à Sainte-Sophie, le 22 janvier 1923. En voici quelques extraits :
À Haghia Sophie (Extrait de mon carnet de notes) – Constantinople, le 9 (22 janvier 1923).
Le père Serge évoque d’abord la révélation suscitée par l’espace même de l’église, par l’harmonie qui s’en dégage et l’état d’apesanteur qui plonge le visiteur au-delà de la joie, dans la félicité.
J’ai eu hier, pour la première fois, le bonheur de voir Haghia-Sophia. Le Seigneur m’a fait cette grâce, Il n’a pas permis que je meure sans avoir vu Sainte-Sophie et je remercie mon Dieu pour cette grâce. Une béatitude qui n’était pas de ce monde emplit mon cœur, de sorte que toutes les afflictions et les soucis de l’heure présente s’y abîmèrent, au moins pour un temps, comme s’ils avaient perdu toute importance.
(…) La langue humaine est impuissante à rendre la légèreté, la clarté, la simplicité, l’harmonie merveilleuse, devant laquelle disparaît complètement la pesanteur de la coupole et des murs, cette mer de lumière qui ruisselle d’en haut et règne sur tout cet espace fermé et libre, cette grâce des colonnes et la beauté de leurs dentelles de pierre, cette majesté des murs d’or et des ornements admirables, tout cela séduit, touche, subjugue, emporte l’adhésion…
(…) Ce n’est ni le ciel ni la terre, c’est la voûte céleste au-dessus de la terre. Ce n’est ni Dieu ni l’homme, mais le Divin Lui-même, le voile de la protection divine tendu au-dessus du monde.
Devant Sainte-Sophie, Boulgakov rejette toute nostalgie passéiste, et toute volonté de rétablir un passé révolu ; elle est pour lui un appel vers l’avenir, orientée vers les fins ultimes de l’histoire, dans un élan de synergie créatrice entre l’homme et Dieu.
Sainte-Sophie ne se situe pas seulement dans le passé, mais aussi dans l’avenir, elle est un appel aux siècles et une prophétie.
Au moment où les bolcheviks détruisent en Russie les églises, massacrent les prêtres et les moines, déportent, dans ce qui deviendra le Goulag, les fidèles orthodoxes, c’est une prière non chrétienne qui se déroule en ce lieu (en 1923, Sainte-Sophie est encore une mosquée et ne deviendra un musée qu’en 1934). Et le père Boulgakov rend hommage à la dignité de cette prière, tout en soulignant l’universalité potentielle de Sainte-Sophie.
Conclusion
Aujourd’hui, en 2020, au moment où coïncident un schisme douloureux au sein du monde orthodoxe et le retour au statut de mosquée de Sainte-Sophie pour des raisons essentiellement politiques, voire médiocrement électorales, l’occasion nous est donnée peut-être de prolonger la magnifique méditation du père Serge et de méditer sur la signification que peuvent prendre certaines demandes de retour au statut de « musée ». Car, dans le monde actuel, coupé de toute transcendance, le musée n’est-il pas devenu un symbole de l’apostasie, de la « dissolution » du cultuel dans le culturel, selon la logique du mondialisme et du métissage des cultures ? Le musée est devenu pour les hommes de ce temps une sorte de temple de l’Homme sans Dieu, une forme de négation, de rejet de la « Sainte Sophia ». Mais est-ce aujourd’hui l’heure d’un simple retour aux « gardiens des lieux » ou l’affirmation d’un néo-ottomanisme tout aussi négateur de la Sophia divine ?
Notes
[1] Morad El Hattab, Saïf al-Islam Kadhafi – Un rêve pour la Libye, éd. Érick Bonnier, 2019. Le précédent de ses ouvrages s’intitule : Vladimir Poutine – Le nouveau De Gaulle, éd. Perspectives Libres, 2018.
[2] Boulgakov Serge, Ma vie dans l’orthodoxie. Notes autobiographiques, Édition des Syrtes, 2015.