<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La redistribution de la puissance aérienne et l’avenir de notre liberté d’action

1 novembre 2020

Temps de lecture : 10 minutes

Photo : F-35A Lightning-II (c) Philippe Wodka-Gallien

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La redistribution de la puissance aérienne et l’avenir de notre liberté d’action

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En mars 1949, au Massachusets Institute of Technology, Winston Churchill dans une conférence consacrée à l’évolution des grands enjeux internationaux, déclare : « Pour le meilleur et pour le pire, la maîtrise de l’air est aujourd’hui l’expression suprême de la puissance militaire et les flottes et les armées quelle que soit leur nécessité et leur importance doivent accepter un rang subordonné. »

Cette assertion d’un des principaux artisans de la victoire de 1945 s’inscrit dans le contexte de l’après-guerre au cours de laquelle des milliers de bombardiers stratégiques avaient systématiquement rasé les villes allemandes, puis qu’un seul avion emportant une seule bombe nucléaire avait détruit Hiroshima et Nagasaki et qu’enfin une noria d’avions de transport avait réussi à ravitailler 2,2 millions de Berlinois pendant près d’un an dans un titanesque pont aérien.

Après la Seconde Guerre mondiale, la puissance aérienne des Anglo-Saxons apparaît si décisive que les Soviétiques orientent la recherche scientifique militaire vers le radar afin de pouvoir détecter les streams de bombardiers stratégiques qui se révèlent comme la menace principale, puis vers les missiles balistiques afin de pouvoir atteindre le territoire des États-Unis et seulement après vers la fabrication de l’arme atomique. Afin de contrer une éventuelle offensive aérienne américaine, ils donnent une haute priorité à la défense aérienne en l’élevant, en 1948, au statut d’une armée indépendante de l’armée de l’air, au même titre que l’armée de terre ou la marine, sous le nom de Voyska PVO (armée de défense antiaérienne) et lui affectent des moyens considérables. Cette priorité pour la défense aérienne se traduit, par exemple, par la fabrication du MiG-15 qui, au début de la guerre de Corée, se révèle supérieur aux avions de chasse américains.

Genèse de la puissance aérienne contemporaine

La stratégie de containment américaine au début de la guerre froide se concrétise notamment par l’édification d’un réseau de bases aériennes qui ceinture le Heartland dominé par l’URSS, du Groenland à l’Alaska en passant par la Grande-Bretagne, Diego Garcia, les Philippines et le Japon pour ne citer que les principales implantations. Pouvant accueillir les bombardiers stratégiques à long rayon d’action du Strategic Air Command, elles permettent de tenir une grande partie de l’immense territoire soviétique sous la menace d’un raid nucléaire dévastateur.

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Jusqu’au milieu des années 1960, la figure du bombardier stratégique nucléaire domine la guerre aérienne, mais l’engagement américain au Vietnam et les conflits israélo-arabes voient s’imposer le chasseur-bombardier conventionnel dont une des expressions les plus réussies est le F-4 Phantom II construit par McDonnell à plus de 5 000 exemplaires au profit d’une douzaine de pays et qui est employé par l’US Air Force et l’US Navy au Vietnam, les Israéliens lors de la guerre du Kippour et les Iraniens dans leur guerre contre l’Irak.

Pendant toute cette période, la défense antiaérienne armée de canons automatiques de petit calibre ou de missiles sol-air guidés parvient à équilibrer la puissance accrue des avions de combat. Au cours de la guerre du Vietnam, de 1962 à 1973, les Américains perdent 3 700 avions, dont 2 500 du fait des défenses sol-air nord-vietnamiennes. Mais à la fin de la guerre, les Américains parviennent à limiter leurs pertes aériennes en développant de nouvelles armes, en brouillant et en leurrant les systèmes antiaériens. Entre autres, ils mettent au point, à partir de 1967, des bombes guidées qui peuvent être lancées avec précision sur l’objectif à distance de sécurité. C’est ainsi qu’après avoir mené sans succès neuf raids en 1967 contre le pont Doumer à Hanoï – par lequel transite l’ensemble du trafic ferroviaire depuis le port de Haiphong et la Chine – l’US Air Force conduit, en 1972, deux raids séparés de 16 F-4 Phantom armés de guided bomb unit 10 (GBU-10) qui mettent hors service le pont Doumer jusqu’à la fin de la guerre.

L’avènement des armes guidées avec précision permet à l’aviation de s’attaquer exactement aux objectifs vitaux (les key nodes) identifiés par les théoriciens de l’US Army Air Corps dès les années 1930. Le bombardement utilisé lors de la Seconde Guerre mondiale de manière massive sur des objectifs étendus peut ainsi évoluer vers une action ciblée contre les centres de gravité du système adverse. Il passe ainsi de la recherche d’effets sociaux, induits par l’anéantissement de vastes zones urbaines, à l’obtention d’effets spécifiquement militaires par la destruction de points clés choisis en fonction de leur importance stratégique ou tactique. La comparaison a souvent été faite entre Berlin en avril 1945 et Bagdad en février 1991. À Berlin, la ville avait été rasée par des mois de bombardement, mais Goebbels pouvait encore appeler à la résistance et Hitler envoyer des ordres à des divisions qui n’existaient plus. À Bagdad, après quelques jours de raids aériens alliés, les réseaux de télécommunications et les centres de commandement de Saddam Hussein avaient été détruits, mais la ville était quasiment intacte.

Précision et paralysie stratégique

C’est en effet la guerre du Golfe en 1991 qui concrétise le passage d’un modèle à l’autre grâce au travail de planification mené par un colonel américain de l’US Air Force, John Warden, qui en représentant l’ennemi sous forme d’un système en cinq cercles concentriques (le pouvoir politico-militaire ; les fonctions organiques essentielles ; l’infrastructure ; la population ; les forces armées) identifie pour chacun des cercles les centres de gravité qui ensuite sont détruits en fonction du déroulement de la campagne. Les opérations aériennes préliminaires durent trente-huit jours et permettent à la coalition conduite par les Américains d’obtenir la reddition de la puissante armée irakienne après seulement quatre jours d’offensive terrestre. Les États-Unis et leurs alliés inaugurent une nouvelle ère dans l’emploi de la puissance aérienne en paralysant des éléments essentiels de l’organisation politique, économique et militaire d’un État moderne sans utiliser l’arme nucléaire ou les bombardements massifs ou enregistrer de lourdes pertes parmi la population civile ou leurs propres forces.

La guerre du Golfe est le premier épisode d’un cycle interventionniste pour les Occidentaux qui, en s’appuyant principalement sur la puissance aérienne, modèle durablement les formes d’engagement de la force militaire en Bosnie (1995) tout d’abord, puis au Kosovo (1999), en Afghanistan (2001), en Irak (2003) et enfin en Libye (2011).

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Au cours de ce cycle d’une vingtaine d’années, l’emploi de la puissance aérienne permet d’économiser la vie des soldats, car elle rend possible la diminution des effectifs terrestres au cours des interventions extérieures. En 1991, le général Schwarzkopf disposait de 400 000 hommes au sein des forces terrestres pour libérer le Koweït. En 2003, lors de l’invasion de l’Irak, le général Franks en demande 250 000, mais n’en obtient que 125 000 et doit renoncer à une grande partie de ses soutiens en artillerie. L’appui feu est en effet fourni par l’aviation qui, comme pour la chevauchée vers Paris de la 3e armée du général Patton en août 1944, ouvre le chemin et couvre l’offensive du Ve corps du général Wallace sur Bagdad.

Ce gain en vie humaine est d’autant plus appréciable que les pertes aériennes sont très faibles alors que les Occidentaux utilisent leurs forces aériennes pour défendre leurs intérêts de puissance partout dans le monde.

Nombre de sorties aériennes Nombre d’avions perdus Taux de pertes pour 1 000 sorties aériennes
Guerre du Golfe (1991) 118 602 38 0,32
Bosnie (1995) 3 515 2 0,56
Kosovo (1999) 58 574 2 0,03
Afghanistan (2001) 14 500 0 0
Irak (2003) 41 404 1 0,02
Libye (2011) 26 500 0 0

Ce rôle de la puissance aérienne n’apparaît pas seulement lors de conflits conventionnels opposant des armées équipées de manière comparable, mais également lors de conflits dits irréguliers, car opposant des armées conventionnelles à des guérillas. Ainsi, après avoir chassé les talibans du pouvoir en 2001, les Américains se lancent dans une campagne de contre-insurrection afin de rétablir l’autorité centrale du gouvernement afghan sur tout le pays et éliminer les poches de résistance. Compte tenu de l’étendue du pays, de son relief particulièrement escarpé et du caractère de la population, la tâche est considérable. Dans les années 1980, l’URSS avait déployé jusqu’à 150 000 soldats et formé une armée afghane de 300 000 hommes sans parvenir à pacifier le pays. En 2007, les Américains disposent de 50 000 hommes, mais peuvent bénéficier d’un soutien aérien en quelques minutes sur toute l’étendue du pays. Le général américain Eikenberry, qui commande les forces américaines en Afghanistan, estime alors que sans la puissance aérienne, les forces terrestres de la coalition en Afghanistan auraient eu besoin de 400 à 500 000 hommes.

L’échec des opérations en Afghanistan et en Irak dans des interventions qui visaient à changer des régimes politiques ont fait prendre conscience aux Occidentaux que leurs soldats suscitaient des réactions de rejet quelle que soit la cause qu’ils étaient venus défendre. Alors que la situation se détériore en Irak, le chef des forces britanniques, le général Richard Dannatt, affirme en octobre 2006 : « Quel qu’ait été l’assentiment que nous avons rencontré au départ, il s’est transformé en simple tolérance, puis largement en intolérance. C’est un fait. » Ce schéma se répète en Afghanistan et conduit les Occidentaux à limiter le déploiement de leurs soldats – the Boots on the Ground – sur les théâtres extérieurs. C’est le cas lors de l’opération Harmattan en 2011 de protection du peuple libyen révolté contre Mouammar Kadhafi. Intervenant essentiellement avec son aviation, la coalition conduite par l’OTAN apporte un soutien décisif aux forces insurgées confirmant le jugement du grand stratégiste britannique, Colin Gray, à propos des guerres de la seconde moitié du xxe siècle : « Même si la force aérienne ne pouvait pas gagner les guerres par elle-même et sans l’aide directe des forces terrestres et navales, assurément elle avait le pouvoir de décider quel belligérant vaincrait. »

Le déclin de la puissance aérienne occidentale

Les conditions d’emploi des forces aériennes semblent changer actuellement du fait principalement d’un rééquilibrage de la puissance au profit des organisations défensives. Depuis 2014, en Syrie, environ 80 avions de combat auraient été détruits dont cinq appartenant à la coalition internationale menée par les États-Unis. L’essentiel de ces pertes est le fait des systèmes de défense antiaérienne, mais les combats aériens ne sont pas rares notamment entre l’aviation turque et l’aviation syrienne.

Si l’on compare les trois conflits ouverts en cours (Syrie, Yémen et Libye), la guerre aérienne se caractérise par trois traits dominants :

  • L’emploi des moyens aériens par toutes les parties au conflit qui permet souvent de changer le rapport de forces sur le terrain. C’est le cas de l’intervention de l’aviation russe en Syrie avec une trentaine d’avions de combat en 2015 ou du récent retournement de situation en Libye au profit du gouvernement de Tripoli grâce à l’emploi de drones turcs.
  • L’attrition très importante du fait essentiellement de l’emploi de moyens de défense sol-air contre des avions effectuant principalement des missions d’appui.
  • L’emploi de drones de toutes les catégories. En Libye, le représentant spécial de l’ONU, Ghassan Salamé, a affirmé, en septembre 2019, que la Libye était le théâtre de « la plus grande guerre des drones dans le monde ». Il s’agit non seulement de drones tactiques, mais aussi de drones MALE soit des Reaper américains ou des Wing Loong chinois pilotés par des aviateurs des Émirats arabes unis du côté des forces du maréchal Haftar depuis 2016, soit des drones turcs Bayraktar du côté de l’armée gouvernementale libyenne depuis le début de l’année 2020.

De plus, si l’aviation a été utilisée pendant vingt ans par les Occidentaux pour défendre leurs intérêts de puissance, elle est aujourd’hui employée par d’autres pays pour défendre les leurs à la suite d’un rattrapage technologique extrêmement rapide. La Syrie est le théâtre d’affrontements aériens entre d’une part la Turquie et d’autre part les forces aériennes syrienne, russe et iranienne. L’aviation saoudienne et émiratie interviennent au Yémen. Les différentes armées de l’air, égyptienne, émiratie, russe et turque, s’affrontent dans le ciel libyen.

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Récemment, en réponse aux revers enregistrés par le maréchal Haftar, la Russie a projeté des avions de combat sur la base d’Al Jufra près de Tobrouk : des MiG-29, des Su-24 d’attaque au sol et des Su-35 de dernière génération. L’OTAN a dénombré 14 avions russes fin mai 2020. Cette projection aérienne constitue une escalade du niveau de violence et constitue un clair indicateur de l’aggravation politique et militaire de la crise. En réponse, la Turquie a organisé un exercice de projection aérienne, le 9 juin dernier, avec des F-16 et une trentaine d’avions au total sur 2 000 km afin de rejoindre les côtes libyennes.

Aujourd’hui, le contrôle de la Méditerranée dépend moins de notre flotte que de notre aviation. Déjà, analysant la guerre d’Espagne, l’ingénieur du génie maritime Camille Rougeron affirmait, en 1937, que « l’avion vient de se classer, sans discussion possible, en tête des moyens pour le contrôle des communications maritimes ». La Seconde Guerre mondiale et notamment les opérations dans le Pacifique et dans l’Atlantique illustrèrent la difficulté d’assurer le transit maritime sans la maîtrise de l’air. En 1944, le géopoliticien américain, Nicholas Spykman, observa dans The Geography of the peace que la puissance maritime dans les mers étroites, les marginals seas, déclinait face à la puissance aérienne. C’est bien entendu le cas pour notre Méditerranée. En effet, large de 1 500 km tout au plus, elle se trouve tout entière à la portée de l’aviation de combat basée à terre qui est en mesure de menacer les routes de transit maritime en Méditerranée orientale comme en Méditerranée occidentale.

Les principales puissances du bassin méditerranéen non européennes comme la Turquie, l’Algérie, l’Égypte ou le Maroc peuvent appuyer leurs forces navales avec des forces aériennes aux capacités accrues grâce à l’acquisition d’appareils de 4e ou 5e génération (Rafale, Su-30, F-16). Elles sont même en mesure de créer, au large de leurs côtes, des zones de plusieurs centaines de kilomètres de rayon difficilement pénétrables par l’aviation ennemie grâce à des systèmes de défense antiaériens très performants comme les S-400 Triumph russes acquis récemment par la Turquie et dont l’Algérie et l’Égypte veulent se doter.

La nécessité de contrôler nos approches maritimes et de limiter l’escalade de la violence armée dans les foyers crisogènes de la rive sud de la Méditerranée implique la maîtrise des espaces maritimes qui exige, outre l’engagement d’unités navales, celui d’avions de patrouille maritime comme les Atlantic 2 ou d’avions radars comme les Awacs et donc la liberté d’user de l’espace aérien. Sans l’emploi de ces moyens aériens, il ne pourrait y avoir de contrôle des flux maritimes. Compte tenu de la montée des tensions en Méditerranée et du développement des capacités des flottes aériennes des pays riverains, l’espace aérien au-dessus de la Méditerranée deviendra de plus en plus un espace contesté et nos forces navales ne pourront y agir que si leur liberté d’action est assurée par l’aviation basée à terre.

Or notre flotte aérienne de combat est à un niveau historiquement bas. Nos 217 avions de combat représentent moins de la moitié des aéronefs du même type en service dans l’armée de l’air au début des années 1990. En 1991, l’armée de l’air projetait environ 90 avions de combat dans le Golfe pour répondre à l’invasion du Koweït par l’Irak, 50 en Italie pour l’opération Deliberate Force en Bosnie en 1995, 84 pour l’opération Allied Force au Kosovo en 1999. La diminution des contrats opérationnels traduit la perte de capacité aérienne de la France : 100 avions de combat dans la loi de programmation militaire 1997-2002, 70 dans le Livre blanc de 2008 et 13 dans le Livre blanc de 2013 en ce qui concerne le contrat principal.

Alors que nous assistons à une accumulation de puissance aérienne au Moyen-Orient et en Asie-Pacifique, ces capacités de projection ne paraissent pas pouvoir répondre à la montée des tensions dans des espaces proches comme la Méditerranée et a fortiori plus lointains comme le golfe arabo-persique ou les régions de l’axe indopacifique. En effet, si nous raisonnons en grande masse, nous constatons une véritable redistribution de la puissance aérienne avec d’un côté la croissance rapide de la puissance aérienne des pays du Moyen-Orient et l’augmentation significative de la zone Asie-Pacifique du fait du développement de la puissance militaire chinoise et de la montée des tensions dans la zone, et de l’autre côté un affaiblissement net de la puissance aérienne européenne et une relative stabilité de la zone Amérique du Nord grâce aux États-Unis qui restent la première puissance aérienne mondiale.

Cette redistribution de la puissance aérienne et plus particulièrement aux abords de l’Europe menace dangereusement notre aptitude à défendre nos intérêts de puissance, car comme le prophétisait Clément Ader il y a plus d’un siècle : « Sera maître du monde qui sera maître de l’air. »

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Photo : F-35A Lightning-II (c) Philippe Wodka-Gallien

À propos de l’auteur
Jérôme de Lespinois

Jérôme de Lespinois

Docteur en histoire et membre de l’Académie de l’air et de l’espace.

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