La France multiplie les effets d’annonce en faveur de « l’Europe de la défense » sans pouvoir masquer sa dépendance à l’OTAN.
Quelques jours avant le sommet de Londres, les 3 et 4 décembre 2019, un entretien présidentiel publié dans l’hebdomadaire britannique The Economist met le feu aux poudres. En qualifiant l’OTAN d’organisation « en état de mort cérébrale », Emmanuel Macron vole la vedette à Donald Trump, pourtant habitué à ce type de sortie fracassante. Son duel à fleuret moucheté avec le président turc et membre de l’OTAN, Erdogan, se poursuit en juin 2020, sur fond de guerre civile libyenne, lors de la venue à Paris du président tunisien, Kaïs Saïed. Quelques jours plus tôt, la flotte turque a menacé une frégate française envoyée par l’OTAN au large des côtes libyennes. Washington n’a pas condamné la Turquie et l’OTAN a prudemment demandé une enquête, renvoyant dos à dos Turcs et Français. Ce camouflet illustre la marginalisation de la France dans l’alliance atlantique et justifie a posteriori ses doléances exprimées à Londres : une Europe de la défense indépendante de la tutelle américaine, moins complaisante vis-à-vis de la Turquie et moins obnubilée par la menace russe.
Entre-temps, Jens Stoltenberg, le secrétaire général norvégien de l’OTAN, est venu à l’Élysée demander des explications : « Nous avons besoin d’une structure de commandement forte et compétente, pas de diviser les ressources en deux. » Il serait selon lui « dénué de sens de permettre à l’OTAN et à l’Union européenne de rivaliser ». Nicole Bacharan, figure de la French-American Foundation, souvent critique du président Trump, sait mettre de l’eau dans son vin quand c’est nécessaire : « Sur le fond Trump a raison, c’est irréaliste de penser qu’une armée européenne pourrait se passer des États-Unis. » Angela Merkel a certes tenté une synthèse : « Il ne s’agit pas d’une armée contre l’OTAN, bien au contraire ! Cela peut être une armée qui complétera l’OTAN de façon très utile, sans remettre ce lien en cause. » Vladimir Poutine est finalement le seul à voir dans une « une armée européenne : un processus positif pour le renforcement du monde multipolaire ».
La roue de secours de l’OTAN ?
En réalité, les malentendus entre l’OTAN et les projets d’armée européenne ou d’Europe de la défense ne datent pas d’aujourd’hui. Après deux guerres mondiales, Britanniques et Français sont traumatisés par l’engagement tardif des Américains contre l’Allemagne. Dès le 5 mars 1946, dans un discours resté fameux à Fulton, Winston Churchill s’alarme du « rideau de fer descendu à travers le continent, de Stettin dans la Baltique à Trieste sur l’Adriatique ». Suivront en 1947, la doctrine Truman et le plan Marshall, mais aussi le traité franco-britannique de Dunkerque, signé le 4 mars, dans une ville ô combien symbolique. Un an plus tard, à Bruxelles, le traité bilatéral franco-britannique s’élargit au Benelux. Son article 5 prévoit une assistance mutuelle en cas d’agression extérieure. L’Europe de la défense ne va toutefois durer qu’un an. En 1949, avec le traité de Washington, les dispositions du traité de Bruxelles sont vidées de leur substance et mises en sommeil. Washington, qui planifie une guerre imminente contre l’URSS, au vu de ce qui se passe au même moment en Corée, prend directement les commandes.
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Bien loin d’être concurrents, les deux projets militaires, OTAN et Europe de la défense apparaissent dès l’origine complémentaires dans la mesure où la dernière sert de palliatif ou de plan B, pour encourager ou suppléer une puissance américaine parfois hésitante. En 1954, lorsque Jean Monnet échoue de peu à fonder la CED (Communauté européenne de défense), l’Union de l’Europe occidentale (UEO) réactive le traité de Bruxelles, puis sombre à nouveau dans l’oubli.
Trente-cinq ans plus tard, la guerre froide s’achève sur une victoire de l’OTAN par abandon des Soviétiques. La paix européenne présuppose la réintégration de la Russie dans le concert européen, mais la chose est impensable pour Washington. Les structures otaniennes diminuent leur empreinte au sol, mais s’élargissent vers l’est. Les Européens, et singulièrement la France, tentent dans le même temps une relance de l’Union de l’Europe occidentale, « troisième pilier du traité de Maastricht ».
Dans les faits, malgré l’implosion yougoslave et l’intervention tardive des États-Unis (accords de Dayton puis occupation du Kosovo), les nations européennes se sont empressées d’« engranger les dividendes de la paix ». Formule prononcée par Laurent Fabius dès le 10 juin 1990 et symptomatique d’une vision économique du monde. La plupart des armées européennes se contentent des missions dites de Petersberg, du nom de la déclaration de l’UEO, faite à l’hôtel éponyme sur les hauteurs de Bonn en 1992. Missions « civilo-militaires » de formation, de coopération ou d’interposition dont les contours politiques s’avèrent assez flous. Il faut « gagner la paix » et non plus « faire la guerre ». Il y a une « division du travail entre les États-Unis, qui “faisaient le dîner”, et les Européens, qui “faisaient la vaisselle” » ironise Robert Kagan dans un article de Policy Review publié en 2002 et destiné à préparer l’opinion à la guerre en Irak. Article qui sera à l’origine de son ouvrage majeur, La puissance et la faiblesse. Pour Kagan, l’Europe s’apparente à Vénus, déesse de l’Amour, tandis que Mars, dieu de la Guerre, inspire l’Amérique. Autrement dit, l’armée américaine détruit l’ennemi et les Européens réparent les dégâts.
La PESD (Politique européenne de sécurité et de défense), héritière de l’UEO n’a jamais pu se substituer à l’armée américaine en Europe. Dans les accords de « Berlin + », la condition pour que l’UE bénéficie des moyens de l’OTAN est que celle-ci ne soit pas engagée. La mission judiciaire et policière EULEX Kosovo n’a, par exemple, pas d’accord de partenariat avec la KFOR. Cet accord est aujourd’hui verrouillé par la Turquie qui fait payer aux Européens, via l’OTAN, sa non-adhésion à l’UE.
L’Europe de la défense portée disparue
Certes la France et le Royaume-Uni tentent de conserver une capacité de projection et d’intervention « en premier » sur un théâtre d’opérations. Ce sont les deux nations-cadres qui peuvent encore agir en autonomie ou diriger une coalition. Pour le reste, c’est le désarmement général : les crédits de défense dépassent péniblement les 1 % du PIB. Le nombre de soldats et de régiments est divisé par deux ou trois en trente ans. Dans son discours sur « l’État de l’Union » du 14 septembre 2016, le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker a dévoilé un projet de « corps européen de solidarité » où les jeunes pourront servir les autorités nationales et locales, mais aussi les ONG et les entreprises…
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Avec le Brexit, certains ont cru qu’il n’y avait plus d’obstacle à une Europe de la défense. C’est méconnaître le tropisme atlantiste des pays d’Europe centrale, du nord et même du sud. Même la France a très tôt réaffirmé son étroite collaboration militaire avec le Royaume-Uni à l’occasion du sommet de Sandhurst en janvier 2018 et lors de l’exercice naval Griffin strike en Écosse en octobre 2019. En théorie, la France a pu apparaître comme la dernière nation, avec peut-être la Belgique et le Luxembourg, à croire encore à l’Europe de la défense. Mais en 2009, la France est rentrée dans le giron de l’OTAN et le fonds européen de défense qu’elle a péniblement obtenu d’Angela Merkel pourra d’ailleurs servir à l’achat d’équipement militaire non européen, signe de la dépendance américaine de l’Europe de la défense.
Les administrations américaines successives appellent de leur côté les nations européennes de l’OTAN à stopper l’hémorragie budgétaire. 70 % de la défense européenne est en effet assurée par les États-Unis et les états-majors de l’OTAN sont pléthoriques. On comprend que Donald Trump ait menacé de se retirer pour obtenir une meilleure répartition financière. Mais cette confortable réticence européenne peut s’expliquer. D’une pierre deux coups ; cet effort européen permet à l’armée américaine de financer son propre réarmement. Et l’Europe, en première ligne, sert de tête de pont à la défense américaine. La mise en place en Europe du bouclier antimissile face à la Russie coûte par exemple très cher et c’est l’industrie américaine (Raytheon) qui en bénéficie en très grande partie. Une base navale en Espagne, un centre de commandement en Allemagne et deux bases de lancements en Pologne et en Bulgarie, sans compter le coût du système d’arme. Voilà pourquoi l’achat de système de défense antimissile russe S-400 par la Turquie a suscité plus de colère et de frayeur à Washington que les protestations françaises face à l’intervention militaire de Erdogan en Libye et en Syrie.