<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Nicosie : une ville, deux capitales

29 septembre 2020

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Nicosie : une ville, deux capitales

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On dit de Nicosie, capitale millénaire de l’île de Chypre, qu’elle est la dernière capitale divisée de l’Europe depuis la chute du Mur de Berlin en 1989. La partie sud de la ville est la capitale de la République de Chypre (grecque) qui ne contrôle en fait que le sud de l’île ; la partie nord est celle de la République turque de Chypre du Nord, qui depuis l’intervention de la Turquie en 1974 contrôle 36 % du pays, mais n’est pas reconnu par la communauté internationale. C’est le résultat de l’histoire bien particulière d’une division qui s’est concrétisée au XXe siècle et dure depuis plus de 50 ans.

L’existence de Nicosie remonte à l’Antiquité. Elle est la capitale de Chypre depuis le Xe siècle (Byzantins). La diversité des noms de la ville jusqu’à nos jours reflète l’histoire mouvementée de l’île et son peuplement partagé entre Grecs et Turcs depuis cinq siècles et demi : Ledra (grec antique), puis Lefkosia (grec moderne), déformé par les Latins (Francs, Vénitiens) en Nicosia, et Lefkosha (transcription littérale en turc) depuis la conquête ottomane (1571). Aujourd’hui, Nicosie-Sud, c’est Lefkosia, et Nicosie-Nord, Lefkosha. Et Nicosia/Nicosie au plan international. Juridiquement, elle est la capitale de la République de Chypre binationale depuis son indépendance en 1960, qui revendique sa souveraineté sur toute l’île. Mais de facto chaque moitié de la ville est depuis 1974 celle des deux républiques nationales séparées. En 1974, les Turcs ont créé un État fédéré turc de Chypre, transformé en1983 en une République turque de Chypre du Nord indépendante, reconnue seulement par la Turquie. Pour la République de Chypre (en fait grecque depuis 1974), seule reconnue au plan international, membre de l’Union européenne (2004), Nicosie-Nord et Chypre-Nord sont des zones illégalement occupées par les Turcs.

Capitale commune jadis, ville divisée dans une île divisée aujourd’hui

La coupure de la ville n’est qu’un segment de la ligne de démarcation de 180 km, la Buffer-Zone (Zone-Tampon), bande de 356 km2 qui coupe l’île en deux d’est en ouest sur une largeur de 7 km à quelques mètres et sépare au plan territorial les communautés grecque et turque. En 1964, en raison d’affrontements intercommunautaires, un général britannique, sur recommandation de l’ONU, trace sur un plan de la ville une ligne à l’encre verte (Green Line), de direction est-ouest, pour séparer physiquement les habitants grecs (sud) et turcs (nord). Elle divise la Vieille Ville historique (un cercle parfait entouré par les Vénitiens de remparts dotés de 11 bastions) en deux moitiés quasi égales. C’est en gros la ligne de cessez-le-feu où s’est arrêtée l’invasion turque le 16 août 1974. Elle est sous le contrôle des « Casques Bleus » de l’ONU (UNFICYP, à Nicosie des troupes britanniques) : une mesure de « maintien de la paix » et une consécration de la division politique et ethnique de Chypre et de sa capitale.

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Nicosie, « Berlin de la Méditerranée » ? Certes, la ville est aussi divisée politiquement et physiquement, il y a une zone interdite et des points de passage avec contrôle des deux côtés (2 en ville depuis 2004-2008). Mais la Green Line n’est pas l’énorme coupure politique, idéologique et militaire mortelle imposée par le régime communiste de RDA, qu’était le Mur, et qui symbolisait de manière dramatique la division d’une nation homogène et la bipolarisation du monde au temps de la Guerre froide. Elle sépare deux communautés nationales différentes dans une même ville (comme Jérusalem Ouest et Est de 1947 à 1967) et dans une même île, et résulte principalement de leur refus de « vivre ensemble » et de l’implication massive de leurs deux « mères patries » garantes de leur identité, la Grèce et la Turquie.

Du multiculturalisme à l’ancienne aux séparations moderne

Jusque dans les années 1950, sous le régime colonial britannique (1878-1960), Grecs et Turcs coexistaient sans s’amalgamer. Ils avaient leurs villages propres dispersés à travers l’île, ou leurs quartiers propres dans des villes ou des villages mixtes. À Nicosie, les quartiers grecs et turcs étaient imbriqués, avec des zones plus ou moins mixtes (il y avait aussi des Arméniens et des maronites). Historiquement, Chypre est grecque depuis plus de trois millénaires (les Achéens, au XIVe siècle av. J.-C.), mais de par sa situation stratégique en Méditerranée orientale, elle a subi des invasions et des immigrations qui ont modifié son peuplement : Levantins (Arméniens et maronites, qui ont leurs églises à Nicosie), Francs ou Croisés de 1091 à 1489 (le royaume des Lusignan) et Vénitiens (1489-1571) qui ont laissé un magnifique patrimoine historique « latin » (cathédrale de style gothique français, palais Renaissance vénitienne) et implanté l’Église catholique concurremment à l’Église grecque orthodoxe.

En 1570, les Ottomans prennent Nicosie après un siège de 40 jours et massacrent une grande partie de la population. Ils implantent l’islam. Le clergé catholique est banni, l’Église orthodoxe passe un compromis avec les Turcs et récupère une partie des églises latines, les autres étant immédiatement transformées en mosquées. La domination ottomane (1571-1878) s’accompagne d’une colonisation turque venue d’Anatolie qui modifie la composition de la population de l’île. La domination britannique (1878-1960) a préservé cette division ethnique, religieuse et linguistique (comme les austro-hongrois en Bosnie-Herzégovine), alors qu’en Crète les musulmans ont dû partir après le traité de Lausanne en 1923. On estimait la part des Turcs à Nicosie à 30-40 % au début du XIXe. La deuxième occupation turque (partielle) de 1974 a considérablement accru le nombre des Turcs au Nord par l’immigration de colons turcophones venus d’Anatolie ou d’Asie centrale, dont une partie a reçu la citoyenneté de la RTCN.

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Des sources estiment que la moitié de la population (turque) de l’agglomération de Chypre-Nord n’est pas originaire de l’île. De l’autre côté, Nicosie-Sud et d’autres villes de la République de Chypre se sont ouvertes à une immigration du travail et des affaires (banques, sociétés) venue d’Europe de l’Est, du Proche-Orient et du Sud-Est asiatique, donnant à la ville un caractère « cosmopolite occidental ». Comme dans d’autres capitales, on trouve dans les deux moitiés de Nicosie des éléments de « diversité » et d’« ouverture sociétale », alors que dans le reste de l’île, la société (grecque ou turque) est plus conservatrice.

Histoire conflictuelle, contraste culturel

La question chypriote implique directement la Grèce et la Turquie. Elles sont (avec la Grande-Bretagne, l’ancienne puissance coloniale et propriétaire de deux « Bases souveraines » dans l’île) les puissances garantes de la République de Chypre depuis son indépendance en 1960 (ce fut l’argument de la Turquie pour son intervention en 1974). L’ile est beaucoup plus proche de la côte turque (65 km) que de la Grèce (895km), mais en 1960 la communauté grecque représentait 82 % de la population de l’île et les Chypriotes turcs 18%. Le territoire occupé par la Turquie depuis 1974 (36 %) ne reflétait pas ces proportions. La division de l’île et de la ville résulte sans doute de l’échec du « vivre ensemble » des deux communautés, mais aussi de l’intervention turque. Le patriotisme chypriote des Grecs et des Turcs de l’île s’est avéré moins fort que le lien de chaque communauté avec sa « mère patrie », seul moyen en dernier recours pour préserver l’identité respective.

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Les violences intercommunautaires au XXe siècle ont opposé les deux communautés. Dans un premier temps (1931 et 1955-1958), les Chypriotes grecs ont combattu le pouvoir colonial britannique pour obtenir l’indépendance, première étape vers l’« Enosis » (rattachement à la Grèce). La rue Ledra a été surnommée « Murder Mile » à cause des attentats visant soldats ou fonctionnaires britanniques. Après l’indépendance, en décembre 1963, des groupes armés grec (EOKA-B) et turc (TMT) ont cherché à réduire ou à relier les enclaves par l’épuration ethnique. À Nicosie, les Grecs quittent le nord de la ville pour le sud, les Turcs le sud pour le nord (faubourg de Gönyeli). Des réfugiés chassés des villages s’installent dans l’une ou l’autre partie de la ville selon leur appartenance. Depuis 1958, il y a une municipalité séparée pour les habitants turcs de Nicosie. La séparation territoriale, ethnique, linguistique et religieuse, largement spontanée, a été institutionnalisée par l’ONU en 1964 (Green Line) et par le cessez-le-feu de 1974. Elle est alors devenue politique (deux États). En juillet de cette année, un coup d’État des nationalistes chypriotes grecs (EOKA), favorisé par le régime militaire d’Athènes, renverse le président Makarios pour réaliser l’« Enosis ». L’armée turque envahit l’île et occupe le nord de Chypre et de Nicosie (bataille de chars dans le nord de la ville, perdue par les Grecs). Depuis, la séparation territoriale (« taksim »), pour échapper à la marginalisation, à l’absorption ou au scénario « à la crétoise » (l’expulsion) a consolidé la présence des Chypriotes turcs sous la protection de la Turquie. Aujourd’hui, la République de Chypre (Sud) est officiellement bilingue, mais ne compte plus que 0,2 % de turcophones. Les deux États ont chacun leur gouvernement, leur assemblée, leurs ministères à Nicosie. Il y a à Nicosie-Sud une mairie de Kyrenia, aujourd’hui en zone turque (Girne), pour maintenir le droit à la réunification de l’île.

Chypre-Sud a 900 000 habitants, Chypre-Nord 330 000 (ou peut-être 500 000 avec les immigrants et les soldats turcs). La ville de Nicosie-Nord a 62 000 habitants et celle de Nicosie-Sud 56 000, mais l’agglomération du Sud est plus étendue (245 000) que celle du Nord (83 000). La vieille ville n’est plus un centre, mais deux désormais, modernes, à la périphérie, plus au nord et plus au sud.  Aujourd’hui, en franchissant la Green Line de Nicosie, on change de pays : autre ethnie, autre langue, autre religion, autre monnaie, autre drapeau, autres fêtes religieuses ou patriotiques, autre récit historique et national (l’ennemi est de l’autre côté de la ligne et dans l’autre « mère patrie »). Les héros du Sud (Grivas, l’EOKA-B) sont des oppresseurs ou des terroristes génocidaires au Nord. Pour beaucoup de Chypriotes grecs, le Chypriote turc reste le colonisateur (les Grecs sont dans l’île depuis trois millénaires, les Turcs depuis quatre siècles et demi). Nicosie-Nord et Chypre-Nord sont des zones occupées. Les Chypriotes turcs appellent toujours leurs voisins grecs « Rumlar » (les Roumis).

L‘histoire a placé le palais de l’Archevêché au Sud, la mosquée Selimiye au Nord. Peu d’églises ouvertes au culte à Nicosie-Nord (surtout pour les Occidentaux en poste ou les travailleurs immigrés), mais une mosquée historique (ancien monastère catholique) à Nicosie-Sud (pour les étrangers musulmans désormais). Les musées des deux côtés racontent la diversité des cultures, les divers vestiges patrimoniaux sont dispersés à travers la ville ; les vivants sont séparés par la ligne. L’anglais, héritage de la colonisation britannique, est la langue de communication entre les Grecs et les Turcs.

Il y a dans la ville, des deux côtés, des cimetières bien entretenus et d’impressionnants monuments patriotiques dans la ville, qui célèbrent les héros et les martyrs victimes de ceux d’en face ; un musée de la Barbarie (grecque) et un monument de la Victoire au Nord, un monument de la Liberté au Sud (sans Turcs) ; un musée de la Lutte nationale au Nord, et un autre au Sud, du même nom en grec. Ils racontent les souffrances, les atrocités, les luttes et les gloires dans un sens contraire. Les noms de lieux et de rues sont grecs d’un côté, turcs de l’autre. À Nicosie-Nord, il y a une place Atatürk (1943) et des portraits du fondateur de la République turque ; au Sud, la statue de l’archevêque Makarios, premier président (grec) de la République de Chypre. D’un côté, le drapeau de la République de Chypre (la représentation de l’île) avec celui de la Grèce (parfois seul aussi) sur les églises et les monuments, et aussi celui de l’UE ; de l’autre, deux drapeaux, toujours ensemble, celui de la Turquie et celui de la RTCN (sa copie aux couleurs inversées, plus deux bandes), jusqu’entre les deux minarets de la mosquée Selimiye (ex cathédrale catholique Sainte-Sophie). Les mêmes, immenses, peints sur la montagne au Nord (avec la devise : « Heureux celui qui a le nom de turc ») sont visibles de Nicosie-Sud, illuminé la nuit. Il y a des défilés nationalistes turcs (« Loups Gris ») et grecs (ELAM) d’un côté et de l’autre. Les LGBT, les groupes d’extrême gauche du Nord et du Sud (« antifa ») coopèrent, mais il y a deux marathons séparés.

La Green Line, frontière improbable ou définitive ?

La Buffer Zone est une coulée verte à travers la ville qui se voit du ciel. Elle suit un moment le lit du fleuve Pedieos, se rétrécit ou s’élargit, coupe des bâtiments, englobe des jardins, des cours, des maisons abandonnées, un concessionnaire d’automobiles flambant neuf en 1974 (à la suite d’un litige, on a peint une ligne nord et une ligne sud sur le capot et l’arrière de l’une d’entre elles, Buffer Zone dans la Buffer Zone), un stade, une église, et l’ancien aéroport. Elle est bordée de barrières, de palissades, de grillages, de fûts de métal ou de sacs de sable empilés, de bouts de murs, de pans de maisons abandonnées. Il y a des miradors et des patrouilles, des camions de police près des guérites des points de passage. La frontière a été hermétiquement fermée de 1974 à 2003. Deux passages dans la ville (Ledra Palace et Ledra Street) ont été ouverts en 2004 et 2008, et un autre plus à l’ouest. On franchit 30 mètres de zone tampon, et on est dans l’autre pays. Des milliers de Chypriotes et de touristes vont visiter l’autre côté, et reviennent chez eux. La frontière est un une injustice pour les Grecs, une protection pour les Turcs, une absurdité pour les idéalistes, un pis-aller pour la « communauté internationale », et une attraction de plus pour les touristes.

En 2008, pour l’ouverture du passage de la rue Ledra, des édiles ont coupé un ruban et la foule des ballons de la paix en forme d’éléphants. En 2011-2012, sous l’influence d’Occupy Wall Street et des printemps arabes, des artistes de rue, des musiciens, des gens de radio, des dealers et des activistes libertaires antinationalistes Grecs et Turcs ont occupé un bout de la Buffer Zone et manifesté pour la révolution et la réunification. En 2014, il y a eu une chaîne humaine aussi pour la réunification. En vain.

Quel avenir pour Nicosie ? Malgré la pression internationale, toutes les négociations entre les deux côtés ont échoué. Son sort dépend totalement de l’évolution future de la question chypriote, du scénario le plus « soft » au plus « hard ». Ou bien une solution de compromis (capitale commune d’un État fédéral binational avec deux administrations autonomes dans l’île et dans la ville). Ou une séparation définitive sur une base ethnique, linguistique et religieuse (deux États avec deux capitales et une « bonne » frontière reconnue au plan international). Ou un changement (improbable à ce jour) du rapport de forces, dans un sens ou dans l’autre (épuration ethnique, avec ou sans guerre, et un scénario « à la crétoise » [île grecque et « enosis »], ou à la smyrniote [île turque]).

Dans le premier cas, la frontière « culturelle » dans l’île et dans la ville subsistera malgré la détente et les échanges ; dans le deuxième, il y aura deux capitales séparées et une vraie frontière « normale » à travers la ville et le pays ; et dans le troisième, une homogénéisation ethnique et le seul cas où la ville serait réunifiée au plan politique et culturel. Sauf dans cette dernière éventualité, la ligne de démarcation dans Nicosie perdurera, même si dans le reste de l’île la limite entre le territoire de la communauté grecque et celui de la communauté turque est modifiée. Mais le statu quo peut encore durer, à moins que l’identité « chypriote » ne l’emporte un jour les identités grecque et turque. En tout cas, il semble que l’entre-deux actuel (ni identité commune, ni union à la Grèce, ni province turque) réponde en partie aux sentiments des Chypriotes. Séparée, mais pacifiée, Nicosie garderait ainsi sa particularité d’absurdité viable.

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Photo : (c) Revue Conflits

À propos de l’auteur
Thierry Buron

Thierry Buron

Ancien élève à l’ENS-Ulm (1968-1972), agrégé d’histoire (1971), il a enseigné à l’Université de Nantes (1976-2013) et à IPesup-Prepasup. Pensionnaire à l’Institut für Europaeische Geschichte (Mayence) en 1972-1973. Il a effectué des recherches d’archives en RFA et RDA sur la république de Weimar. Il est spécialisé dans l’histoire et la géopolitique de l’Allemagne et de l’Europe centre-orientale au XXe siècle.
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