Donald Trump et Xi Jinping, les « apprentis sorciers ». Au sein de cet ouvrage mettant en exergue la confrontation sino-américaine qui se rapproche plus d’un conflit entre Empires que d’une rivalité économique, Christian Saint-Étienne rappelle le rôle que devrait jouer l’Europe dans le monde. Par des propositions concrètes, l’auteur souhaite montrer qu’une réforme structurelle de l’Union européenne pourra sans nul doute faire émerger « l’Europe puissance » et donner au Vieux continent une place véritable sur l’échiquier géostratégique mondial. Une place qui puisse concurrencer ses partenaires américains et chinois.
Propos receuillis par Étienne de Floirac
Conflits : Dès le début de votre ouvrage, vous comparez les personnalités et politiques de Donald Trump et de Xi Jinping. Mais dans quelles mesures peut-on les rapprocher, car ce sont, tout de même, deux hommes aux idéologies assez différentes ?
Christian Saint-Étienne : Ce qu’ils ont en commun, c’est d’être en rupture avec leurs prédécesseurs. Pour ce qui est des États-Unis, pendant soixante-dix ans, tous les présidents américains ont essayé de construire un multilatéralisme. Or, Trump vient rompre brutalement avec cette doctrine.
Xi Jinping est également en rupture avec les trois décennies d’héritage laissées par Deng Xiaoping qui avait essayé d’introduire une forme de semi-démocratie à l’intérieur du parti communiste. Ce qu’il avait essayé de faire, c’était de reproduire à l’intérieur du parti un système « à l’américaine » avec un renouvellement du président et du Premier ministre tous les dix ans par exemple. Il a cassé cet héritage en se faisant élire président à vie en 2013. D’autre part, Deng Xiaoping recommandait de mener des politiques prudentes alors qu’aujourd’hui, Xi Jinping mène des politiques assez dures et plus volontaristes. Comme illustration, on a à la fois le changement de statut à Hong Kong et la politique de plus en plus agressive vis-à-vis de Taïwan, sans parler des nouveaux incidents à la frontière nord, entre la Chine et l’Inde. Le point commun qu’ont ces deux personnages est donc qu’ils remettent en cause des politiques de long terme, des politiques stratégiques et géostratégiques de leurs pays respectifs.
Conflits : C’est en sens que vous les qualifiez d’ « apprentis sorciers » ?
Christian Saint-Étienne : En effet, car dans les deux cas, on peut penser qu’ils sont dangereux pour leurs pays et que le faut d’avoir détruit ces héritages dessert leurs intérêts. On prend l’exemple de l’Iran ; Trump a cru, en mettant fin à l’accord de dénucléarisation iranien, qu’il mettrait ce pays à genoux et que les Iraniens viendraient lui demander pardon. Quand on observe la façon dont les Iraniens, et avant eux les Perses se sont projetés dans le monde, il était peu probable qu’ils allaient venir à Canossa. On se retrouve donc avec une situation explosive, car, au moment où l’on parle, une négociation d’un grand accord stratégique se déroule entre l’Iran et la Chine, ce qui nuira certainement aux États-Unis.
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L’autre erreur, c’est l’abandon du traité transpacifique qui amorçait la définition de nouvelles règles du commerce international et qui permettait aux États-Unis et à une partie de l’Asie de se renforcer face à la Chine. La conséquence de la politique américaine mène, en définitive, à la rupture progressive des rapports avec la Chine et à un durcissement des liens entre l’Europe et Pékin. Cela nous ramène à une répétition des années 1970-1980 où deux blocs se faisaient face et où chacun devait choisir un camp.
Conflits : Quelle est la nature réelle de la montée en puissance chinoise ? Vient-elle du déclin de la puissance américaine à travers le monde ou est-ce un phénomène plus ancien et plus complexe ? Quels sont les facteurs qui ont fait émerger cette nouvelle puissance qui, de challenger qu’elle était, pourrait devenir leader ?
Christian Saint-Étienne : Il faut avant tout savoir que la Chine est une dictature communiste dirigée par des ingénieurs, ce qui est peu perçu en Occident. Contrairement à la France qui est dirigée par des énarques, l’Allemagne est également menée par des ingénieurs. Aujourd’hui, nos gouvernants sont donc des gens qui ont fait une école d’administration, ce qui veut dire que ce ne sont pas des entrepreneurs ou des économistes de terrain. Ils peinent donc à prendre la mesure des questions de prise de risques et de production et commettent ainsi des erreurs d’appréciation absolument majeures. On l’a vu dans l’histoire de la Covid où l’erreur n’était pas de rentrer dans le confinement, mais, du fait de notre dépense publique trop élevée, l’on se retrouvait mi-mars sans masque, sans test et sans préparation à la crise.
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L’autre erreur fut de confiner deux mois. Or, les pays dirigés par des ingénieurs ont confiné moins d’un mois et nous allons le payer à long terme. Pour revenir à notre sujet et dans le contexte d’un pays qui sort de la période maoïste à genoux, Deng Xiaoping apparaissait comme le sauveur de la Chine. C’est lui qui fit le choix absolument majeur d’ouvrir progressivement la Chine à l’économie de marché avec son fameux aphorisme « qu’importe la couleur du chat, pourvu qu’il attrape les souris ». Il y a donc eu une très forte volonté de réindustrialiser la Chine, ce qui a été facilité par la venue de nombreuses entreprises internationales, élément qui a permis l’importation de technologies développées en Occident pendant deux cents ans dans le cadre des précédentes révolutions industrielles.
Conflits : Et depuis cette période, la Chine ne cesse de se renforcer en matière économique, ce qui la porte au rang de deuxième puissance mondiale aujourd’hui
Christian Saint-Étienne : Les Chinois nous rattrapent à grande allure et ont aujourd’hui des technologies puissantes, notamment dans le numérique, et capables de rentrer en compétition avec les États-Unis pour le leadership mondial. La Chine est devenue une très grande puissance économique, industrielle et numérique. Huawei, par exemple, est en train de développer un système d’exploitation spécifique, ce qui concurrencera, à terme, les États-Unis. À eux deux, Pékin et Washington représentent 40% du PIB mondial et près de 60% des dépenses militaires globales, comme ils dominent à plus de 80% la planète numérique. Mais la puissance montante demeure la Chine.
Conflits : Après s’être interrogé sur les causes de cette rivalité, intéressons-nous à sa nature et à ses buts ultimes. Sommes-nous en présence d’un conflit purement économique ou y a-t-il de véritables enjeux géopolitiques et géostratégiques derrière ? Et sur le but, nous avons l’impression que c’est la conquête de l’Asie qui est en train de se jouer. Est-ce cela ou assistons-nous à une simple rivalité opposant deux personnalités hautes en couleur ?
Christian Saint-Étienne : Bien entendu, nous sommes en présence de deux personnages au fort tempérament et à l’ambition conséquente. Mais c’est surtout un double conflit majeur pour la domination mondiale. C’est un conflit pour la domination géostratégique mondiale et un conflit pour la domination dans la nouvelle révolution industrielle de l’informatique et du numérique. Il est très rare que l’on ait une rivalité de double nature, mais c’est ici le cas. L’université d’Harvard a fait une étude sur les seize occurrences des conflits depuis le XVe siècle, et nous pouvons observer qu’il y en a eu douze qui se sont terminés par une guerre, et dans les quatre autres cas, l’un des deux battait en retraite. Qu’arriva-t-il pour ce qui du conflit sino-américain ? Seul l’avenir nous le dira.
Conflits : Est-ce qu’une élection de Joe Biden à la Maison-Blanche changerait les choses ou modifierait le rapport de force ?
Christian Saint-Étienne : L’arrivée de Joe Biden changerait beaucoup de choses dans bien des domaines. Il est vraisemblable qu’il va revenir à la politique traditionnelle multilatérale des États-Unis, c’est-à-dire le leadership des pays de la liberté face à l’impérialisme chinois. Mais je voudrais revenir à la nature du conflit, car je ne pense pas que nous soyons en présence d’une guerre économique. L’économie est un instrument. Dans les deux cas, nous observons que la Chine et les États-Unis se comportent en pays messianiques qui obéissent à leurs visions du monde et qui se servent du commerce pour parvenir à leurs fins. Ainsi, je pense que si Biden est élu, l’opposition à la Chine perdurera, car, aujourd’hui, les principaux intérêts américains sont acquis à la résistance face à l’impérialisme chinois.
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Pour mieux appréhender cela, il faut bien comprendre les phénomènes de pouvoir aux États-Unis, car il y a trois sources de pouvoir. Il y a l’économie, le complexe géostratégique militaire et le système politique. En France, c’est essentiellement la sphère administrative qui prend les décisions. Aux États-Unis, en revanche, le système économique est extrêmement puissant et le système industriel, militaire et stratégique l’est tout autant. La sphère politique ne peut donc ignorer ces derniers. Ainsi, cela va être difficile pour Biden de revenir en arrière. En revanche, il pourra le faire sur le traité transpacifique, accord qui pourrait également servir de base à la construction d’un système commercial international, si l’Europe négociait avec les États-Unis. En définitive, il est vraisemblable que Biden renouera avec les grandes traditions multilatéralistes américaines, bien que ce soit un multilatéralisme particulier, car étant sous leadership américain.
Conflits : Sur l’Europe en général, et la France en particulier, on voit que le continent apparaît comme désorganisé, car désuni, mais surtout très peu entreprenant sur le terrain géostratégique. Comment l’Union européenne peut-elle continuer à exister aux côtés de ces deux « empires » qui continuent d’émerger ?
Christian Saint-Étienne : Il y a plusieurs aspects dans cette question. D’abord, l’Europe n’existe pas sur le plan stratégique. Historiquement, le traité de Rome de 1957 a été fait pour qu’il n’y ait jamais de puissance européenne, car les Six étaient sous l’abri des Américains, donc la question ne se posait pas vraiment. À partir des années 1990, l’Europe aurait dû faire un choix d’approfondissement. Mais nous nous retrouvons aujourd’hui sous un « diktat » américain et britannique d’ouverture massive à l’Est. C’est une politique stratégique constante des États-Unis depuis soixante-dix ans d’empêcher l’émergence d’un État fédéral européen.
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On aurait pu penser que la sortie du Royaume-Uni allait permettre un sursaut stratégique, mais cela n’a pas été le cas. De plus, le plan qui a été adopté récemment est un anti-plan stratégique : c’est une série de décisions portant sur un apport de liquidités aux pays en difficulté, ce qui est une bonne chose. D’ailleurs, les Allemands ne le font pas par générosité. À partir du moment où le marché chinois se rétrécit pour les exportateurs allemands, ils ont impérativement besoin de garder le marché unique ouvert et solide, car cela devient un marché intérieur de l’industrie allemande. Donc ils le font pour maintenir leur système. D’autre part, le plan annoncé de 750 milliards n’est en fait que de 310 milliards et notons que la part de l’Allemagne est de moins de 100 milliards. Ils achètent donc la stabilisation de l’Europe pour pas grand-chose ! Dans ce contexte, on observe néanmoins que sur le plan stratégique, l’Europe ne fait rien et que l’accord conclu le 21 juillet 2020 s’est fait sur le dos de la recherche, de la défense et de l’espace dont les crédits ont été réduits. C’est un plan où l’on se sauve à court terme, mais en cassant la préservation des intérêts géostratégiques de moyen terme de l’Europe. On le paiera dans les années à venir. Cet exemple d’actualité démontre combien l’avenir de la puissance européenne me semble obscur.
Conflits : Que préconisez-vous, concrètement, pour sortir de ce malaise qui pourrait continuer de nous coûter cher, aux vues des ambitions chinoises en Europe ?
Christian Saint-Étienne : Je préconise de garder le marché unique tel qu’il est, mais d’arrêter de vouloir faire l’Europe à partir de ce même marché, car il n’y a pas de volonté commune parmi les 27 de faire émerger une puissance européenne. La grande erreur a été faite à Maastricht, où sous l’instigation des Anglais, nous avons maintenu l’unanimité sur les questions fiscales et sociales, ce qui a abouti à la mise en place d’une guerre fiscale et sociale à l’intérieur du marché unique. La France n’est pas en compétition fiscale ou sociale avec la Chine ou l’Inde, mais avec ce que j’appelle les « cinq renégats » (Irlande, Luxembourg, Chypre, Malte et les Pays-Bas). Tout cela est criminel et antipolitique. On ne pourra d’ailleurs pas construire un noyau dur puissant en Europe aussi longtemps qu’on aura la concurrence interne. Il faut un coup de force qui oblige l’Europe à passer à la majorité qualifiée pour les décisions fiscales et sociales par exemple.
Conflits : Qu’entendez-vous par « noyau dur » ?
Christian Saint-Étienne : Je prône en effet la mise en place d’un noyau dur intergouvernemental réunissant 9 pays. C’est un projet que j’ai conçu pour qu’il soit totalement ouvert, c’est-à-dire que l’on n’exclut personne, mais qu’il faut des conditions pour y entrer. La première condition est d’être dans l’Union européenne et dans la zone euro. La deuxième condition est non seulement d’accepter que toutes les décisions sociales et fiscales soient prises à la majorité qualifiée, mais également de créer, à l’intérieur de ce noyau dur, une coordination fiscale et sociale. Si ce noyau dur est assez puissant, il pourrait imposer ces conditions à la totalité de l’Europe. La troisième condition est d’accepter un budget spécifique à la zone. Pour que ce budget attire des pays du Nord, il n’opérerait aucune redistribution entre les pays membres, mais servirait uniquement à des politiques stratégiques : investissements massifs dans les infrastructures, dans la recherche et le développement, dans les technologies civiles et militaires. Par ailleurs, des créations de grandes universités de recherche et d’innovations de niveau mondial pourraient voir le jour.
Conflits : Pour constituer un tel « noyau dur », il semble nécessaire que les pays qui le composent disposent d’un poids significatif en Europe et dans le monde
Christian Saint-Étienne : Il faut, en effet, que la France et l’Allemagne, qui porteraient ce projet, pèsent sur le plan stratégique mondial. La première condition est de posséder ses ports. Mais si nous voulons cela, il faut nécessairement que le Benelux entre dans le noyau dur. Supposons que la France et Allemagne créent ce noyau dur, ce dernier sera à la fois stratégique, comme on peut encore l’avoir en France dans la partie militaire du fonctionnement de l’État, mais aussi économique, un domaine éminemment compréhensible pour les Allemands.
Quant à la coordination fiscale et sociale, il faut évidemment cadrer les rescrits hollandais et luxembourgeois, sans parler des systèmes particuliers de la Belgique. Il n’est pas certain que cela leur rapporte de manière significative, par rapport aux enjeux de devenir les grandes portes internationales d’un noyau dur puissant, mais ils accepteraient cela si une certaine pression est exercée à leur égard. Pour les minimas sociaux, ce sont notamment les salaires minimums. Il ne s’agirait pas d’en fixer un en euro, mais de fixer le salaire moyen de chaque pays. On pourrait fixer un minimum qui pourrait être de 50% du salaire moyen de chaque pays. Ainsi, tout le monde y trouverait son compte : les Néerlandais et les Belges deviendraient les grandes portes d’entrée du noyau dur et les Allemands se constitueraient un marché intérieur puissant, car au lieu d’avoir 80 millions de personnes, ils se retrouvent avec les 180 millions d’habitants du noyau dur, qui représentent aujourd’hui 40% de la population de l’Europe, mais vraisemblablement 50 à 55% du PIB européen. Ce noyau dur, avec l’Allemagne et quelques secteurs d’excellence français, concentrerait une bonne partie du vrai potentiel industriel européen. Je propose, enfin, la création d’un Sénat de cette coopérative intergouvernementale, où il y aurait un sénateur pour 3 millions d’habitants et qui serait chargé des secteurs liés à la coopérative, donc sur des investissements stratégiques. Tout cela permettra de redonner à l’Europe sa puissance d’antan.