Les États-Unis ont considérablement regagné en influence sur les marchés de l’énergie. En effet, ils connaissent une véritable révolution énergétique, celle des pétroles et gaz non conventionnels.
La dynamique de cette révolution énergétique ne pouvait se produire qu’aux États-Unis, où le sous-sol est propriété privée, où il existe de grandes sociétés pétrolières, mais aussi des milliers de petites qui se lancent dans l’aventure, appuyées par un vaste marché de capitaux (et notamment le capital-risque).
Ainsi, les États-Unis ne sont jamais là où on les attend : ils tournent en partie le dos aux énergies vertes et exploitent à grande échelle les énergies fossiles (y compris le charbon). Grâce à cette révolution, les États-Unis sont en bonne voie pour reconquérir leur indépendance énergétique.
Premiers consommateurs et premiers producteurs mondiaux
Au milieu des années 2010, les États-Unis sont redevenus les premiers producteurs mondiaux de gaz et de pétrole, tout en restant les premiers consommateurs. De quoi leur faire jouer le rôle d’arbitre du marché mondial autrefois détenu par l’Arabie saoudite. Selon le rapport annuel de BP, les États-Unis sont devenus en 2014 les premiers producteurs mondiaux de pétrole (conventionnel et non conventionnel). Ils étaient déjà premiers producteurs mondiaux de gaz depuis 2011 (en incluant le gaz de schiste). Le secteur des hydrocarbures en forte croissance est pour beaucoup dans le « miracle économique » que connaissent aujourd’hui les États-Unis avec une hausse du PIB supérieure à 3 % et la baisse du taux de chômage à moins de 4 % (2018). L’essor du pétrole et du gaz non conventionnels est spectaculaire, constituant plus de 65 % de la production nationale d’énergie.
Le gaz de schiste fournit maintenant la moitié de la production états-unienne de gaz, avec des conséquences économiques majeures : au bas mot 3 millions d’emplois créés d’ici 2020 et un prix du gaz qui a été divisé par sept dans le pays depuis le pic de fin 2005 (après l’ouragan Katrina). Selon le spécialiste Edward Morse, l’exploitation du gaz de schiste doit permettre une économie de 30 milliards de dollars par an aux Américains. Du coup, l’économie américaine connaît un fort regain de compétitivité : le prix du gaz est quatre à cinq fois moins cher qu’en Europe ou au Japon et les relocalisations s’accélèrent. Ces prix faibles jouent aussi sur la chimie, car le gaz fournit l’un de ses produits de base, l’éthane. Les chimistes reviennent ou arrivent dans le secteur : Chevron avec un projet géant dans le golfe du Mexique (éthane et éthylène à Bayton au Texas), Bayer, Shell, Sasol, Dow Chemical qui se remettent à investir. Parallèlement le gaz concurrence de plus en plus le charbon pour la production d’électricité thermique. En conséquence, l’émission de CO2 peut se stabiliser malgré le retour de la croissance économique (2015-2017), alors qu’elle repart à la hausse en Europe occidentale, puisque le gaz émet moins de CO2 que le charbon.
Après la révolution des gaz de schiste, les États-Unis vivent depuis 2010 une deuxième révolution avec le développement très rapide des Light Tight Oil (LTO) ou pétroles de schiste qui constituent désormais plus de la moitié de la production de pétrole dans le pays. Tout comme les gaz de schiste, cette production a un impact très positif sur l’économie des États-Unis, sur la balance commerciale, mais aussi sur la sécurité des approvisionnements. De surcroît, le secteur du raffinage américain connaît une croissance vigoureuse réalisant des marges importantes grâce au différentiel de prix avec les autres pétroles.
Les trois bassins déjà bien développés aux États-Unis (Eagle Ford, Bakken et le bassin Permian), qui produisent la majeure partie de la production actuelle, auraient fait baisser leur coût de production. Le progrès technologique permet de réaliser des forages horizontaux à longue portée (jusqu’à 3 kilomètres), combiné à la fracturation hydraulique en plusieurs étapes, et de réduire l’espacement entre les puits.
Cependant, certaines études relativisent l’importance de ce gaz miracle. Ainsi, une étude de l’Institut du développement durable de Sciences Po (IDRI) datée de 2014 indique que l’impact serait de moins d’un point de PIB sur la période 2012-2035. De même, pour être rentables, le gaz et le pétrole de schiste nécessitent des prix élevés et une production massive ferait baisser les prix, en particulier pour le gaz, car le ratio entre prix du gaz et du pétrole est passé du traditionnel 1/7 à 1/20. Les producteurs ont connu une grave crise en 2015-2016, quand le prix du baril a fortement baissé. Ils perdaient jusqu’à 350 millions de dollars par jour. Ils ont dû augmenter leur dette de 100 milliards de dollars au cours de l’année et arrêter l’exploitation des deux tiers des puits. La remontée des prix du brut a permis à la plupart des sociétés de refaire des profits, mais leur rechute en 2018 compromet ce redressement, même si les coûts d’exploitation ont diminué.
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Vers l’indépendance ?
Ce boom énergétique permet de diminuer la dépendance nationale vis-à-vis des importations de pétrole (45 % en 2017 contre 70 % en 2007) et à terme d’exporter (les États-Unis sont déjà depuis plusieurs années exportateurs nets d’essence). Trois pays réalisent la moitié des importations américaines : Canada et Mexique aux deux premières places, ce qui fait de l’ALENA un « nouveau Moyen-Orient » (au sens pétrolier du terme), et Venezuela. Cette mutation profonde se réalise au détriment du golfe Persique dont la part décline à moins de 20 %, et surtout de l’Afrique de l’Ouest-golfe de Guinée dont la part s’est effondrée de 14 % en 2010 à 5,5 % en 2017. Cet essor laisse envisager à terme des exportations massives : les spécialistes envisagent que les États-Unis occuperont la place de premier exportateur mondial d’hydrocarbures d’ici à 2025.
En attendant, les prix très attractifs de l’électricité ont favorisé des relocalisations, à l’exemple (très commenté, pour ne pas dire monté en épingle) de l’entreprise Master Lock, leader mondial des cadenas et systèmes de fermeture. Le Boston Consulting Group estime à au moins 2,5 millions les emplois industriels recréés dans le pays à l’horizon 2025 dans le sillage du boom énergétique. Même les sociétés informatiques et de l’Internet du pays se placent sur le créneau de la gestion des réseaux électriques – Google, Microsoft, IBM ou Cisco – avec des ambitions énormes – smart cities, énergies vertes, développement durable…
La transition énergétique passe au second plan.
L’abondance retrouvée explique la baisse des efforts dans les énergies renouvelables. Plusieurs plans énergétiques sont ainsi passés au ralenti : le plan énergétique de George W. Bush en 2005 pour le développement des biocarburants et du nucléaire, le plan de relance de Barack Obama en 2009 contenant une enveloppe de quelque 80 milliards de dollars pour les énergies renouvelables (développement des éoliennes et du solaire, modernisation des infrastructures dans le transport d’électricité en particulier, isolation thermique). Ainsi, les États-Unis, pionniers de l’éolien, se sont largement détournés de cette source de production et quelque 14 000 éoliennes rouillent dans des wind farms réparties dans le pays.
Depuis son entrée à la Maison-Blanche en 2017, le président Trump œuvre à entretenir cet essor exceptionnel : il vient de relancer le projet d’oléoduc Keystone XL sur 1 900 km entre l’Alberta au Canada et le Texas et souhaite abroger le Clean Power Act de Barack Obama (2015) qui abaissait considérablement les normes d’émission de CO2. La déréglementation du secteur de l’énergie a repris : autorisation des forages en Alaska, réduction de la superficie des parcs naturels pour reprendre les prospections, assouplissement des règles de sécurité environnementales, soutien à la production charbonnière.
Dans ce contexte, la part du nucléaire civil (19 % d’électricité est d’origine nucléaire) et des ENR (15 %) demeure limitée. Il manque dans ces deux secteurs l’impulsion de l’État fédéral, avec, d’un côté, un programme nucléaire au ralenti depuis 1979 et, de l’autre, l’absence de stratégie durable. Depuis le rejet de l’accord de Paris, 15 États fédérés représentant un tiers des 330 millions d’Américains, ont toutefois créé une « Alliance pour le climat des États-Unis ».
Une place mondiale incontestée
La puissance énergétique mondiale des États-Unis ne repose pas que sur ses ressources étendues d’hydrocarbures, mais aussi sur les autres piliers de la puissance américaine.
Le dollar tout d’abord, monnaie de référence qui sert à l’ensemble des échanges. C’est bien en dollar que se vendent les barils de pétrole, faisant de cette monnaie un incontournable des salles de marché. C’est l’affaiblissement du dollar et la fin de Bretton Woods en 1971 qui a précipité le choc pétrolier.
La puissance juridique s’appuie, elle aussi, sur le dollar, et notamment l’arme redoutable que constitue l’extraterritorialité du droit américain. Puisque toute transaction effectuée en dollar entre dans la juridiction du droit américain et que l’échange des hydrocarbures se fait presque exclusivement en dollar, cela confère aux États-Unis et aux juges américains une puissance juridique sans équivalent. On l’a vu lorsque Donald Trump a dénoncé les accords avec l’Iran, ce qui a obligé Total à quitter ce pays où la compagnie était présente depuis les années 1950.
La puissance américaine repose également sur ses grandes compagnies ainsi que sur le panel des sous-traitants qui œuvrent à chaque étape de la production énergétique. Des compagnies qui ont des liens avec les familles patriarcales américaines, comme les Bush et les Clinton, et qui disposent de nombreux relais de lobbyistes à Washington et à l’ONU. Celles-ci peuvent aussi financer des ONG qui peuvent s’avérer utiles lorsqu’il faut dénoncer l’attitude d’un concurrent et ainsi l’évincer d’un marché.
La puissance économique s’appuie enfin sur la puissance militaire, la marine américaine étant présente sur l’ensemble des mers. Elle contrôle ainsi les détroits et les lieux de transit majeur. Elle dispose surtout d’une grande capacité d’intervention et de déploiement qui peut lui permettre de consolider ses positions.
Aux États-Unis, tout semble être mis au service d’un unique but : le maintien et l’accroissement de la puissance américaine.