La notion de soft power évoque la douceur, l’absence de contrainte, la séduction. Pourtant, si l’on y voit un pouvoir de modifier la volonté d’autrui, c’est une démarche stratégique autant que le hard power. Il s’agit de conquérir « les cœurs et les esprits » par tous les moyens. Le soft power, effet de et par l’opinion, se situe quelque part entre attraction et manipulation.
Si l’on convient qu’un pouvoir s’acquiert ou s’accroît en surmontant des résistances ou en éliminant des concurrences, il faut envisager le soft power comme forme atténuée de propagande et de formatage des esprits, ce qui n’est pas toute la définition qu’en donne Nye. Notamment comme le prolongement, après la chute du Mur, de la « diplomatie publique » de la guerre froide qui devait propager, surtout vers l’Est, une culture et une information capables de subvertir la très rigide idéologie marxiste.
Le contenu et le vecteur
Dans une optique de persuasion, la première idée est d’adresser un message convaincant à ses destinataires étrangers, quitte à se doter de médias pour cela. Appelons cela une stratégie du contenu et du vecteur. C’est ce que firent les États-Unis en créant des radios multilingues comme Voice of America ou Radio Liberty, dont les ondes franchissaient le Mur pour lutter contre l’idéologie soviétique. De nos jours, le Global Engagement Center exerce peu ou prou la même fonction de contre-discours et d’action psychologique, d’abord contre le djihadisme puis contre la propagande russe. Le message proprement politique est d’autant plus efficace qu’il se combine à la popularité des produits culturels « mainstream », ceux qui plaisent à tous, comme les blockbusters du cinéma ou la musique « jeune » qui séduit au-delà de ses frontières. Selon la formule 2H/2M (Harvard et Hollywood, McDonald’s et Microsoft), l’excellence universitaire et technologique complète les consommations culturelles quotidiennes pour donner la meilleure image.
Outre le message et les médias, l’influence demande des relais et des codes. Il s’agit alors de favoriser les groupes et institutions qui à leur tour favoriseront vos valeurs et vos idées, de miser sur des gens, des normes ou des comportements servant a priori vos objectifs. Et si possible de formater les sources d’information prestigieuses et crédibles. D’imposer son « logiciel » en somme.
Ainsi le classement annuel des pays, « The Soft Power 30 » (centre de diplomatie publique de Portland), range les pays suivant des critères objectifs chiffrés (relatifs aux entreprises, à la numérisation, aux entreprises, au niveau d’éducation, etc.) mais aussi subjectifs mesurés par sondage dans 25 pays : bonne opinion sur la culture, la cuisine, la politique étrangère, etc. Surprise, c’est la France qui est numéro 1 en 2017. Cependant, précise l’étude, ceci est largement dû à la défaite du Front National, à l’élection de Macron et à la probabilité de réformes « pro-business et pro-USA ». Donc à une image ouverte et moderne typique de la vision occidentale dominante par contraste avec celle des États-Unis plombée par l’élection de Trump, la France incarnant en quelque sorte mieux l’idéal américain que l’Amérique « repliée ».
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Les armes du soft power
De façon générale, les critères de classement internationaux, ceux des universités ou des revues, des restaurants ou des films, la prédominance d’un mode de management ou de comptabilité, la tendance à adopter des systèmes de common law (un droit anglo-saxon où prédominent jurisprudence et volonté contractuelle), tout cela contribue, sinon à servir directement les intérêts américains, du moins à unifier les habitudes mentales des classes supérieures, déjà favorables à une mondialisation à l’occidentale. Cela peut être complété plus délibérément en faisant venir les élites dans ses universités ou en repérant des éléments prometteurs de la future scène internationale et en les familiarisant avec son système. En ce domaine, la France, pays par excellence de la diplomatie culturelle qui a inventé l’Alliance française, pour propager notre langue et notre rayonnement culturel auprès des élites étrangères depuis 1884, peut difficilement objecter.
Si les individus et leurs codes mentaux peuvent relayer l’influence d’un pays, les organisations – entreprises de communication ou groupes citoyens – le font avec professionnalisme. Il existe globalement trois méthodes principales : agir surtout en répandant des idées (le modèle des think tanks), adresser un message persuasif et défendre des intérêts auprès des dirigeants (c’est le travail des lobbies) ou à l’opinion en général (agences de relations publiques ou spin doctors). Enfin les Organisations non gouvernementales à but non lucratif (contrairement aux lobbies et agences), sont censées rassembler les bonnes volontés : elles agissent positivement pour avancer des causes et réaliser des actions concrètes ; elles peuvent aussi agir négativement en dénonçant et combattant des entreprises ou des gouvernements. Voire en soutenant des « révolutions de couleur ».
La patrie des armes d’influence massive
Ces trois formes d’organisations d’influence centenaires, même si elles n’ont pas été inventées outre-Atlantique, s’y sont épanouies très tôt, aidées par le système administratif. Elles correspondent à une prédisposition culturelle à laisser les initiatives privées peser sur la décision politique en interne comme en externe. Ainsi le fait qu’il y ait plusieurs centaines de think thank aux USA, la plupart à Washington, beaucoup disposant de budgets de millions de dollars, montre la place d’une institution d’analyse et d’orientation parfaitement intégrée. Elle s’est illustrée par des noms comme Rand, Brookings Institute, Council of Foreign Relations, Carnegie, Heritage…, fournissant catégories intellectuelles et suggestions qui à l’armée, qui aux partis, qui à l’administration, qui aux élites internationales.
Quant aux lobbies, protégés par le second amendement, ils s’épanouissent aux États-Unis où ils disposent d’une existence légale et sont enregistrés. On admet aussi bien que la Corée du Sud ou l’Arabie Saoudite possèdent le leur à Washington, ou que des dizaines de lobbyistes américains aillent à Bruxelles. Sous l’étiquette de relations publiques (un terme dont la paternité reviendrait à Bernays, voir encadré), de « communication d’influence » ou « d’affaires publiques », fourmillent aussi des officines spécialisées dans la « vente » de causes politiques, y compris la guerre. Cela vaut surtout pour ce que l’on a nommé les « guerres de choix », les interventions extérieures qui répondent à un souci « moral ».
Sans remonter avant la chute du Mur, il y a plus d’un quart de siècle que des conflits inspirés (en théorie) par le seul souci des droits de l’homme, sont précédés par une campagne de justification – donc de diabolisation de l’adversaire désigné comme celui du genre humain. Elle est confiée à des professionnels. Suivant les périodes, pour des contrats chiffrés en millions de dollars avec l’armée U.S. ou avec des opposants ou gouvernements en exil koweitiens, bosniaques, afghans, irakiens, kosovars…, ce seront les Rendon Group, Hill & Knowlton, Karl Rove ou Alastair Campbell (respectivement spin doctors de G.W. Bush et Tony Blair). Et suivant les époques, l’opinion internationale croira que l’armée de Saddam est la quatrième du monde (et qu’elle débranche les couveuses à Koweit City), que Milosevic a ouvert des camps de concentration, que le Kosovo est plein de charniers d’Albanais, que Saddam est à quelques semaines d’avoir la bombe atomique et autres armes de destruction massive… De la même façon, ces spin doctors fourniront de l’aide à des gouvernements alliés au moment des élections comme celui d’Irak, concevront des outils de lutte idéologique pour la déradicalisation des djihadistes, ou plus subtilement, comme l’agence britannique Bell Potinger, tourneront de faux clips islamistes pour le Pentagone (une facture de millions de dollars).
Quant aux ONG, avec le double atout de la présence sur le terrain et de la respectabilité morale, elles se prêtent à de puissants effets de levier. Dès 1961, l’USAID (US Agency for International Development) censée lutter contre la pauvreté, aider les populations et promouvoir démocratie et développement économique, et finançant des ONG, est réputée comme outil pour contrer l’influence soviétique. L’USAID finance notamment (parallèlement avec les plus grandes compagnies U.S.) des fondations leviers comme le célèbre National Endowment for Democracy qui mène des actions d’exportation de la démocratie libérale.
La Freedom House, ONG fondée pendant la Seconde Guerre mondiale et financée par le gouvernement fédéral et par diverses fondations, établissant des classements de la liberté dans le monde et aidant les mouvements et gouvernements respectant les droits civiques, constitue un autre bon exemple, elle qui déclare que « la prédominance américaine dans les affaires internationales est essentielle pour la cause des droits de l’homme et de la liberté ».
Dans un autre registre, des ONG comme UANI (United Against a Nuclear Iran) peuvent être des outils de pression (par crainte notamment de dénonciations publiques) contre les sociétés non américaines tentées de commercer avec Téhéran.
Ce qu’il y a de commun entre toutes les formes d’influence, qui passent toutes par la diffusion d’informations sur les événements et sur leur interprétation, c’est qu’elles traduisent des rapports entre des intérêts nationaux (comme le prouvent notamment les financements publics directs ou indirects) et des convictions. Celles-ci – certainement sincères chez beaucoup – portent sur l’exception américaine ou, si l’on préfère, sur l’identification des traditions politiques et économiques d’un pays avec des valeurs universelles qu’il est naturel d’exporter comme conformes à la tendance profonde des sociétés humaines.
Le média plus important que le message ?
Le soft power se manifeste plus subtilement encore par son rapport avec les technologies de l’information à la fois objectivement favorables à la première société mondiale de l’information et subjectivement pensées comme vecteurs d’influence de cette société.
Dans les années 1980, le débat sur le Nouvel Ordre mondial de l’information et de la communication (Nomic) oppose l’Amérique de Reagan et l’Unesco soutenue par les pays qui se plaignent que les informations soient produites essentiellement par les agences situées dans des États développés et privilégiant leur point de vue.
Dans les années 1990, juste après la chute du Mur (que certains attribueront en partie à l’effet vitrine de la télévision ouest-allemande reçue en RDA), la prédominance de CNN – par exemple son quasi-monopole des images dans la première guerre du Golfe – s’impose comme une évidence. Une chaîne par satellite privée fournit l’information au monde, ou au moins aux décideurs, et celle-ci reflète évidemment une vision très américano-centrée de la mondialisation heureuse.
Dans les années 2000, Internet, avec son imaginaire de la nouvelle société numérique et du monde, est soumis aux normes techniques américaines, mais celles-ci semblent véhiculer une vision du monde tout aussi américaine, mélange d’optimisme technologique et de libéralisme culturel.
Dans les années 2010, notamment, avec le printemps arabe, la conviction que les réseaux sociaux, impossibles à censurer et favorables aux mobilisations démocratiques, allaient forcément venir à bout des dictatures et favoriser un modèle ouvert est largement soutenue outre-Atlantique.
Bien sûr ces thèses seront souvent contredites par les faits – apparition de chaînes mondiales non-américaines comme Al Jazeera, fermeture de certains pays par « balkanisation » du Net, découverte que les réseaux sociaux véhiculent aussi des influences non américaines et des discours populistes. Reste pourtant que l’idée – largement pressentie par Mc Luhan – que le média importe plus que le message et qu’une forme de communication emporte une forme de représentation du réel est parfaitement intégrée dans la politique d’influence américaine. Un exemple entre cent : les États-Unis finançant un équivalent cubain de Twitter, Zunzuneo, dans l’espoir qu’un espace libre de discussion ferait automatiquement monter les contestations et tomber le régime, ce qui ne s’est pas produit.
Contre le soft power, le soft power
Ni les dollars qui financeraient tout, y compris des révolutions, ni les agissements de la CIA qui infiltrerait tout ne sont des explications suffisantes à l’efficacité du soft power américain : « soft power » ne doit pas servir d’euphémisme chic pour conspiration. Mais ce n’est pas non plus l’objet d’un consensus naturel des peuples qui, bien informés, adhéreraient à un quelconque sens de l’Histoire. Qu’il s’agisse de renverser un gouvernement ou de formater les élites d’un pays, la méthode soft ne fonctionne que là où il y a un vide ou une contradiction. La montée de stratégies d’influence russe, chinoise, indienne… en est une démonstration a contrario : le conflit des valeurs et des visions du monde n’a pas été éliminé au profit des États-Unis, que ce soit par les « bonnes » images ou par le consensus en ligne d’une société civile planétaire et ouverte.
Après l’élection d’un président qui est tout sauf soft (en parole au moins), les États-Unis ont découvert que ce processus ne touchait pas la moitié de leur population. Il est ironique de voir l’explication qu’en tire Mme Clinton, disciple proclamée de Nye : la faute à l’influence russe à travers le cyberespace et aux réseaux sociaux populistes diffuseurs de fake news (et donc rebelles à l’unanimité des médias et des élites). Comme tous les autres, le soft power engendre sa propre faiblesse.