« Vous avez de la chance … », aurait dit de Gaulle à Leclerc à la veille de libérer Paris. La guerre, la ville et le soldat sont en prise depuis des millénaires, mais les temps ont changé. Aujourd’hui, les chefs militaires en charge de combattre en ville ressentent bien davantage l’immense complexité de leur tâche que le sentiment de leur chance. Tout le monde, il est vrai, ne peut pas libérer Paris !
Le soldat du XXIe siècle n’a plus le choix : pour l’heure, c’est en ville que la bataille se gagne et que la paix s’impose. La guerre en rase campagne, tuée en « pat » en 1989, est morte en « mat » une deuxième fois, en Irak, le 9 avril 2003. Désormais, sauf exception, les combats sont urbains et les noms de bataille sont des noms de ville, le chemin de la paix passe par la ville. Ignorer le phénomène ne modifie pas la réalité : la campagne Iraki Freedom (2003), c’est le choix initial du contournement des villes, suivi du retour brutal à la réalité : la guerre moderne se fait bien dans les villes, elle se fait dans la douleur, elle se fait dans la durée…
Pour trois raisons essentielles : l’évolution de la nature des conflits, l’urbanisation, la concentration des pouvoirs et des richesses.
● La nature des conflits : depuis 1945, 80 % des guerres sont des conflits intérieurs ou des guerres civiles. La guerre, de moins en moins interétatique, de plus en plus civile, prospère en ville.
● L’urbanisation : les projections diffèrent mais l’essentiel est là : en 1900, 80 % de la population mondiale était rurale, aujourd’hui les mégapoles se multiplient et, en 2050, plus de 70 % de la population devrait être urbaine. À un rythme croissant, les immensités urbaines dévorent l’espace qui les entoure dans un désordre le plus souvent incontrôlé.
● La concentration des pouvoirs et des richesses : les hommes se battent pour les deux et les deux se trouvent d’abord dans les villes. La crise s’y focalise.
Une guerre sous le regard de l’opinion
Cette urbanisation massive de la guerre est un marqueur de sa profonde évolution. En ville, l’univers n’est pas que militaire et rationnel ; il est aussi – et davantage – civil et émotionnel : il impose une approche globale. Pour le militaire, cela se traduit par une augmentation considérable de ses relations avec l’environnement et la prise en compte de multiples aspects (culturels, politiques, juridiques, religieux, humanitaires, médiatiques et… militaires). L’intrication des actions de toute nature exige la coordination avec des acteurs multiples. On notera, en particulier, deux nouveaux acteurs omniprésents : organisations non gouvernementales (ONG) et médias. La ville, espace peuplé, impose la coopération entre humanitaires et militaires. Les reporters y sont nombreux : la guerre en ville est spectaculaire, et, à défaut d’unité d’action, on y trouve l’unité de lieu et l’unité de temps de la tragédie classique. Les zones urbaines cristallisent, sous les feux médiatiques, toutes les préoccupations et tous les regards.
L’adversaire, désormais rarement symétrique, a profondément évolué. Or, la zone urbaine est le terrain privilégié du combat asymétrique. Elle nivelle la puissance en minimisant l’infériorité : c’est le lieu où le plus faible peut rationnellement choisir d’affronter le plus fort parce qu’il a des chances de l’y vaincre. Refusant la logique occidentale de la guerre, usant de logiques non conventionnelles, il s’en prend d’abord – par le massacre et l’horreur – aux forces morales des combattants et des nations plutôt qu’à leurs forces vives. C’est toute la logique de Daech qui se replie de zone urbaine en zone urbaine, refusant évidemment tout combat en zone ouverte, et menant aujourd’hui son ultime bataille à Mossoul et Raqqa.
Ces évolutions entraînent celle des moyens de l’efficacité militaire si on veut lui faire produire du résultat stratégique. Les spécificités physiques et humaines du combat urbain conduisent à repenser l’action tactique. Il s’agit de maîtriser et graduer l’emploi de la force afin de préserver les conditions d’une future normalisation et de limiter au mieux les destructions, ce qui est une révolution puisque la capacité de destruction a été longtemps la mesure de l’efficacité militaire. Quelle que soit la précision des armements délivrés depuis la troisième dimension, elle ne sera jamais suffisante pour que les forces de type occidental – dont l’apanage est justement la domination de cette dimension – puisse tirer pleinement parti de cet avantage comparatif, sauf à admettre des comportements destructeurs et meurtriers que notre éthique refuse. Le temps n’est plus des 40 000 obusiers tirant au même instant sur Berlin le 16 avril 1945 !
A lire aussi : Podcast – La guerre en ville. Ultime champ de bataille
Les contraintes de la ville
La ville, caractérisée par son hétérogénéité et son opacité, impose ses conditions aux soldats qu’elle entraîne dans des opérations aussi complexes qu’exigeantes. On assiste au retour en force du combat à très courte distance, voire rapproché ; la pertinence du « stand off » – combat à distance de sécurité – se dégrade. En aval, revient le risque réel, l’accroissement du coût humain des engagements, le prix du sang versé donc l’augmentation des risques politiques. Parallèlement, les technologies sont remises en cause. Les caractéristiques physiques du milieu urbain limitent l’efficacité de nombreuses technologies déjà développées tandis que d’autres équipements trouvent une utilité nouvelle : il y a donc de nécessaires réorientations.
Souterraine et verticale, la ville canalise, cloisonne et expose les unités aux menaces en trois dimensions, en permanence multidirectionnelles. Elle impose la décentralisation des combats et l’initiative des chefs jusqu’aux très bas niveaux, elle engendre des violences extrêmes « de proximité » avec leur cortège de souffrances et de séquelles psychologiques. Elle représente un vrai défi pour la logistique, avec des unités éclatées, des consommations très lourdes, des progressions difficiles dans un espace qui ne reconnaît plus la notion d’arrière.
Pour longtemps encore, c’est le triptyque char de combat-véhicule blindé d’infanterie-engin du génie qui permettra la conquête et la domination par la combinaison de la puissance de feu, de la protection et de la mobilité. La technologie augmentera ses effets grâce aux nouvelles capacités de brouillage, de renseignement, de précision des feux, de lutte « cyber » qu’elle favorise toujours davantage. La robotisation y a un bel avenir, qu’il s’agisse de renforcer les capacités d’agression, d’allonger les coups sans diminuer la protection des combattants, de renforcer les capacités de destruction des obstacles ou d’accroître les capacités de renseignement (drones, vision à travers les obstacles opaques) et de modélisation des espaces d’affrontement.
Le Commandement lui-même doit évoluer : les actions d’envergure et l’emploi centralisé de la force laissent place à la décentralisation, aux petites équipes, à l’impact déterminant des chefs au contact. Le renseignement est aussi malmené : il a d’évidence, dans l’espace urbain cloisonné et opaque, des spécificités propres. Entre l’humain et la technique, il y a des équilibres à revoir, des complémentarités à concevoir, des efforts à réorienter.
Un nouveau type de soldat
L’urbanisation de la guerre conduit aussi à un élargissement du métier militaire : la ville est aujourd’hui le lieu paradigmatique de la dualité du rôle social et guerrier du militaire. Les opérations menées en zone urbaine sont caractérisées par l’importance des actions autres que le combat. On assiste à un élargissement considérable des savoir-faire et savoir-être, avec des bascules rapides entre différents types d’action et de comportement. Qu’il s’agisse de pallier un manque ou d’organiser la paix sur le long terme, les militaires voient se développer un rôle de coordinateur entre les différents acteurs locaux, policiers, humanitaires, administratifs, politiques etc. Le chef militaire demeure un meneur d’hommes, mais il devient aussi un négociateur et un médiateur : la guerre urbaine impose de repenser l’identité du militaire parce qu’elle entraîne une distorsion entre l’identité militaire traditionnelle et l’exercice du métier.
Gommant les avantages de la haute technologie et le rêve d’une boucle OODA toujours plus courte, la guerre urbaine impose le prix du sang mais aussi le temps long au politique, lui qui ne rêve que de zéro mort, de guerres courtes et de victoires faciles suivies de désengagements rapides. Nous savons par Homère que le siège de Troie a duré dix ans. Histoire ancienne certes, mais celui de Leningrad, de septembre 41 à janvier 44 a duré 900 jours, celui de Stalingrad six mois entre juillet 42 et février 43… et celui de Sarajevo 1 425 jours du printemps 92 à l’hiver 96. Falloujah 2004 dure 8 mois dont deux mois de combats acharnés en avril et novembre. La bataille d’Alep, de 2012 à 2016, aura duré au moins quatre ans et nul ne sait le temps que prendra la reprise de Mossoul engagée aujourd’hui contre les forces de Daech.
Au bilan, la ville s’impose comme l’espace emblématique à la fois de la complexification du métier militaire et de sa dualité : la ville exige de repenser les conditions de l’efficacité des armées. Davantage même : devant le « bel avenir » de la guerre en ville, devant l’évidence de l’insuffisance de l’approche militaire pour y régler les crises, une multiplicité d’acteurs différents mais concernés au même titre devront apprendre à construire la nouvelle efficacité politique par la judicieuse conjugaison de leurs approches.