Dans la Rome antique, les portes du temple de Janus étaient ouvertes et fermées selon que l’on était en guerre ou en paix. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, la cité était en guerre ou en paix, les deux moments étaient antinomiques. Guerre ou bien paix, l’une excluant l’autre.
La première guerre au sens que nous donnons à ce terme aurait opposé, au milieu du troisième millénaire avant Jésus-Christ, deux cités de Mésopotamie, Ur et Lagash. Un traité de paix est établi entre elles vers 2 350 avant Jésus-Christ. Un millénaire plus tard, en 1274 av. Jésus-Christ, se déroule à Qadesh la première bataille pour laquelle nous disposons d’une documentation complète. Plus tard les Grecs puis les Romains jetteront les bases du droit international.
Le modèle occidental de la guerre, et de la paix
Dès lors alternent guerres et paix, deux moments distincts et bornés par des déclarations de guerre solennelles et des traités de paix officiels. Sans doute il existe des attaques-surprises comme Pearl Harbor tandis que les limites entre le temps de la guerre et celui de la paix étaient imprécises dans les colonies : pour que ces deux moments soient clairement séparés, il faut des organisations politiques stables qui les proclament. Tel fut le cas dans le monde occidental à partir des Traités de Westphalie (1648) qui inaugurent la période de diplomatie dite « westphalienne », caractérisée par la suprématie des États-nations. Et malgré les limites notées plus haut, ce paradigme fut dominant jusqu’à la Première voire la Seconde Guerre mondiale.
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Ainsi pendant deux siècles les choses paraissent simples. En temps de paix, les États-nations entretiennent des relations diplomatiques et économiques, ils s’abstiennent d’attaques hostiles sauf dans les zones-frontières mal contrôlées (comme en Amérique du Nord entre colons français et anglais) et en même temps ils préparent la guerre à venir. Alors deux lignes de combattants se font face sur un champ de bataille bien défini en un affrontement brutal où chacun veut voir la « bataille décisive ». Ce schéma constitue en fait un héritage lointain du « modèle occidental de la guerre » hérité de la Grèce et décrit par Victor Hanson, celui des deux lignes d’hoplites qui cherchent à se repousser. Nous savons maintenant que ce modèle n’a jamais été total, que les Grecs utilisaient, à côté de leurs combattants lourds, des peltastes, troupes légères, des archers, des frondeurs voire des cavaliers qui harcelaient les hoplites sans les affronter directement : il s’agit de la « petite guerre » que l’on considérait comme marginale par rapport à la « Grande Guerre ».
Guerre et paix
La guerre change et avec elle la paix. Le plus important est son caractère de plus en plus destructif : les progrès industriels et scientifiques y contribuent bien sûr, mais aussi la haine que provoquent les idéologies opposées. Dès lors il n’est plus depuis 1945 de « grande guerre » entre superpuissances ; le coût en serait trop lourd, dès lors les conflits entre les États-Unis et les pays communistes ont été cantonnés au Sud. Lors de la guerre de Corée, le général MacArthur avait bien envisagé de bombarder directement la Chine, mais cela lui valut sa révocation par le président Truman.
Depuis 1945 la plupart des conflits ont été le fait d’irréguliers ou de partisans, pour reprendre les formules de Carl Schmitt : guerres de décolonisation, guerres anti-impérialistes, guerres de libération, guerres civiles… Les guerres « traditionnelles » se font rares : on les trouve surtout au Moyen-Orient (Israël/pays arabes, Iran/Irak, Maroc/Algérie), éventuellement en Asie (Chine/Inde) ou en Amérique (Argentine/Royaume-Uni). Ailleurs place aux guerres irrégulières.
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Elles se caractérisent par l’absence de déclaration de guerre, par la fluidité des combats, par l’absence de véritable front et par une faible distinction entre civils et militaires. Le but est moins la conquête du terrain que le contrôle des populations. Pour ce faire il faut les encadrer, nommer des responsables à la fois militaires et administratifs comme les SAS (sections administratives spéciales) pendant la guerre d’Algérie chargée à la fois de l’éducation de base, de la santé, du maintien de l’ordre et de la propagande. Principal enjeu de la guerre, les civils sont mobilisés soit dans les troupes rebelles, soit dans les milices de la contre-insurrection. Le jour ces dernières contrôlent la situation, la nuit les révoltés sortent de leurs cachettes et reprennent le dessus. La guerre irrégulière constitue ainsi le moment privilégié où combats et accalmie coexistent, abolissant la distinction entre guerre et paix.
Pour Michel Deyra, elle est l’avenir de la guerre en ce qu’elle abolit la distinction avec la paix : le mercenariat et le terrorisme estompent la différence entre civils et militaires, le pilote de drone le précipite à des milliers de kilomètres de la salle d’opération d’où il le guide, confortablement installés.
Extension du domaine de la guerre
Entre grandes puissances, l’affrontement nucléaire étant (en principe) impossible, les conflits se déplacent vers d’autres champs comme l’économie. C’est ce qu’explique Bernard Esambert dans La guerre économique mondiale en 1991. L’idée est reprise par l’américain Edward Luttwak qui popularise le terme de « géoéconomie » : le champ de bataille des grandes puissances ne peut plus être celui qu’occupent les armées et où elles s’anéantiraient complètement, il s’agit maintenant de la production, de la richesse, de la technologie. Pour Esambert, c’est bien d’une guerre qu’il s’agit avec ses destructions (les faillites d’entreprise), ses offensives (exportations et investissements directs), ses victimes (les chômeurs), il ne manque que l’odeur de la poudre et le sang – ce qui n’est pas rien…
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Un autre champ de bataille émerge : le cyberespace. Olivier Kempf le décrit comme un monde « apolaire, instable car aucun traité de sécurité collective n’a été signé dans ce domaine, sans ennemi déclaré. » L’originalité tient à l’invisibilité de l’adversaire : il peut mener ses opérations à partir d’ordinateurs étrangers qui ne sont pas situés sur son territoire et dont il a pris le contrôle. On soupçonne des groupes de hackers généralement aux ordres de grandes puissances, on a rarement la preuve de l’implication de ces dernières. L’un des rares cas avérés[simple_tooltip content=’C’est en 2010 que cette affaire fut révélée.’](1)[/simple_tooltip] concerne les États-Unis et Israël qui ont réussi à introduire un virus informatique, Stuxnet, dans le programme nucléaire iranien, pour le ralentir.
L’originalité de ces deux champs de bataille est qu’il s’agit de guerres non létales – un oxymore, la guerre sans les morts, la paix sans la garantie des traités. Guerre et paix inextricablement mêlées.
Le compte rendu de l’audition du général François Lecointre, le chef d’état-major des armées [CEMA], par les députés de la commission des Affaires étrangères, en novembre, a failli passer inaperçu… Et cela aurait été bien dommage, tant son contenu est intéressant à plus d’un titre.
Ainsi, avant de répondre aux questions des députés, le général Lecointre a décrit l’état et l’évolution des menaces. Et il n’a pas pratiqué la langue de bois. « Je me dois de vous sensibiliser au retour du fait guerrier », a-t-il lancé. « C’est la conséquence de la dégradation de l’environnement international et de l’ensauvagement du monde, qui s’expliquent eux-mêmes par plusieurs facteurs d’instabilité », a-t-il ajouté.
Bibliographie indicative
Elie Barnavi, Dix thèses sur la guerre, Flammarion 2014
Gagner une guerre aujourd’hui, dir. Colonel Stéphane Chalmin, Economica 2013
Jean-Pierre Dupuy, La Guerre qui ne peut pas avoir lieu, Desclée De Brouwer 2019
Olivier Kempf, Alliances et mésalliances dans le cyber espace, Economica 2014
Eric Werner, De l’extermination, Xenia 2013