<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le Président américain : l’homme le plus puissant du monde ?

18 novembre 2020

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Le Président américain : l’homme le plus puissant du monde ?

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 Donald Trump ou Joe Biden ? Les médias se focalisent exclusivement sur la course à la Maison-Blanche en oubliant de mentionner le tiers du Sénat et la totalité de la Chambre des Représentants qui ont été renouvelés le même jour. Et pourtant, l’avenir de l’Amérique et, osons-le, du monde se joue au moins autant au Capitole qu’au 1600 Pennslyvania Avenue.

La littérature cherchant à délimiter les contours des pouvoirs présidentiels est immense aux États-Unis. Elle s’explique par le flou de la Constitution américaine. Le pouvoir législatif est le premier à y être défini.

Des pouvoirs limités, en principe

Le pouvoir exécutif, conformément à l’article 2 de la Constitution est confié à un président élu pour quatre ans par l’ensemble de l’Union. Ses pouvoirs sont en apparence fort faibles. Conformément à la règle d’un régime présidentiel, le Congrès ne peut le renverser, mais il ne peut le dissoudre.

En outre, il est une sorte de Chief diplomat, conduisant les affaires internationales, nommant notamment les ambassadeurs américains dans le monde. Il est également commander-in-chief, une fonction essentielle qui a pris de l’épaisseur à mesure que le pays s’est engagé massivement dans des conflits depuis la fin du xixe siècle. Enfin, s’il ne dispose pas de pouvoir législatif, celui-ci étant monopolisé par le Congrès, le président américain dispose d’un droit de veto que les présidents de la fin du xviiie et du xixe siècle ont très peu utilisé. Il faut dire que dans l’esprit des Pères fondateurs, ce droit de veto devait exclusivement permettre au président d’empêcher l’application de lois anticonstitutionnelles. En revanche, au xxe siècle, les présidents ont de plus en plus utilisé ce droit au point que l’on peut y voir un « contre-pouvoir législatif », du moins après la Seconde Guerre mondiale. Depuis 2000, l’usage du veto s’est à nouveau réduit.

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Si l’on en restait là, force serait de reconnaître que les pouvoirs du président américain sont bien minces et ne justifient guère que l’on parle, comme on le fait souvent, d’« homme le plus puissant du monde ».

Un imperator républicain ?

Comment dans ces conditions le président américain a-t-il pu prendre les habits d’un imperator, si l’on suit les travaux d’Arthur Schlesinger Jr [1] ? Dans son ouvrage The Imperial Presidency, Schlesinger dépeint un président qui n’a pas hésité à se saisir de pouvoirs que la Constitution ne lui réservait pas spécifiquement. Et si l’étude se penche surtout sur les évolutions du premier xxe siècle, on y apprend que dès le milieu du xixe siècle, l’élargissement du champ de compétences présidentielles s’élargit.

C’est ainsi James Polk qui, en 1846, met le Congrès face au fait acquis, en l’occurrence une guerre qui aboutira à l’annexion du Texas arraché au Mexique. Quelques années plus tard, Abraham Lincoln prendra d’importantes décisions sans en référer au Congrès durant la guerre civile, des mesures d’exception mettant entre parenthèses certaines grandes libertés garanties par la Constitution, notamment avec la suspension de l’habeas corpus. Une Constitution qu’il était moins urgent de protéger que l’unité du pays, si l’on suit l’argument du président républicain.

Mais c’est surtout au début du XXe siècle que le président s’impose face au Congrès.

Depuis Roosevelt, le rapport de force entre le président et le Congrès a profondément évolué. Les discours sur l’état de l’Union offrent un formidable prisme pour prendre la mesure des changements. Les présidences des années 1950-1960 marquent clairement la prééminence de la Maison-Blanche sur le Congrès. Pour Clinton Rossiter, qui écrit au milieu des années 1950, le président est le chef de l’exécutif et du législatif [2]. Déjà au début du xxe siècle, Théodore Roosevelt expérimente avec succès le poids de la parole présidentielle pour s’arroger un pouvoir législatif qui n’est aucunement précisé dans la Constitution. Cette nouvelle forme de présidence, Roosevelt « lui a donné le nom révélateur de bully pulpit, instrument de persuasion, voire de coercition (bully), aux mains d’un président qui prêche (du haut de son « pulpit ») pour le bien de la nation »[3].

Selon Richard Neustadt, la réussite d’un président dépend largement de son charisme qui détermine sa capacité à convaincre. Le pouvoir présidentiel est essentiellement un « pouvoir de persuasion »[4]. À cet égard, les cent premiers jours, véritable mythe politique américain depuis la première élection de Franklin D. Roosevelt, offrent théoriquement au président porté par le succès électoral un précieux vent dans le dos qui doit lui permettre de faire avancer son programme législatif en l’imposant au Congrès. William G. Howell a nuancé l’approche de Neustadt. Selon lui, tout ne renvoie pas à cette capacité de séduction. De nombreux autres facteurs doivent être pris en compte et notamment le rapport de force politique et le contexte international[5].

Ce sont en effet d’abord les questions internationales, la guerre froide – ou paix armée selon Raymond Aron –, qui ont renforcé la stature présidentielle comme le pressentait déjà Alexis de Tocqueville :

« Si le pouvoir exécutif est moins fort en Amérique qu’en France, il faut en attribuer la cause aux circonstances plus encore peut-être qu’aux lois. C’est principalement dans ses rapports avec les étrangers que le pouvoir exécutif d’une nation trouve l’occasion de déployer de l’habileté et de la force. Si la vie de l’Union était sans cesse menacée, si ses grands intérêts se trouvaient tous les jours mêlés à ceux d’autres peuples puissants, on verrait le pouvoir exécutif grandir dans l’opinion par ce qu’on attendrait de lui et par ce qu’il exécuterait. »

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La tentation présidentielle de dramatiser les enjeux – dans les domaines économiques, sociaux ou de sécurité intérieure – correspond alors à une stratégie consciente de renforcement du pouvoir. Outre les questions internationales, l’imperium présidentiel sur les questions législatives repose sur la définition de grands programmes intérieurs qui emportent l’enthousiasme de l’opinion publique et finalement un consensus assez large au Congrès. « The New Frontier » de Kennedy puis « The Great Society » de Johnson, deux programmes présentés lors de discours sur l’état de l’Union, sont les deux archétypes de la « Présidence impériale ».

La Présidence en danger ?

Paradoxalement, c’est au moment même où Schlesinger conceptualise la « présidence impériale » qu’elle s’effrite. « Je crois simplement qu’il est plus difficile de réussir aujourd’hui que dans les années 1960. Lyndon Johnson serait un président frustré » dira le président (faible) de la fin des années 1970 Jimmy Carter, mettant en lumière un basculement que l’on date généralement du second mandat, écourté, de Richard Nixon. Le bourbier vietnamien, le scandale du Watergate, la profondeur de la crise économique ou l’arrivée au Congrès d’une nouvelle génération d’élus désireux d’affirmer leur voix en dehors des strictes logiques partisanes, sont autant de facteurs explicatifs de l’affaiblissement présidentiel dans le domaine législatif depuis le début des années 1970. Paul Light y voit l’avènement de la « No Win Presidency »[6] .

Selon le chercheur américain, le War Powers Resolution (1973)[7] et le Congressionnal Budget and Impoundment Control Act (1974)[8] sont deux jalons fondamentaux de ce nouveau rapport institutionnel. Par ailleurs, les évolutions structurelles du Congrès lui confèrent à la fois « la volonté et l’expertise pour concurrencer le leadership du Président pour les affaires intérieures ». Paul Light ajoute enfin que la crise économique et la priorité accordée à la lutte contre l’inflation ont limité la marge de manœuvre présidentielle, la Maison-Blanche veillant davantage à éviter les programmes dispendieux qu’à en proposer d’ambitieux, excepté dans le domaine militaire. Le slogan est désormais : « President Proposes, Congress Disposes ».

Mais les faits sont têtus, et si en politique étrangère la théorie de Schlesinger s’applique parfaitement, en ce qui concerne l’agenda intérieur on est loin de l’imperator décrit. Pis, quand on analyse sur le temps long les propositions de loi formulées par le président devenues effectivement des lois votées par le Congrès, on se rend compte de l’absence de rupture franche sur la durée. En moyenne six sur dix propositions présidentielles ne deviennent pas une loi.

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Selon Theodore Lowi, la relation entre le Congrès et le Président s’apparente de plus en plus à une « guerre des tranchées ». Et cette guerre a été particulièrement violente durant les années Obama, avec un Congrès totalement républicain depuis 2014 et absolument résolu à ne trouver aucun compromis avec la Maison-Blanche. Avec moins de soixante lois votées en 2013, un record a été battu, loin, bien loin des centaines de lois votées chaque année habituellement. Difficile dans ces conditions de faire du président américain l’homme tout-puissant que les campagnes électorales et les images d’Épinal dépeignent.

Le retour de l’Imperator

Et pourtant, et ce n’est pas un mince paradoxe, la présidence serait à nouveau impériale. C’est ce que démontre le professeur Andrew Rudalevige dans un essai publié il y a une dizaine d’années[9].

La guerre contre le terrorisme entamée au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 a dramatiquement élargi la sphère du pouvoir présidentiel. La sécurité intérieure, enjeu de pouvoir essentiel en démocratie comme en dictature, est désormais entre les mains de l’exécutif qui rogne du côté du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire. Par exemple, la National Security Agency permet au gouvernement, au nom de la lutte contre le terrorisme, de procéder à des écoutes téléphoniques et à la surveillance électronique sans véritable mandat judiciaire.

En politique étrangère, là encore la guerre contre le terrorisme justifie une extension presque sans limite de l’action présidentielle. Sous l’administration Obama, au moins jusqu’en 2011, l’usage massif des drones lui a permis de mener des actes de guerre sans aucun contrôle parlementaire[10]. Au printemps 2011, Barack Obama se lance en Libye dans une guerre qui ne dit pas son nom – le président parle à dessein d’ « hostilités » – et s’il prévient le Congrès, il ne lui demande pas l’autorisation de prolonger l’implication militaire au-delà des 90 jours, ce qui est une entorse évidente à la loi de 1973 évoquée plus haut. Pis encore, le 24 juin, le Congrès vote une loi contre l’autorisation d’une intervention militaire en Libye ! Il est évident qu’en politique étrangère, le président américain est (re)devenu le plus puissant.

Maître de l’univers ?

Sur ce sujet, la réponse ne dépend que faiblement de considérations constitutionnelles. À en croire Forbes qui publie chaque année la liste des personnalités les plus puissantes, en 2015 le président des États-Unis n’est pas la personne la plus puissante du monde. Il est précédé par Angela Merkel et Vladimir Poutine, qui serait le plus puissant. Mais, toujours selon le même classement, Obama l’était en 2010 et 2011. La subjectivité d’un tel classement est la règle et empêche de le prendre pour argent comptant.

Comment définir la puissance d’un chef d’État ou de gouvernement ? Selon nous, pour y parvenir, il faut prendre en compte trois dimensions. La première, la puissance de l’État qu’il ou elle dirige. Une puissance qui se mesure évidemment par des critères économiques (PIB, Recherche-Développement, réserves de change, monnaie…), militaires (puissance nucléaire, nombre d’hommes sous les drapeaux…), politiques (poids dans les grandes institutions, présence dans des organisations régionales, alliances bilatérales…) ou culturels (image du pays dans le monde, densité du réseau d’établissements culturels ou d’enseignement…). Malgré la montée en puissance de rivaux crédibles, cette première dimension ferait bien entendu du président des États-Unis le dirigeant le plus puissant du monde.

La deuxième dimension est celle qui renvoie aux marges de manœuvre internes du chef de l’État ou de gouvernement. En d’autres termes, est-il contraint par le fonctionnement de ses institutions, ou dispose-t-il au contraire de très importantes marges de manœuvre ? L’équilibre fluctuant des pouvoirs aux États-Unis, tel que nous l’avons défini plus haut, ne permet pas de réponse définitive. À certains moments de l’histoire récente, disons durant la quarantaine d’années qui encadrent la Seconde Guerre mondiale, le président américain a eu les coudées suffisamment franches pour prendre des décisions sans risquer d’être ensuite désavoué par les institutions. Ainsi en est-il de l’engagement de son pays dans un conflit, de la signature d’un traité international ou d’un traité de libre-échange.

Aujourd’hui, indéniablement, le président américain est contraint dans ces domaines. C’est Bill Clinton qui signe le protocole de Kyoto mais qui ensuite essuie le refus du Sénat de le ratifier. Reste, et nous l’avons montré, que le président Obama, même face à un Congrès très hostile, est parvenu à engager son pays en Libye, à la COP21 de Paris, en Iran, à Cuba, ou à faire voter la prolongation du « fast track », un moyen pour le président de négocier des accords de libre-échange qui ne pourront ensuite pas être l’objet d’un marchandage avec le Congrès, celui-ci votant pour ou contre la totalité de l’accord négocié (une sorte de 49.3 à l’américaine). Ainsi, malgré tout, sur la scène internationale, là où se joue la puissance, le président américain conserve des moyens d’action, même si ceux-ci sont davantage contraints que ceux de ses homologues chinois ou russe, qui, eux, ne disposent pas des mêmes moyens de pression.

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Enfin, la troisième dimension est certainement la plus difficile à définir. Elle renvoie au charisme, à la personnalité du dirigeant, une dimension trop souvent omise dans l’étude des relations internationales dont on oublie qu’il s’agit aussi de relations personnelles. Repensons à Kennedy « écrasé » par Khrouchtchev lors de leur première rencontre à Vienne en 1961 pour en prendre la mesure. On a beaucoup reproché à Barack Obama son caractère froid, sa méconnaissance des autres grands dirigeants, son incapacité à nouer des relations fortes comme le fit par exemple Bill Clinton avant lui. C’est là aussi que se joue la puissance d’une nation et de son dirigeant.

Le président américain n’est peut-être pas l’homme le plus puissant du monde, mais il peut l’être.


  1. Arthur M. Schlesinger Jr, The Imperial Presidency, Houghton Mifflin, 1973.
  2. Clinton Rossiter, The American Presidency, New York, Harcourt, Brace and Co, 1956.
  3. Luc Benoit à la Guillaume, « L’empire de la parole présidentielle. L’essor du bully pulpit au XXe siècle », in Pierre Lagayette (dir.), L’Empire de l’exécutif (1933-2006). La présidence des États-Unis de Franklin D. Roosevelt à George W. Bush, Paris, PUPS, 2007, p. 175.
  4. Richard Neustadt, Presidential Power and the Modern Presidents, New York, Free Press, 1960.
  5. William G. Howell, Power without Persuasion: The Politics of Direct Presidential Action, Princeton University Press, 2003.
  6. Paul C. Light, The President’s Agenda. Domestic Policy Choice from Kennedy to Clinton, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1982.
  7. Selon cette loi, le président doit notifier au Congrès le déploiement de forces américaines sur un théâtre étranger, et obtenir un vote d’autorisation du Congrès au plus tard soixante jours après le début de l’intervention, délai pouvant être porté à 90 jours au maximum.
  8. Cette loi réaffirme le rôle du Congrès dans l’exécution du budget fédéral. Les crédits votés ne peuvent être rapportés par l’administration présidentielle que dans le cadre d’une procédure formalisée qui requiert l’accord, au moins tacite, du Congrès.
  9. Andrew Rudalevige, The New Imperial Presidency: Renewing Presidential Power After Watergate, University of Michigan Press, 2005.
  10. En 2010, c’est le pic, Obama a ordonné 128 frappes de drones conduisant à la mort de près de mille personnes.
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À propos de l’auteur
Thomas Snégaroff

Thomas Snégaroff

Thomas Snégaroff est directeur de recherche associé à l'IRIS. Spécialiste des États-Unis, son travail l'a conduit à approfondir la politique étrangère américaine, notamment envers l'Union européenne, les questions de défense mais aussi la figure présidentielle autour de la notion d'incarnation en politique. Il travaille également plus largement à la notion de puissance, qui donne lieu à un cours à Sciences Po "Hard, soft et smart power". Thomas Snégaroff travaille également sur la dimension géopolitique du sport - son DEA portait sur les J.O. de Paris de 1924. Agrégé d'histoire et titulaire d'un DEA d'histoire contemporaine, Thomas Snégaroff enseigne à Sciences Po Paris, en classes préparatoires aux grandes écoles de commerce et à IRIS Sup’. Il est "distinguished professor" de géopolitique de Grenoble École de Management. Il participe régulièrement au rapport de géopolitique Antéios (PUF) et rédige le chapitre "Amérique du Nord" de l'Année Stratégique depuis l'édition 2013. Twitter : twitter.com/thomassnegaroff

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