Alors que les liens entre Nietzsche et Hitler ont été abondamment étudiés, notamment par le truchement de la sœur du philosophe, la filiation entre le Führer et l’immense compositeur que fut Richard Wagner, n’a fait l’objet de peu d’études au moins en français. La plupart abordent la question de l’antisémitisme des deux hommes. C’est sous un autre angle que Fanny Chassain-Pichon aborde la question, celle de l’esthétique pourrait-on dire de la mise en scène grandiose et eschatologique.
Adolf Hitler, le grand acteur
En effet Adolf Hitler a pris, depuis l’adolescence, Richard Wagner pour modèle ! Le « peintre raté « qui manqua deux fois le concours d’entrée à l’académie des Beaux-Arts de Vienne ne renonça jamais à se considérer comme un grand artiste en puissance – et même, surtout quand il fut arrivé au pouvoir, comme un artiste en politique, comme un artiste de la politique et comme devant laisser sa trace dans l’architecture du Reich. À part la chose militaire, qu’il aimait planifier dans le moindre détail, autre façon d’opérer comme un « artiste « modelant la pâte humaine, Hitler ne fut jamais un homme de dossiers.
Dans pratiquement tous les domaines de l’action publique, il déléguait, préférant les instructions générales aux ordres trop précis. Il se réservait l’empire parole, domaine où il excellait et qui lui valut d’être rapidement remarqué par les associations d’anciens combattants dans les années 1920 : de son entrée en politique jusqu’à ses derniers grands discours publics pendant la guerre, le fondateur du national-socialisme a soigné ses discours comme un grand acteur. De 1920 à 1945, il a étendu et exercé son emprise par la parole et la mise en scène ; il ne fut pas le premier à le faire, Mussolini l’ayant précédé dans ce domaine, et Staline fut également un maître es qualités mais le chancelier allemand surpassa ces prédécesseurs.
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Allier l’art à la politique
Le chef du NSDAP a toujours pensé que la politique devait être pratiquée comme un art. Il fallait dominer en prenant le contrôle des émotions individuelles. Hitler a choisi lui-même les couleurs des symboles nazis ; il préparait les meetings comme de grandioses spectacles. Les grands rassemblements de Nuremberg, surtout nocturnes obéissaient à une chorégraphie minutieuse. Leurs « cathédrales de lumière » ont fasciné les observateurs étrangers. Leni Riefenstahl a voulu créer une esthétique du nazisme au cinéma : ses films sur Nuremberg, sont des chefs d’œuvre, il convient de l’avouer. Arno Breker avec ses statues de superhommes, du parfait aryen a souhaité rester dans l’histoire comme l’égal de Phidias. Albert Speer, un de seuls confidents de Hitler, est- ce un hasard, devait devenir le grand maître d’ouvrage des projets urbains hitlériens si le régime avait survécu. Il projetait de reconstruire Berlin en « Germania », capitale du gigantisme architectural ; et de faire de Linz la ville emblématique de son destin réalisé, celui d’un Allemand d’Autriche ayant réunifié les Allemands pour établir en Europe cette hiérarchie des peuples, des races, que les Habsbourg avaient négligé – affirma-t-il – de défendre. Dans la géographie artistique de la dystopie nazie, Bayreuth était le lieu de l’inspiration originelle. C’est à Linz que Hitler avait découvert les opéras wagnériens ; à Vienne qu’il en avait fait « sa religion ». Et, à partir du moment où il avait percé en politique, dans les années 1920, il avait été reçu par la famille Wagner : d’abord adoubé par le gendre, Houston Stewart Chamberlain ; il s’était ensuite installé dans le rôle de chevalier servant de Winifred, la femme de Siegfried Wagner.
Rechercher dans le temple wagnérien l’inspiration destructrice
Le IIIe Reich fut friand de théories fumeuses, que l’on pense au « mythe du XXe siècle » de Rosenberg ou à l’intérêt d’Himmler pour ses ancêtres sorcières. La force, par comparaison, de Richard Wagner, vient de ce qu’il fournissait au IIIe Reich un corpus mythologique, artistique, narratif, infiniment plus efficace et compris par l’ensemble des Allemands que le ramassis de théories occultistes que les compagnons d’Hitler n’osaient pas produire en public – ce qui ne change rien à leur caractère nuisible immédiat. Et on sait que le regard esthétique du Français porte sur la peinture, celui de l’Allemand vibre aux sons musicaux. Que d’événements publics sont ouverts par des morceaux musicaux.
L’antisémitisme de Wagner est métaphysique, existentiel et porté par la puissance artistique des mélodies d’opéra. On ne passe pas obligatoirement de Bayreuth à Auschwitz. En revanche, le plus redoutable antisémite de l’histoire, Adolf Hitler, est allé chercher dans le temple wagnérien l’inspiration destructrice, ayant trouvé dans la religion de l’art le plus sûr moyen d’anéantir les racines de la morale judéo -chrétienne au profit du tréfonds des thèmes germaniques. Ce livre nous invite donc à une meilleure compréhension des liens entre Hitler et Wagner. Il se place dans le sillage des analyses selon lesquelles l’histoire allemande a pris « un chemin particulier » (Sonderweg) entre 1850 et 1950. Certains spécialistes, comme Jürgen Habermas, utilisent le terme de Sonderbewusstsein (« conscience singulière ») pour désigner le sentiment, porté notamment par la culture bourgeoise allemande, que l’Allemagne empruntait un chemin particulier au sein de la modernité occidentale. Aujourd’hui ce lien entre Wagner et Hitler est profondément enfoui dans les tréfonds de l’histoire allemande. Est-il pour autant profondément anéanti ou ne resurgit-il pas par d’infimes touches – résurgence des attentats anti sémites et montée de l’AFD ?