« A Hopeful Continent : Africa Rising », c’est ainsi que The Economist a intitulé son numéro de mars 2013. Dix ans auparavant pourtant, le même magazine avait fait son titre sur « Incurable Africa ». De l’afro-pessimisme à l’afro-optimisme, telle est la pente que suivent aujourd’hui les médias au sujet de l’Afrique. À juste titre ?
Le potentiel démographique de l’Afrique, ses ressources, la naissance – certes modeste mais réelle – d’une classe moyenne constituent en effet autant d’éléments à mettre au crédit du continent. Depuis 2004, l’Afrique n’enregistre-t-elle pas d’ailleurs un taux de croissance moyen annuel de 5 % par an, confirmant les espoirs qui se portent sur elle ? Pour autant, l’idée que « l’Afrique mal partie » serait devenue un « lion de la mondialisation » n’est-elle pas exagérée ? Car le tableau est nuancé. Si la croissance frémit incontestablement, le poids de l’Afrique dans les échanges mondiaux reste faible tandis que la plupart de ses pays sont encore des « démocratures » peu enclines aux réformes pourtant nécessaires sans lesquelles la croissance peine à se transformer en développement. Autant dire que le rôle de l’Afrique dans le monde, s’il est appelé à changer, s’il a déjà d’ores et déjà changé, est encore lesté du poids du passé.
L’Afrique, un enjeu plus que jamais incontournable
Le poids de l’Afrique dans le monde peut se mesurer à l’aune de quelques indicateurs synthétiques. Démographiques d’abord : avec une population totale de 1,1 milliard d’habitants, soit 16 % de la population mondiale, elle représente le deuxième foyer de peuplement de la planète derrière l’Asie. L’Afrique est le continent le plus jeune du globe : 60 % de sa population a moins de vingt ans, ce qui constitue un potentiel incontestable de travailleurs et de consommateurs. Les prévisions en font d’ailleurs la zone la plus dynamique du globe, en passe de rattraper l’Asie en 2100. On peut espérer autant que s’inquiéter de cette poussée démographique qui reste supérieure à ce que prédisaient les démographes il y a quelques années. Or, la démographie n’est synonyme de dynamisme qu’à certaines conditions : l’éducation et la sortie de la grande pauvreté pour une part significative de la population.
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Précisément, les afro-optimistes pointent que l’entrée dans le nouveau millénaire a signifié un réel essor pour l’Afrique. Bien entendu, le continent connaît des difficultés : les 20 pays les plus pauvres de la planète s’y trouvent tous, à l’exception du Népal. Le PIB par habitant y est de 3 400 dollars contre 14 400 en moyenne mondiale et l’IDH moyen de l’Afrique sahélienne est de 0,4 contre 0,7 pour le monde. Mais là encore, les choses changent : la part de l’Afrique dans le PIB mondial est passée de 2,6 % en 2008 à 4,4 % en 2014. Dans le même temps, la croissance africaine est, derrière celle de l’Asie, la plus vigoureuse du globe.
À l’origine de ce décollage ? Les matières premières essentiellement pour lesquelles l’Afrique est devenue un enjeu. Le continent regorge de richesses naturelles : non seulement en minerais avec 30 % des réserves mondiales – dont 40 % des réserves en or, 60 % du cobalt et 90 % du platine notamment – ainsi qu’en hydrocarbures – plus modestes avec 12 % ses ressources mondiales estimées mais des géants pétroliers : le Nigeria (11e producteur mondial), Angola (14e)… La période 2004-2014, marquée par un « super-cycle des matières premières », a été favorable à l’Afrique dans son ensemble.
C’est dans ce contexte que Jean-Michel Severino et Olivier Ray ont pu annoncer dans leur ouvrage Le Temps de l’Afrique (2010) que les mutations du continent seraient d’une « intensité sismique » : « On la croyait vide, rurale, animiste, pauvre, oubliée du monde. Or, cinquante ans après les indépendances, la voilà pleine à craquer, urbaine, monothéiste. Si la misère et la violence y sévissent encore, la croissance économique y a repris ; les classes moyennes s’y développent. Elle est désormais au centre de nouveaux grands enjeux mondiaux. Bref, elle était “mal partie” ; la voilà de retour, à grande vitesse. »
Un rôle à rebours de la mondialisation
On peut comprendre l’enthousiasme des spécialistes de l’Afrique : après les deux décennies de « miracle » qui ont suivi les indépendances, l’Afrique est entrée à partir des années 1980 dans un cycle de chaos marqué par la dette, l’enfoncement dans la pauvreté et les guerres civiles des années 1990 – qui, rappelons-le, ont concerné alors 35 des 53 pays du continent. Que l’Afrique connaisse depuis une décennie une forte croissance, porteuse de changements ne fait aucun doute mais toute la question est de savoir dans quelle mesure ce mouvement peut sortir le continent de sa situation d’ancienne terre dominée. En ce domaine, les prévisions des afro-optimistes cachent mal le fait que l’Afrique joue encore un rôle secondaire dans le monde aujourd’hui.
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En effet, le continent est tributaire d’une économie de rente qui l’insère de façon asymétrique dans la mondialisation. Essentiellement exportatrice de matières premières à faible valeur ajoutée, l’Afrique dans son ensemble exporte à peine plus que la France ! Elle est une périphérie, intégrée au système-monde auquel elle assure l’apport en ressources minérales et énergétiques sans lesquelles la production industrielle n’est pas possible. C’est là sa chance, lorsque le prix des matières premières est tiré par la demande mondiale ; c’est là son drame car, victime de la « malédiction des matières premières » (resource curse), elle peine à remonter les filières et à s’industrialiser comme nombre de pays asiatiques ont su le faire. Signe de son caractère périphérique, l’Afrique ne capte que 3 % des IDE mondiaux dont les trois quarts sont destinés aux activités extractives.
Cette situation maintient la plupart de ses pays dans une dépendance aux marchés étrangers, avec un poids grandissant de la Chine – depuis la naissance du forum de coopération sino-africain qui se réunit tous les 3 ans depuis 2000, les échanges Chine-Afrique ont été multipliés par 18 – et des États-Unis – avec les accords AGOA signés en 2000 et renouvelés en 2015. Ainsi, le continent exporte-t-il 90 % du pétrole qu’il produit, un produit sur le prix duquel il n’a aucun influence ou presque. Ajoutons qu’en 2000, les pays africains n’ont pas pu empêcher, à la demande de l’OMC, le démantèlement des accords de Lomé qui leur assuraient des débouchés vers l’Union européenne.
En tous points, l’Afrique est plus mondialisée que mondialisatrice.
Une terre de crises largement absente de la gouvernance mondiale
Ce rôle, à rebours de la mondialisation, est analogiquement le même dans l’ordre géopolitique. En effet, le poids de la plus grande partie des pays africains est trop faible pour qu’ils puissent défendre leurs intérêts dans les institutions internationales. Ainsi, l’Afrique du Sud est-elle le seul pays africain représenté au G20 tandis qu’à l’ONU, le continent brille par son absence au Conseil de sécurité alors qu’il fournit une bonne partie des bataillons du G77, le groupe des pays en développement. Et si Pretoria a intégré le groupe des BRIC en 2011 pour donner naissance aux BRICS, force est de constater que son poids y est réduit par rapport aux quatre autres puissances (Brésil, Chine, Inde et Russie).
Le fait que l’intégration régionale piétine est un signe supplémentaire de faiblesse géopolitique. L’Union africaine est empoisonnée par des dissensions entre États. En décembre 2015, le refus du président du Burundi d’accueillir une mission de paix de l’Union africaine dans son pays, en plein déferlement de violence depuis quelques mois, montre toutes les limites de l’organisation. Au niveau infra-continental, il en est de même : la CEDEAO (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest) n’a pas eu les moyens, seule, d’intervenir au Mali. Sans l’ONU et, singulièrement, la France, les pays africains de la zone ont la plus grande difficulté à maintenir l’ordre et, a fortiori, à participer au concert des nations.
Ainsi, l’Afrique subit-elle l’ordre mondial plus qu’elle ne contribue à le forger. Et lorsqu’elle y contribue, c’est souvent à son détriment. Elle est encore aujourd’hui le continent des ingérences extérieures : la seule France y a mené plus de 50 interventions militaires depuis les indépendances dont les dernières, en Libye en 2011, au Mali et en Centrafrique en 2013, ont été de grande envergure. De même, l’Afrique est la zone où se déroule actuellement plus de la moitié des opérations ONU de maintien de la paix : MONUSCO en République démocratique du Congo, MINUL au Liberia ou encore MINUAD au Soudan pour n’en citer que trois. Sans compter le fait que le continent est régulièrement lieu de risques sanitaires et d’ingérence humanitaire comme l’a rappelé la récente épidémie d’Ebola qui a essentiellement touché le Liberia, la Sierra Leone et la Guinée. Si le bilan fin 2015 s’établit à 11 300 morts environ, une étude a montré que le virus aurait eu 75 % de chances d’atteindre l’Europe si les liaisons aériennes en provenance des pays touchés n’avaient pas été réduites en presque totalité.
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Car l’Afrique inquiète. Elle est devenue l’une des terres de prédilection du terrorisme islamiste : sur la liste des 15 mouvements djihadistes dressée par l’ONU, 7 se trouvent en Afrique, au Maghreb sans doute mais aussi en Afrique subsaharienne parmi eux Al Qaïda au Maghreb islamique, al Mourabitoune au Mali ou encore Boko Haram au Nigeria et Al Shebab en Somalie. Attentats, prises d’otages, trafics de drogue, d’armes font actuellement de la bande saharienne l’un des espaces les plus insécurisés du globe. Assez d’ailleurs pour que les États-Unis créent en 2007 l’Africom, un commandement dépendant du Département d’État, spécialement dédié à l’Afrique et qui coordonne l’action de Washington sur l’ensemble du continent.
Ajoutons enfin, et c’est en partie lié, que l’Afrique est à la fois un foyer et une zone de transit migratoire de première importance. Les conséquences de la récente guerre en Libye, de la déstabilisation générale de la zone guinéenne, la dictature en Érythrée nourrissent aujourd’hui des flux de départs qui, ajoutés à ceux du Proche-Orient constituent des motifs de préoccupation pour l’Europe voisine. En novembre dernier, le sommet Union européenne-Afrique à Malte a précisément porté sur ces questions migratoires sans aboutir à un accord apte à régler la situation.
L’Afrique, terre de défis
L’Afrique peut-elle sortir de ce rôle à rebours dans les affaires du monde ? Ainsi posée, la question n’appelle pas de réponse simple, d’abord parce que le continent est l’un des plus bigarrés de la planète. Il est manifeste que certains pays deviennent des puissances régionales, notamment en Afrique du Nord, une zone anciennement plus industrialisée et intégrée dans les affaires du monde, et en Afrique australe. A contrario, la zone sahélo-soudanienne est marquée par des handicaps forts en termes de développement auxquels s’est ajouté le péril djihadiste. Certains pays connaissent des transformations spectaculaires : à l’Ouest, le Nigeria est devenu la première puissance économique du continent – à lui seul, il représente un quart de son PIB. D’autres au contraire s’enfoncent dans l’instabilité ; c’est le cas de la Libye, l’Érythrée, la Somalie et, dans une moindre mesure, la région des Grands Lacs.
Précisément, si les pays africains veulent peser demain dans les affaires du monde, il leur faudra trouver une forme de stabilité politique qui leur fait encore défaut. Or, à considérer aujourd’hui le nombre de « présidents à vie » à la tête d’États défaillants, peu soucieux de leur population, il est manifeste que les conditions ne sont pas encore réunies. C’est en ce sens que Barack Obama pouvait à la fois déclarer lors du sommet États-Unis/Afrique de 2013 que « l’Afrique contribuera à façonner le monde comme elle ne l’a jamais fait auparavant » tout en rappelant que « l’Afrique n’a pas besoin d’hommes forts mais d’institutions fortes ».