Hadrien Desuin: « La Libye n’existe plus »

11 juin 2020

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Hadrien Desuin: « La Libye n’existe plus »

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Face à l’impasse militaire constatée sur le théâtre libyen, Hadrien Desuin préconise d’acter la partition du pays, seule issue pour écarter une déflagration régionale de la guerre.

Propos recueillis par Etienne de Floirac.

Conflits. Pouvez-vous nous donner un aperçu de la situation politique et économique globale de la Libye depuis la chute du Colonel Kadhafi le 20 octobre 2011 ? Quelles sont les principaux acteurs qui s’affrontent aujourd’hui dans le pays ?

Hadrien Desuin. La situation est si chaotique qu’il est difficile de la suivre… On résume souvent la situation à deux camps avec à l’est les troupes fidèles au maréchal Haftar et à l’ouest celles fidèles à Fayez El Sarraj. En réalité, chaque ville, chaque province a ses propres gouverneurs, milices, conflits, retournements et divisions. La Libye est restée tribale et on peut considérer que depuis une petite dizaine d’années, elle n’existe plus en tant que telle. Elle est aujourd’hui le jeu des puissances régionales qui l’entourent. On observe néanmoins que les puissances occidentales, très présentes au début du conflit, ont tendance à être de plus en plus marginalisées, laissant la Turquie et la Russie de plus en plus en position d’arbitre de la guerre civile.

La Libye n’est pas un État-nation unitaire, au sens occidental tout du moins, car elle a toujours été tributaire des enjeux tribaux et communautaires. Mais Kadhafi avait réussi à réunir les différentes tribus de la région et à stabiliser le pays, élément qui a pris fin lors des printemps arabes de 2011 puis de la guerre civile qui a opposé les loyalistes de Tripolitaines aux rebelles de Cyrénaïques, élément qui s’est accentué avec l’intervention de la coalition internationale en mars 2011. L’héritage d’une Libye « unie » appartient-il désormais au passé ?

La Libye unie et indépendante était consubstantielle de Kadhafi, mais dans des conditions très spéciales, celles d’une dictature personnelle.

Lorsqu’il prend le pouvoir en 1969, c’est une construction politique encore très largement artificielle, dans un premier temps attribuée à l’Italie dans le cadre du premier partage de l’Empire ottoman entre Européens. À la France le Maghreb, au Royaume-Uni l’Égypte et à l’Italie la Libye. Après la Seconde Guerre mondiale, l’éphémère monarchie libyenne est tombée dans l’escarcelle anglo-égyptienne.

Après son putsch, inspiré de Nasser, Kadhafi a mené une politique très ambitieuse et très risquée de rayonnement pan-africain de la Libye, grâce essentiellement aux revenus du pétrole. On aurait pu parler à son propos d’une pétromonarchie. D’ailleurs la famille Kadhafi n’a pas dit son dernier mot puisque l’aura de Saif Al Islam Kadhafi reste considérable.

Qui est le Maréchal Khalifa Haftar et en quoi son action et ses ambitions politiques le rapprochent-elles de Kadhafi tant il semble être le seul à même de bâtir une forme de coexistence pacifique entre les différentes communautés qui composent le pays ?

Haftar n’est pas du tout du même calibre que Kadhafi quoiqu’il soit quasiment de la même génération. Ce dernier savait ménager les différentes composantes du pays. Haftar apparaît surtout comme l’homme d’une faction et surtout de l’étranger. C’est un perdant de la guerre contre le Tchad et un revenant des États-Unis dont l’avenir est très incertain. On sait que son caractère impulsif et solitaire est peu propice à une réconciliation politique. C’est pourquoi la France et même la Russie sont réticentes à appuyer ses offensives militaires. Il est désormais évident qu’il ne sera jamais accepté à Tripoli, même par la force. La « communauté internationale » aurait tout intérêt à favoriser l’ascension d’un troisième homme, susceptible de rassembler les deux camps principaux : Tobrouk et Tripoli. Mais pour le moment cet homme n’existe pas.

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Fayez el-Sarraj, chef du Gouvernement d’Entente nationale, doit, en vertu de l’article 8 de l’Accord de Skhirat (signé le 15 décembre 2015 et qui prévoit la formation d’un gouvernement dirigé par Fayez el-Sarraj) « représenter l’État dans ses relations étrangères ». Pourquoi l’ONU décide-t-elle de reconnaître un tel Président et comment compte-t-elle, par ce biais, venir à bout des prétentions du Maréchal Haftar ?

Cet accord est caduc depuis des années. L’ONU, depuis le renoncement de son envoyé spécial en mars 2020, le Libanais Ghassan Salamé, est désormais hors-jeu. Fayez El Sarraj est une marionnette prisonnière des différentes factions qui rivalisent à Tripoli et Misrata. Je ne reviens pas sur le cas Haftar.

Très récemment, le président égyptien Al-Sissi a proposé à son tour un règlement diplomatique de la crise. Ce qui prouve que, malgré ses tout derniers efforts militaires, l’Égypte constate une forme d’impasse. Sans doute que l’unité libyenne appartient désormais au passé. Il faudra probablement se résigner à une partition durable du pays. Un accord Turco-égyptien avec une Tripolitaine sous tutelle turco-tunisienne et une Cyrénaïque-Fezzan sous tutelle égypto-russe me paraît la solution la plus réaliste sinon la plus souhaitable. Mais les relations égypto-turques sont si dégradées qu’il faudra sans doute un pays tiers et neutre pour les réunir autour d’une même table, le Maroc, l’Algérie ou Oman par exemple. La France semble avoir renoncé à régler la question libyenne. Désormais, son principal souci est de couper la bande sahélo-sahélienne (BSS) du conflit libyen. C’est pour cela, et par amitié pour l’alliance égypto-émirienne que la France soutient encore militairement Haftar.

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Pour quelles raisons la Turquie apporte-t-elle également une aide militaire et stratégique considérable à el-Sarraj ? La prise de contrôle des terminaux pétroliers et d’une partie non négligeable de la Méditerranée orientale sont-elles les seules causes d’une telle intervention ?

Il y a, à la fois une dimension religieuse, économique et stratégique. Les frères musulmans sont extrêmement puissants en Turquie, en Tunisie (avec Ghannouchi et son parti Ennahda) et au Qatar. Ces trois pays avaient bien l’intention d’élargir leur alliance à la Libye de Sarraj et surtout de Misrata où la confrérie règne. Turquie et Qatar souhaitent plus largement opposer un front aux ennemis de la confrérie : Égypte, Arabie Saoudite et Émirats. Ce clivage apparaît presque immédiatement après le début des printemps arabes. Les intérêts économiques que vous évoquez ne sont évidemment pas négligeables, mais étant donné l’état du pays, la Libye est, pour encore quelques années, une source de dépenses plus que de revenus.

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Etienne de Floirac

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Étienne de Floirac est journaliste
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