<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les théoriciens de la guerre économique

24 novembre 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Friedrich List © MARY EVANS/SIPA 51238030_000001

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Les théoriciens de la guerre économique

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Le camp des théoriciens de la guerre économique est étrangement désert si on le compare à celui des libéraux. Dans ce (presque) vide, un nom s’impose, celui de Friedrich List. Mais le nombre ne fait pas la valeur d’une théorie…

Comme son (presque) homonyme le compositeur Franz Liszt, qui extirpa du piano des arpèges et des octaves qui détonnèrent à l‘époque des Chopin, Schumann ou Brahms, Friedrich List bouscula, au début du xixe siècle, ce qu’il considère lui-même être une école : classique, libre-échangiste, trop peu soucieuse selon lui du passé comme du devenir des nations.

Une idée simple résume sa pensée et le rapproche de Marx : la production précède l’échange. Avant de pouvoir consommer, il faut produire. List s’inscrit en rupture avec une école qu’il accuse de « cosmopolitisme vague », auquel il oppose « la nature des choses, les leçons de l’histoire, les besoins des nations ». L’analyse de l’échange doit s’incliner devant celle de la production, le cosmopolitisme devant le politique, la théorie devant l’histoire.

Pour autant rien ne semble plus éloigné de son propos que d’envisager le Système national d’économie politique comme un prétexte à la guerre. Ni même au conflit. Plutôt à la compétition. Si List est en guerre, c’est contre l’idéologie, dominante, de son époque.

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Pensé en Amérique, écrit en France, publié en Allemagne

C’est à l’école du vaste laboratoire américain où List a longuement vécu, encore sous influence du Report on Manufactures rédigé par Alexander Hamilton en 1791, que le Système national d’économie politique est pensé. Mais c’est en France qu’il est pour la plus grande partie rédigé, et en Allemagne qu’il est publié en mai 1841. Ce qui est en jeu ? La théorie dominante des avantages comparatifs.

David Ricardo a formulé dès 1817 cette théorie de la spécialisation et du libre-échange afin de prolonger mais aussi d’amender celle d’Adam Smith. Sans le vouloir, et sans arrière-pensée probablement (?), elle conduit en pratique à asseoir la puissance industrielle anglaise. Le Portugal, démontre-t-il, doit se spécialiser dans la production de vin, l’Angleterre dans celle de tissus. Alors que le textile est le moteur de la révolution industrielle en marche !

Peut-être List a-t-il vu dans le libre-échange proposé par l’Angleterre à la France, les États-Unis ou l’Allemagne, un piège tendu – un complot ? – destiné à maintenir ces pays en retard. En 1846, List est à Londres lorsque sont abrogées les corn laws. C’est à la fin de cette même année, revenu sur le continent, que List se suicide – on espère que son acte est sans rapport avec ce moment-clé dans l’évolution vers le libre-échange.

Industrie et compétition

Il faut lire List en prenant soin de laisser résonner les termes qu’il utilise : la protection des industries naissantes, le protectionnisme éducateur. Le protectionnisme ne se justifie ni pour des nations qui n’ont pas encore débuté leur développement économique et industriel, ni pour des nations que ce développement a conduites à disposer d’industries désormais armées dans la concurrence internationale. Il n’est fait que pour éduquer dans la phase transitoire. Et si au cours de cette phase, des industries protégées par des droits de douane allant jusqu’à 60 % ne réussissent à prospérer, alors que la concurrence fasse son œuvre… darwinienne.

List reste donc favorable au libre-échange, mais seulement entre nations ayant atteint le stade qu’il appelle « économie complexe » et que nous dirions « développée ». « Entre deux pays très avancés, la libre concurrence ne peut être qu’avantageuse à l’un et à l’autre, s’ils se trouvent à peu près au même degré d’éducation industrielle, et une nation en arrière, par un destin fâcheux (…) qui (…) possède les ressources matérielles et morales nécessaires pour son développement, doit (…) se rendre capable de soutenir la lutte avec les nations qui l’ont devancée. »

Ce qui l’intéresse, c’est « le développement graduel de l’économie des peuples ». L’économique, comme moyen d’espérer détourner l’attention de la volonté de puissance. Comme si, à ses yeux, c’était le libre-échange naïvement cosmopolite et niant l’histoire et les cultures qui conduit à la guerre économique, tandis qu’un protectionnisme éclairé souderait les États-Nations autour d’une histoire universelle de développement.

Interlude keynésien

On pourra s’étonner de trouver Keynes dans un rapide tour d’horizon des auteurs ayant fréquenté la notion de guerre économique. Et pourtant, il est peut-être celui qui s’en est le plus approché. En effet, Les Conséquences économiques de la paix parues en 1919 lui sont dédiées : en résumé, Keynes considère que la paix obtenue à Versailles n’est rien d’autre qu’une guerre économique imposée à l’Allemagne par esprit de revanche. Il y voit une volonté de capture, une volonté d’épuiser, une volonté d’empêcher l’Allemagne d’exploiter et même de sauvegarder les sources de sa puissance. Keynes considère le pardon comme économiquement profitable, tandis que la réparation risque d’être redoutable tant par la dynamique désincitative qu’elle aura pour les vainqueurs que par la contagion déflationniste et récessionniste qu’elle implique pour tous. Sans compter que cette guerre économique imposée à l’Allemagne risquera de constituer un alibi pour le ressentiment national et les bases d’une revanche.

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En 1933, dans National self-sufficiency, Keynes ne craint pas tant le libre-échange que la libre circulation des capitaux. Il n’est plus de politiques économiques nationales conjoncturelles indépendantes et efficaces dès lors que les capitaux sont mobiles. Un siècle et demi plus tôt, Ricardo craignait déjà pour une nation dont les capitalistes perdraient, pour des raisons de rentabilité, leur préférence pour l’investissement national : la « réticence naturelle » et la « crainte » limitent encore l’émigration du capital, « sentiments » qu’il serait, dit-il « désolé de voir s’affaiblir[1] ». Une préoccupation devenue très actuelle.

De la stratégie microéconomique à la guerre macroéconomique

En 1944, le mathématicien John von Neumann et l’économiste Oskar Morgenstern, s’associent pour publier Theory of Games and Economic Behavior qui marque le point de départ d’une nouvelle manière d’analyser les interactions stratégiques entre acteurs. La polémologie, science de la guerre, se développera sur de nouvelles bases. La théorie des points focaux, notamment, prolonge l’analyse de l’équilibre stratégique des puissances et vaudra à Thomas Schelling, auteur  en 1960 de The Strategy of Conflict, le prix Nobel d’économie.

Ces apports théoriques fondamentaux pour la science économique contribuent à fonder des analyses qui, peu à peu, vont dévier des comportements microéconomiques et de l’analyse de la rationalité vers la macro-puissance. Lester Thurow avec Head to Head, The Coming Economic Battle among Japan, Europe and America (1993), Edward Luttwak auteur la même année de The Endangered American Dream : How to Stop the United States From Being a Third World Country and How to Win the Geo-Economic Struggle for Industrial Supremacy (tout un programme), Paul Kennedy et son The Rise and Fall of the Great Power : Economic Change and Military Conflict from 1500 to 2000 (1987) en témoignent : la notion de guerre économique semble de plus en plus reliée à la crainte, par les grandes puissances, du rattrapage par de nouvelles puissances.

Un concept de mauvais perdants ?

Le prix Nobel d’économie français Maurice Allais, participant à la fondation de la microéconomie comportementale, soutient que l’analyse libérale, de laquelle il se revendique, a trop négligé le temps en s’attachant au passage d’un équilibre à un autre. Ce sont les difficultés rencontrées par la France que Christian Stoffaës met en évidence dans La Grande Menace industrielle en 1978, somme remarquable dans laquelle il analyse les stratégies défensives et offensives dans « la bataille pour le marché mondial ». Aujourd’hui, Bernard Esambert est sans doute le principal défenseur français de la guerre économique depuis son essai de 1991, La Guerre économique mondiale.

Ces trois auteurs ont un point commun : tous trois sont polytechniciens et ingénieurs des mines. Ce qui peut soulever quelques interrogations, en guise de provocation. Le concept de guerre économique, s’il a pu avoir une légère popularité en Allemagne, pays d’entreprises très compétitives, n’en a plus ou peu aujourd’hui. C’est aux États-Unis et en France que le concept est le plus à la mode, deux pays accusant de longues phases de déficits commerciaux et touchés par une désindustrialisation réelle mais peut-être exagérée.

La guerre économique serait-elle une préoccupation principalement américaine et française ?

Maurice Allais contre le « laisser-fairisme »

Maurice Allais, longtemps notre seul prix Nobel d’économie (en 1988), n’utilise pas la formule de « guerre économique ». Les analyses qu’il développe à partir des années 1990 apportent cependant un soutien de poids à tous les critiques de ce qu’il appelle le « laisser-fairisme ».

Maurice Allais est pourtant un libéral qui a vertement critiqué le système socialiste. C’est aussi un partisan de la construction européenne, ou plutôt c’était un partisan car il estime que le système a été perverti à partir du début des années 1970 avec l’entrée du Royaume-Uni dans la Communauté. Dès lors, il ne s’agit plus pour lui d’Europe, mais de « l’organisation de Bruxelles ».

Paradoxe, Allais se dit aussi socialiste. C’est que pour lui l’échange n’est pas un but en soi mais un moyen d’élever le niveau de vie de l’ensemble de la population. Ce n’est pas un hasard si son principal livre consacré à ces sujets, La Mondialisation[2], est dédié « aux innombrables victimes, dans le monde entier, de l’idéologie libre échangiste mondialiste ».

À ses yeux, le libre-échange ne peut réellement exister qu’entre des pays ayant un niveau de développement, des coûts salariaux et une protection sociale comparables. Tel était le cas dans la CEE des années 1960. Ce ne l’est plus avec l’intégration des pays de l’Est. Ce l’est encore moins quand l’ouverture se fait sur le monde entier, en renonçant au principe de préférence communautaire et en acceptant sans précaution les produits fabriqués dans des pays à très bas salaires. Les délocalisations et la montée du chômage sont alors inévitables. Comme solution Allais prône… la délocalisation de Pascal Lamy, commissaire européen puis directeur de l’OMC. Plus sérieusement il réclame un protectionnisme mesuré qui contrôlerait les importations sans les interdire.

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Maurice Allais a mis le doigt sur l’un des principaux problèmes posés par la mondialisation, le dumping des pays à bas salaires. Il n’est pas le seul, même Jacques Delors l’évoquait, mais il en tire des conséquences pratiques. On ne cherche guère à les connaître et il se définit lui-même comme un « prix Nobel téléspectateur » qu’on oublie d’inviter sur les plateaux. Voulant publier en 2005 une tribune condamnant les évolutions de « l’organisation de Bruxelles », il ne trouve pour l’accueillir que L’Humanité ! Il est vrai que, selon lui, les libéraux « étaient devenus aussi dogmatiques que les partisans du communisme avant son effondrement ».

En mémoire de Maurice Allais

À la suite de la disparition du premier Français à avoir reçu le Prix Nobel en économie (1988), une fondation a été créée afin de mieux faire connaître son œuvre dans toute sa diversité.

La Fondation Maurice Allais, abritée par la Fondation ParisTech reconnue d’utilité publique, soutient la diffusion des idées de Maurice Allais et encourage le développement de recherches menées dans le prolongement de ses travaux.

S’inscrivant dans la fidélité à sa méthodologie scientifique fondée sur une confrontation permanente des théories aux faits observés, sans rattachement d’aucune sorte à quelque idéologie que ce soit, elle décernera en 2015 le deuxième Prix Maurice Allais de Science économique.


Pour en savoir plus :

www.fondationmauriceallais.org

contact@fondationmauriceallais.org

  1. es Principes de l’économie politique et de l’impôt, 1817, GF-Flammarion, p. 156 .
  2. La Mondialisation : la destruction des emplois et de la croissance, Éditions Clément Juglar, 1999.
Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Friedrich List © MARY EVANS/SIPA 51238030_000001

À propos de l’auteur
David Colle

David Colle

Professeur en classe préparatoire ECE à Ipésup.

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