<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le platine et la guerre économique

2 septembre 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Robert Mugabe, protagoniste de la guerre autour du platine au Zimbabwe © AP/SIPA AP20848880_000001

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Le platine et la guerre économique

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Diamants de sang. Coltan du Kivu. Terres rares. Les minerais et terres stratégiques constituent un enjeu majeur de la guerre économique, et parfois de la guerre tout court. Étude de cas : le platine.

Grâce à leurs propriétés exceptionnelles, les platinoïdes ou métaux du groupe platine (MGP[1]) font partie des ressources minérales les plus convoitées en raison de leur apport essentiel aux processus industriels.

Une équation singulière

À côté des usages stratégiques traditionnels (pétrochimie, armements, aéronautique, médecine et agro-alimentaire) et de la bijouterie, les MGP sont cruciaux pour les technologies de l’information et des télécommunications (TIC), notamment pour les téléphones portables et les ordinateurs. C’est ainsi que le palladium entre dans presque tous les types d’appareils électroniques, principalement comme constituant des condensateurs de haute performance, mais aussi des puces électroniques ou des soudures non polluantes. De leur côté, le ruthénium et le platine sont essentiels pour l’augmentation de la capacité de stockage des disques durs, mais aussi pour la mise au point des verres à cristaux liquides des écrans plats.

Les MGP participent aussi aux filières écologiques par leur contribution à la production d’« énergie propre » ainsi qu’à la dépollution. En effet, le platine reste le matériau clé de diverses piles à combustible. Son alliage avec le rhodium (véhicules diesel) et celui du rhodium avec le palladium (véhicules à essence) entrent dans les pots catalytiques pour limiter la toxicité des gaz d’échappement. Aussi les MGP sont-ils l’objet d’une attention particulière des puissances consommatrices, soucieuses de sécuriser leurs approvisionnements, et des groupes miniers qui visent la maîtrise de la production et des marchés.

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Or l’équation des MGP s’avère singulière. D’un côté les besoins croissent sans cesse sous le coup de l’essor des nouvelles technologies, amplifiés par la dynamique démographique. De l’autre, les disponibilités sont étroites, à cause de leur rareté et, surtout, à leur concentration presque monopolistique en Afrique du Sud et au Zimbabwe[2]. Dès lors les zones platinifères d’Afrique australe deviennent de véritables théâtres de batailles nationales et internationales pour leur contrôle, qui dégénèrent parfois en luttes armées. C’est qu’il n’existe pas de véritables solutions alternatives à leur utilisation.

Le « Grand jeu » sino-anglo-américain dans le Grand Dyke

La compétition entre Anglo-American, première productrice mondiales de MGP, et les concurrents asiatiques, principalement chinois, dans les mines du Grand Dyke zimbabwéen est un épisode d’une guerre économique bien plus large. Elle marque la poursuite des rivalités entre les États occidentaux et la Chine pour le contrôle des ressources stratégiques africaines, impulsée au Congo post-Mobutu. Elle révèle une prise en tenaille chinoise du Zimbabwe, aboutissement d’une grande stratégie de long terme puisque les mines sous contrôle de Pékin seront reliées au chemin de fer Tanzam mis en place dans les années 1970 par Pékin.

Après s’être emparée d’une part considérable de la copperbelt d’Afrique centrale, siège de plus de la moitié des réserves mondiales du minerai stratégique de cobalt indispensable à la plupart des batteries électriques, la Chine tente de sécuriser le platine indispensable au raffinage du pétrole extrait en Angola.

Les MGP du Zimbabwe sont essentiels pour la Chine qui ne dispose que d’environ 1 % des réserves mondiales. C’est pour elle un double enjeu de sécurité. Pékin vise ces puissants catalyseurs pour constituer une filière pétrochimique intégrée et indépendante des fournitures d’Anglo-American. Elle vise aussi la production de pots catalytiques pour lutter contre la pollution[3], une lutte qui est devenue une priorité nationale d’autant plus qu’elle est devenue le premier marché automobile du monde. Il n’est donc pas étonnant que le raffinage des MGP soit au cœur du contrat d’exploitation minière de 8 milliards signé en 2009 dans le cadre d’une coentreprise entre le Zimbabwe, la Chine et l’Angola.

 

En face, Anglo-American, qui « se confond à ce point avec le Zimbabwe que l’on se demande parfois qui, de la compagnie ou du pays, est le fruit de l’autre » (Roche Marc), voit la percée chinoise comme une menace sur son monopole séculaire. Le groupe minier britannique craint aussi bien la fin de son monopole sur la production des MGP en amont que la perte de parts de marché en aval. Certes les minerais de MGP du Grand Dyke zimbabwéen semblent beaucoup moins abondants que ceux de l’Afrique du Sud contrôlés également par cette multinationale. Ils ont en revanche l’avantage d’une combinaison à peu près unique au monde platine et palladium, les deux MGP les plus recherchés. Or, ce ratio constitue l’un des tout premiers critères de rentabilité de la filière extractive des MGP. Sans les minerais de type zimbabwéen, Anglo-American et ses filiales pourraient difficilement contrôler le marché mondial des MGP.

Avec ses filiales et ses poissons-pilotes, le conglomérat Anglo-American, demeure incontournable pour la plupart des économies d’Afrique australe au xxie comme au xxe siècle pour deux raisons au moins. D’une part, solidement appuyée sur sa position de premier producteur mondial des pierres et métaux précieux, socle historique des économies de cette région, elle domine les rouages de ce marché. D’autre part, cet ascendant est d’autant plus puissant que la filière des MGP est beaucoup plus complexe sur les plans industriel et commercial que le marché de l’or ou des diamants.  De plus, les exportations des MGP représentent actuellement les premières sources de devises en Afrique du Sud comme au Zimbabwe.

Voilà qui explique le soutien économique et diplomatique d’Anglo-American et de l’Afrique du Sud, où cette firme est le premier employeur privé, à R. Mugabe. Mais, à mesure que ses investissements montent en puissance, la Chine surenchérit avec l’envoi d’armes au régime zimbabwéen qui en a besoin pour conforter son pouvoir sur le pays, entretenant un climat permanent d’insécurité.

Entre rente du pouvoir et pouvoir de la rente

Les affrontements et l’insécurité règnent aujourd’hui dans la ceinture africaine et mondiale des platinoïdes, allant du Merensky Rift au Grand Dyke[4]. La cause en est la volonté des dirigeants locaux de s’approprier la rente des MGP en s’appuyant sur la légitimité que leur donne leur passé de « combattants de la liberté ».

Au Zimbabwe, l’opération est mise en œuvre par le principal architecte de l’indépendance, Robert Mugabe. Il est d’abord à usage externe et convoque la rhétorique nationaliste et anti-impérialiste pour accuser les compagnies minières de mener une politique néocoloniale avec le soutien de l’ancienne puissance métropole, la Grande-Bretagne. Il soutient qu’Anglo-American, appuyée par les États-Unis et l’Union européenne, a fomenté l’opposition politique dont le chef de file, Morgan Tsvangirai, est un de ses anciens mineurs. Surtout R. Mugabe promet que, de son vivant, « jamais l’opposition n’arrivera au pouvoir » et se déclare prêt à reprendre les armes pour une troisième guerre d’indépendance.

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La rhétorique nationaliste de R. Mugabe est aussi à usage interne et instrumentalise la question du monopole international sur l’économie nationale pour masquer son bilan à la tête de l’État et faire diversion face aux demandes de pluralisme politique et d’alternance démocratique. À cet égard, il se sert de l’épineuse question de la réforme agraire en favorisant le déploiement de milices armées et de Zimbabwéens sans terres, qui envahissent et saisissent les fermes des Zimbabwéens blancs.

Toutefois, il émerge clairement qu’il s’agit d’une instrumentalisation du nationalisme par Robert Mugabe. Elle s’observe d’abord dans son agenda. En effet, entre 1990 et 2000 lorsque les cours des matières premières minérales sont au plus bas, le nationalisme de Mugabe cible principalement le domaine foncier. Avec la montée généralisée des cours des minéraux après 2000, il jette son dévolu sur le secteur minier. Au début du renchérissement mondial des matières premières, en 2004, il propose dans ce but une loi sur l’« indigénisation » (Empowerment and Indigenization Bill) de l’économie en général et des mines en particulier. Cette loi de quasi-nationalisation est votée en 2007, lorsque les cours du platine atteignent un sommet historique.

Cette posture n’empêche pas des revirements étonnants de R. Mugabe. En 2008, à quelques jours du second tour d’une élection présidentielle risquée, il cède à un hedge fund américain des droits miniers en échange d’un prêt d’une centaine de millions de dollars : il s’agit de financer sa campagne électorale ! Il procède alors à une sorte de reprivatisation d’un gisement appartenant depuis peu à l’État, après l’expropriation d’Anglo-American. R. Mugabe monopolise ainsi les ressources économiques du pays. Avec la rente tirée de ses ressources économiques, il consolide son pouvoir politique.

L’Afrique du Sud aussi

Face à l’autoritarisme du régime de Mugabe, les cercles du pouvoir sud-africain invoquent la reconnaissance qu’ils lui doivent pour son soutien à la guérilla du Congrès national africain (ANC) contre le régime d’apartheid. Là aussi le passé est invoqué et instrumentalisé à des fins politiques.

Le retournement des « combattants de la liberté » (freedom fighters) en Afrique du Sud se déroule sans doute dans le cadre d’institutions démocratiques, mais il n’en est pas moins facteur d’insécurité. Il s’appuie sur le sufficient consensus théorisé à la fin de l’apartheid. La formule signifie que toute position adoptée par l’ANC au pouvoir est en soi bonne pour tout le monde, parce qu’elle émane du parti de ces freedom fighters et que toute contradiction serait une sorte de trahison. Aussi, le sufficient consensus discrédite-t-il l’opposition et autorise-t-il une alliance entre les grandes compagnies minières, anciens maîtres des mines du pays, et la nouvelle classe de riches issue presque exclusivement de l’ANC et du Black Empowerment[5]. Même si les conflits qui en découlent sont sans commune mesure avec ceux de l’apartheid, ils peuvent aboutir à des situations comme celle de la mine de platine de Marikana, montrant une scène de quasi-guerre civile, avec 34 victimes en un jour dans cette mine appartenant au groupe britannique Lonmin où les mineurs étaient en grève pour une revalorisation des salaires.

Une partie importante de la population, au premier rang de laquelle se trouvent les mineurs, se sent exclue du partage de la rente minière dont elle mesure pourtant l’importance dans les bénéfices souvent plus que considérables des multinationales[6]. Estimant que le « miracle sud-africain » tourne pour eux au mirage, les mineurs tendent à user, par pis-aller, de la violence comme mode de revendication de la redistribution des richesses nationales.

 


  1. Platine, Palladium, Rhodium, Ruthénium, Iridium, Osmium. Pour l’essentiel, chimiquement proches, ceux-ci sont de puissants catalyseurs, presque inattaquables et ont des points de fusion élevés. Le platine, l’iridium et l’osmium sont les métaux les plus denses connus ; le platine et le Palladium sont particulièrement résistants à tout oxydant ainsi qu’aux hautes températures.
  2. Ces deux pays détiennent au moins 90 % des réserves mondiales connues des MGP, aux teneurs allant de 3 à 7 grammes par tonne de minerai.
  3. Depuis 2004, la loi sur la limitation des émissions des véhicules initialement en vigueur uniquement à Pékin et à Shanghai est étendue à toute la Chine en raison de la montée sans précédent des ventes de véhicules.
  4. Le Merensky Rift et le Grand Dyke sont deux formations géologiques caractérisées d’un point de vue économique par leur grande richesse minière. La première est en Afrique du Sud et appartient à un ensemble plus grand, le Bushveld. Elle concentre à peu près la majeure partie des MGP. La seconde (le « Grand Fossé ») traverse le Zimbabwe du nord au sud sur 550 km et d’est en ouest sur 12 km. Le Grand Dyke recèle quatre gisements majeurs de MGP ainsi que d’autres produits associés. Le Merensky Rift et le Grand Dyke concentrent au moins 90 % des réserves mondiales de platinoïde.
  5. Sorte d’affirmative action mise en place dès 1994 pour corriger les inégalités du passé en faveur des « populations historiquement défavorisées ».
  6. En février 2008, Anglo Platinum annonçait un profit record de 1,75 milliard de dollars à la suite d’un profit du même ordre, 1,76 milliard, en 2006. Il a versé respectivement $1.26 milliard et $1.29 milliard à sa maison mère, Anglo-American. Ce qui a permis à cette dernière d’engranger en 2007 un profit de $5.8 milliards qui vient battre un autre record celui de $5.5 milliards de dollars en 2006.
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Photo : Robert Mugabe, protagoniste de la guerre autour du platine au Zimbabwe © AP/SIPA AP20848880_000001

À propos de l’auteur
Apoli Bertrand Kameni

Apoli Bertrand Kameni

Docteur en science politique, option relations internationales et stratégiques, Apoli Bertrand Kamani est spécialiste des tensions et conflits résultant des approvisionnements en minerais stratégiques. Il est attaché de recherche à l’Institut d’études politiques de Lyon. Il est lauréat du 15e prix Le Monde de la Recherche universitaire en 2012. Il était classé second du prix EDF du premier ouvrage de géopolitique, 6e édition du Festival de géopolitique de Grenoble, 2014.

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