<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La guerre économique d’hier à aujourd’hui

17 décembre 2020

Temps de lecture : 17 minutes

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La guerre économique d’hier à aujourd’hui

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La guerre économique n’est pas chose nouvelle – certains la font remonter aux Phéniciens ! Elle semblait apaisée au cours des Trente Glorieuses, mais elle n’avait jamais totalement disparu. Le choc pétrolier de 1973 et surtout la mondialisation lui donnent un essor exceptionnel.

Dans De l’esprit des lois, Montesquieu estimait que « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre à intérêt de vendre. » Le commerce serait alors un antidote à la guerre. Avec la mondialisation, certains ont pu croire que cette pacification allait s’accomplir : tandis qu’Alain Minc célébrait une « mondialisation heureuse », Francis Fukuyama voyait dans l’achèvement de la guerre froide et la généralisation du capitalisme libéral une « fin de l’histoire ». Dans le sillage des Classiques, ces auteurs estimaient qu’un monde d’interdépendances croissantes était porteur de paix durable.

Vingt ans plus tard pourtant, il apparaît que la planète ne ressemble à rien de cela. La guerre traditionnelle n’a pas disparu, loin de là, singulièrement en Europe – de l’ex-Yougoslavie à l’Ukraine. Quant aux relations économiques entre États, elles ne s’apparentent pas à un « doux commerce ». D’ailleurs, dès 1990, Edward Luttwak avait proclamé l’ère de la géoéconomie au moment où Bernard Esambert publiait La Guerre économique mondiale. Excédents allemands contre déficits français, dollar faible contre euro fort, négociations musclées entre les États-Unis et l’Union européenne au sujet du traité transatlantique, convoitises sur les richesses africaines… le monde ressemble désormais à une arène. La guerre économique est omniprésente tant et si bien que l’expression est victime de son succès. Il convient donc de cerner avec précision ce nouvel objet théorique et pratique, évaluer sa portée réelle, ses moyens d’action.

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La guerre économique est fille de la mondialisation

Si la guerre économique au sens le plus large ne date pas d’hier, sa forme contemporaine a des racines relativement récentes. On peut considérer qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec la renaissance d’un système monétaire international et la signature des accords du GATT en 1947, les règles d’une compétition commerciale entre économies largement nationales étaient posées au sein du bloc occidental. Ainsi, les luttes économiques qui ont eu lieu durant ces années étaient circonscrites à une arène aux dimensions limitées.

D’ailleurs, lorsque Bernard Esambert publie en 1968 Le Troisième Conflit mondial, il esquisse les contours d’une guerre économique aux vertus positives : non seulement cette guerre « douce » s’est substituée à la vraie guerre en Occident mais en outre elle est un aiguillon pour les pays industrialisés, engagés dans une émulation profitable pour tous. De plus, la guerre froide contraignait les nations du bloc ouest à une solidarité de fait qui limitait encore les effets de leurs rivalités économiques.

C’est précisément cet équilibre qui s’est rompu en 1991 avec la chute de l’URSS et la fin du communisme. Dès lors, rien ne s’opposait plus au modèle capitaliste et libre-échangiste qui, jusque-là, ne représentait qu’un des deux systèmes économiques à l’œuvre sur la planète. Désormais, l’arène est mondiale et plus personne, ou presque, ne conteste les règles du jeu. Dans le même temps, la fin de la guerre ne périme pas, loin s’en faut, les politiques de puissance ; elle les déplace du terrain militaire et géopolitique (affrontement de blocs, conflits périphériques…) vers le terrain économique et commercial (rivalités entre puissances autour des ressources, lutte pour des parts de marché…). Selon Luttwak, « à l’avenir, c’est peut-être la crainte des conséquences économiques qui régulera les contentieux commerciaux, et sûrement plus les interventions politiques motivées par de puissantes raisons stratégiques[1] ». Si Luttwak a probablement sous-estimé l’importance que conserveraient les enjeux géopolitiques, il a mis le doigt sur la dimension nouvelle de notre mondialisation : celle d’une compétition entre nations. Loin de penser comme les hommes des Lumières que le commerce adoucit les mœurs, il estime que les échanges ne sont qu’une des modalités de la guerre lorsque son versant armé vient à faiblir.

La déclaration de guerre

Vainqueurs de la guerre froide, les États-Unis ont été les premiers à prendre la mesure du changement que traversait le monde. Ils avaient, il est vrai, pratiqué durant les décennies précédentes le déversement d’une partie des capitaux militaires vers leurs propres entreprises afin de favoriser la recherche et développement et de mieux les armer dans la compétition internationale. Au fond, la guerre froide leur avait donné l’occasion de subventionner des pans entiers de leur économie pour les meilleures raisons du monde.

Au début des années 1990, l’argument géopolitique est tombé ; reste alors le discours économique dans toute sa pureté. Carla Hills, représentante au commerce des États-Unis, ne déclare-t-elle pas alors : « Nous ouvrirons les marchés étrangers à la barre à mine s’il le faut » ? Quant à Bill Clinton, à peine élu, il estime que chaque nation est désormais en compétition avec les autres sur les marchés mondiaux. La même année, le secrétaire d’État Warren Christopher déclarait officiellement que la « sécurité économique » devait être élevée au rang de première priorité de la politique étrangère des États-Unis d’Amérique.

En d’autres termes, les vainqueurs de la guerre froide ont déclaré officiellement la guerre économique au reste du monde. La perspective est certes globalement libérale ; chacun a ses chances et peut gagner à ce jeu. Mais le discours est ambigu car il se teinte de défense des intérêts nationaux. Il mêle finalement une rhétorique à la fois libérale et mercantiliste, des principes peu compatibles aux yeux d’économistes mais parfaitement légitimes pour les politiques.

L’État, général en chef de la guerre économique

Sur ce point, Bernard Esambert n’a aucun doute. Pour qu’un pays soit apte à lutter dans la guerre économique, il lui faut un État, « un chef de guerre résolu, qui connaisse le métier des armes et qui redonne le moral et l’esprit de conquête à l’économie ».

Pourtant, dans les années 1980 et 1990, à l’ère du néolibéralisme et du consensus de Washington, l’État avait été malmené ; il était considéré comme un obstacle au développement économique, si bien que le président Reagan n’avait pas craint d’affirmer que « le problème, c’est l’État ». La globalisation financière, la transnationalisation des firmes, l’intensification des échanges internationaux sonnaient le glas de cette relique du passé. Or, c’est presque à une logique freudienne de retour du refoulé que nous assistons aujourd’hui, plus encore depuis la crise économique de 2008 : en 2009, The Economist n’a pas hésité à faire sa couverture sur « The Return of the Economic Nationalism ». Non seulement l’État a résisté à la potion néolibérale, mais il revient désormais en force. L’État a continué à jouer son rôle d’encadrement de l’espace privé en mettant en place un environnement légal, fiscal, infrastructurel de nature à favoriser l’économie. Dans le contexte qui est le nôtre, les États ont, en outre, endossé un rôle de chef militaire, à la conquête des marchés et des ressources et ce, tant pour assurer leur puissance que l’enrichissement de leurs entreprises et de leurs concitoyens.

C’est que l’État possède un certain nombre de prérogatives ou de capacités dont les entreprises sont dénuées, par nature. L’État, pour reprendre l’expression de Philippe Delmas, est un « maître des horloges[2] » : lui seul peut penser à long terme, financer à long terme quand les entreprises privilégient le court ou le moyen terme. En outre, il peut mettre en place des outils coûteux au service de ses entreprises pour distinguer les secteurs d’avenir, les domaines dans lesquels elles ont intérêt à investir ; bref, l’État dispose d’une bien meilleure vue d’ensemble du terrain de combat que chacune de ses troupes. L’exemple japonais du MITI, maintes fois cité a ici une valeur de paradigme. Mais le Commissariat au plan créé à la libération en France avait des ambitions proches.

 

C’est également l’État qui impulse les dynamiques de demain en fixant des objectifs : ainsi, la stratégie de Lisbonne que les pays membres de l’UE ont adoptée en 2000 entend faire de l’Union « la première économie de la connaissance » à l’horizon 2010 en reliant explicitement cet objectif à celui du plein emploi. Seul un État peut s’atteler à ce type de tâche dont l’ampleur dépasse de très loin les capacités de financement et les motivations d’une entreprise. Ajoutons à cela que les chefs d’État, généraux en chef de la guerre économique, mènent parfois les opérations sous le déguisement d’un VRP : on se souvient comment Margaret Thatcher s’était personnellement engagée dans la négociation d’un contrat aéronautique avec l’Arabie saoudite dans les années 1980, quelques années avant que Bill Clinton n’adopte la même stratégie de vendeur vis-à-vis de Ryiad. Il est évident que le poids d’un chef d’État ou de gouvernement peut être décisif dans ce type de négociations.

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Les entreprises, de simples soldats ?

Les États ne livrent pas de guerres sans troupes. Celles-ci sont les entreprises, grandes comme petites. Bernard Esambert y voit « les combattants de la guerre économique […] qu’elles soient au front en exportant massivement, à l’arrière-front en défendant un marché régional ou qu’elles franchissent les frontières en débarquant sur le territoire ennemi comme les multinationales ». Si l’image est séduisante, elle laisse de côté certains éléments capitaux du débat sur la guerre économique.

Le premier concerne une question à la fois simple mais terriblement délicate à l’heure de la mondialisation : la nationalité des entreprises. N’est-il pas illusoire de dire d’entreprises de plus en plus multinationales, possédées par des capitaux étrangers qu’elles sont françaises ? En 2012, plus de la moitié des capitaux du CAC 40 sont détenus par des résidents étrangers. Imagine-t-on une armée dont les soldats seraient soldés par le camp d’en face ? Aider les entreprises dites « nationales » a-t-il encore un sens dans ce contexte ?

En fait, les économistes ont montré que, malgré la logique de transnationalisation, l’idée de « nationalité des entreprises » n’était pas obsolète[3]. D’abord parce qu’un certain nombre d’entreprises stratégiques sont protégées par les États : directement lorsqu’ils en sont actionnaires – cas d’Areva, de Thalès ou encore de Dassault en France – indirectement lorsqu’ils sont les garants de leur indépendance à l’égard d’entreprises étrangères. Ainsi, on se souvient qu’en 2006, l’administration Bush a contraint la société Dubai Port World à vendre à AIG International la gestion des six grands ports américains effectuée par la société P&O que DPW avait rachetée. De la même manière, la société publicitaire China National Offshore Corporation avait été empêchée en 2005 de racheter la société américaine Unocal. Qu’est-ce à dire, sinon que les États reconnaissent aisément les entreprises nationales, même si leur capitalisation est désormais internationale ?

Ainsi, même à l’ère des « Global Players », on peut parler de nationalité des firmes. Si l’on se cantonne à quelques exemples hexagonaux, le taux de détention des investisseurs français, en 2010, était le suivant : Total, 30 % ; Vivendi, 36 % ; Universal, 45 % ; Danone, 49 % ; BNP-Paribas, 39 % ; Crédit Agricole 44 %, etc. Ces exemples suffisent à montrer que les détenteurs nationaux, s’ils sont effectivement minoritaires, n’en constituent pas moins le socle de l’entreprise. Quant aux managers et aux dirigeants, la quasi-totalité sont français. Le capital est international mais l’entreprise demeure française tant aux yeux de ses dirigeants que de ses employés et de ses actionnaires étrangers.

Finalement, on peut assimiler les grandes entreprises actuelles, a fortiori les FMN, aux légions du Bas-Empire romain ; mêlées, bigarrées, composées de cadres romains et de troupes barbares, elles n’en sont pas moins l’armée de l’Empire. Les firmes actuelles, malgré leur caractère global, n’en conservent pas moins un ancrage national. D’ailleurs, le récent sauvetage de Peugeot autour d’une alliance entre la famille, l’État français et le constructeur chinois Dongfeng illustre bien que l’idée d’entreprise nationale n’est pas morte avec la mondialisation, elle est seulement plus complexe qu’autrefois.

Les nouveaux buts de la guerre économique

La guerre économique contemporaine peut être lue comme un conflit traditionnel, avec ses buts de guerre. Le premier s’apparente pour les puissances industrielles anciennes à un impératif défensif : sauver les emplois industriels. Ce défi est devenu une obsession tant les délocalisations ou la sous-traitance dans les pays à bas coûts salariaux saignent à blanc nos pays industrialisés.

 

Pourquoi cette obsession pour les emplois industriels dans notre monde tertiarisé ? C’est que nos sociétés post-industrielles, au sens où l’essentiel du PIB ne provient plus du secteur secondaire, n’en sont pas moins industrialisées comme jamais elles ne l’ont été. Non seulement les emplois industriels génèrent de l’emploi tertiaire mais, en outre, il en existe un grand nombre qui demandent de la qualification. Bernard Esambert parle d’une « symbiose industrie-service » pour désigner ce couple formé par l’industrie de haute technologie et le tertiaire qui l’accompagne. Perdre les premiers au profit des nouvelles puissances industrielles, c’est perdre les seconds et risquer de régresser, sans compter le risque du chômage ou du sous-emploi, ce qu’aucune démocratie ne peut supporter à long terme. Les tenants de la guerre économique estiment donc qu’il faut défendre, voire retenir l’emploi industriel. Au-delà des débats économiques sur leur coût-avantages, les destructions d’emplois sont difficilement acceptables aux yeux des électeurs et, partant, des décideurs. On comprend dès lors le zèle, au moins en paroles, de Nicolas Sarkozy pour sauver l’usine de Gandrange ou encore celui de François Hollande à Florange.

L’autre but de guerre, décisif pour les États, est, non plus la défense, mais la conquête de marchés et de ressources rares. Bernard Nadoulek a bien mis en évidence l’intensification de la guerre pour le contrôle des ressources naturelles[4], au premier chef desquelles les hydrocarbures.

Rien peut-être mieux que cet exemple n’illustre aux yeux de ses tenants l’évidence de la guerre économique : le pétrole est une ressource rare et limitée. Chaque goutte gagnée par l’un est perdue par l’autre. Dès lors, puisqu’il est à la base du développement, il est nécessaire pour chaque État de s’assurer un approvisionnement sûr et continu. La lutte acharnée que les États-Unis et la Chine se livrent autour du pétrole africain mais aussi des autres ressources du sous-sol de ce continent en est l’illustration. Absente d’Afrique il y 25 ans, la Chine est désormais son troisième partenaire commercial derrière les États-Unis et la France ; elle en importe aux deux tiers du pétrole mais aussi des métaux, du coton, des pierres précieuses.

Guerre économique pour les ressources rares

Cette guerre pour les ressources naturelles est le théâtre d’un renversement des rapports de force entre les pays occidentaux d’une part, et les pays émergents et/ou en voie de développement d’autre part. L’ascension de la Chine, des BRICS, la montée en puissance des fonds souverains des pays arabes exportateurs de pétrole en administreraient la preuve. Dans la guerre économique, les ressources sont de puissantes munitions. Et tout laisse à penser que ce conflit va s’intensifier.

L’Agence internationale de l’énergie estime que les besoins énergétiques vont augmenter de 50 % d’ici à 2030, notamment du fait de la croissance indienne et chinoise. La quête des matières premières va, de fait, devenir un enjeu crucial pour les États. En 2007 déjà, le Committee on Critical Mineral Impacts on the U.S. Economy a rendu un rapport dans lequel il dresse la liste de onze minéraux particulièrement cruciaux pour l’économie américaine en raison de leur rareté, de leur besoin dans des industries de pointe… Parmi les plus convoités, se trouve le rhodium, utilisé en particulier dans les pots catalytiques, et que l’on trouve en Russie mais aussi en Afrique du Sud, un bien meilleur allié que Moscou. Métal rare, il fait aujourd’hui l’objet de luttes dans lesquelles États et multinationales combattent côte à côte. Garant de l’économie nationale, chaque État est amené à dresser, à sa manière, la liste des ressources qui lui sont ou seront indispensables.

 

Au titre de « ressources rares », figurent également les entreprises qui deviennent aujourd’hui, plus que jamais, des proies non seulement pour leurs homologues du privé mais aussi pour les États. À ce titre, la crise a facilité l’entrée dans le capital de très grandes compagnies de pays du Sud via de puissants fonds souverains. Les grands fonds d’investissements des Émirats arabes unis, en particulier Dubaï et Abou Dhabi, ont largement investi à la faveur de la crise économique dans de prestigieuses entreprises en difficulté : EADS, AMD, Sony, Citigroup… Le fonds souverain chinois détient quant à lui près de 10 % de Morgan Stanley. Quant au fonds de Singapour, il est entré à la même hauteur dans le capital de Merril Lynch. On retrouve ici l’idée de révolution dans la hiérarchie Nord/Sud, chère à Bernard Nadoulek ; être gagnant dans la guerre économique n’est pas donné en héritage. Les nouveaux venus bousculent l’ancienne hiérarchie. On estime généralement que l’Arabie Saoudite est responsable de 5 % du PIB américain par la création de richesses permise par l’usage du pétrole arabique. Autant dire que Riyad détient un avantage stratégique sur son partenaire économique pourtant puissant…

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Enfin, il est une denrée rare, stratégique, qui constitue un but de guerre relativement nouveau : l’information. Il importe aujourd’hui aux entreprises et aux États de connaître leurs adversaires, leur niveau technologique exact, leur stratégie, afin de pouvoir les devancer. On parle parfois de guerre cognitive pour désigner l’arme de pointe de la guerre économique. Éric Delbecque, spécialiste d’intelligence économique, affirme que « dans un jeu concurrentiel durci qui impose un style de management stratégique réactif et précis, l’acquisition de l’information à haute valeur ajoutée se révèle aussi indispensable au développement de l’activité économique que l’accumulation du capital financier et la coordination des compétences humaines[5] ». Si les États veulent aujourd’hui aider leurs entreprises à conquérir des parts de marché, ils doivent se doter de programmes d’intelligence économique, sous peine d’accuser un retard considérable dans une forme de lutte qui apparaît de plus en plus cruciale.

À commerce multilatéral, adversaires multilatéraux

Notre époque est tissée de contradictions ; d’un côté les États tiennent un discours officiel prônant, avec nuance parfois, un multilatéralisme adossé aux grandes institutions internationales que sont l’ONU, l’OMC, le FMI… De l’autre côté, chacun voit bien que les États développent des raisonnements tout différents. À l’impératif de solidarité dans le domaine financier prôné par le G20, répond la nécessité de ne pas perdre de parts de marchés dans un contexte tendu. En pleine crise, les Cahiers de la compétitivité titraient : « À la conquête des marchés étrangers. Profiter de la mondialisation et regagner en croissance ». D’ailleurs, l’État soutient ses entrepreneurs par le biais d’Ubifrance, l’Agence française pour le développement international des entreprises, relevant directement du secrétariat au Commerce extérieur. Autant dire que la logique affichée et assumée est bien celle d’une guerre économique.

Un État schizophrène alors ? Disons plutôt un État sorti de la logique de guerre froide dans laquelle l’appartenance à un bloc impliquait un comportement au moins bienveillant, sinon solidaire, vis-à-vis de ses partenaires. Il revient à Christian Harbulot d’avoir le mieux montré ce basculement du manichéisme de la guerre froide à la guerre économique multilatérale que se livrent aujourd’hui les États. Selon lui, au couple allié/adversaire s’est substitué celui de partenaire/concurrent. Cette transformation des alliances possibles se double, selon Harbulot, d’une recomposition du champ des partenaires et des concurrents en termes géographiques. Aux deux blocs de la guerre froide auraient succédé trois blocs : le premier est l’espace dégradé du monde occidental duquel on peut éventuellement extraire les États-Unis, le second est l’espace de manœuvre élargi des nouvelles puissances, le troisième, enfin, est l’espace de survie des autres pays. Ces espaces suivent chacun des stratégies de puissance très différentes. En outre, les membres de chaque bloc ne sont pas nécessairement des alliés comme on vient de le voir.

Dès lors, toute affirmation péremptoire devient impossible. Les États-Unis et la Chine se livrent une guerre implacable au sujet des ressources de l’Afrique. Mais la Chine, via l’achat des bons du Trésor américain est le pays qui permet aux États-Unis de vivre à crédit. Quant aux IDE américains, ils jouent un rôle non négligeable dans la croissance chinoise. Autre exemple, la Chine et Taïwan sont des ennemis politiques mais des partenaires économiques… Christian Harbulot a proposé un tableau de la guerre économique mondiale que nous reproduisons ici. Il permet de mieux comprendre les motifs et enjeux qui structurent ce conflit aux yeux de ses acteurs.

Armes et parades de la guerre économique

Si la guerre économique est une lutte, elle s’appuie sur des armes et des parades. Dans le cadre d’une guerre couverte, un grand nombre d’outils valent comme arme. La première de toutes est sans nul doute la formation ; dans nos sociétés en perpétuel mouvement, la formation initiale contribue à créer une main-d’œuvre ou des cadres préparés au changement.

Dans la même logique, l’importance accordée à la recherche est fondamentale. Ainsi la Chine dispose depuis 2010 de plus de chercheurs que les États-Unis même si ce dernier jouit, grâce à la pratique du brain drain, des esprits les plus affûtés de la planète. Dans ce domaine, la collaboration public-privé est fondamentale ; aux États-Unis, le Bayh-Dole Act de 1980 prévoit que les brevets financés sur fonds publics – par des universités ou des centres publics de recherche – soient cédés prioritairement sous forme de droits exclusifs à des entreprises privées américaines.

En d’autres termes, aux yeux des États en guerre économique, la quête des brevets est bien une affaire nationale, un gage de productivité, une arme décisive dans la perspective d’une lutte commerciale entre nations. Ces outils sont mis au service de la compétitivité, cette capacité à affronter la concurrence sur les marchés extérieurs et intérieurs. Nul doute en la matière que l’Agenda 2010 proposé par le chancelier Schröder de 2003 à 2005 a redonné à l’Allemagne l’avantage qui lui permet d’engranger de fabuleux excédents commerciaux dont celui de 2013 qui, avec près de 200 milliards d’euros, est le plus important jamais enregistré de son histoire… au détriment de ses voisins européens, dont la France. Quant à l’attractivité – que l’on pourrait entendre comme la compétitivité d’un territoire – elle fait l’objet d’une attention particulière de bien des États que les récents démêlés de la Commission européenne avec l’Irlande au sujet d’Apple ont mis en lumière.

 

La dernière arme de la guerre couverte repose sur l’intelligence économique. Elle s’apparente à la fois à une arme, une botte secrète – anticiper le mouvement de l’ennemi pour le surprendre et lui ravir la victoire – mais également à une tactique de défense – prévoir un risque d’alliance, pratiquer la désinformation, se prémunir de la concurrence en connaissant l’état d’avancement de ses principaux adversaires. Les États-Unis sont l’acteur principal de cette guerre de l’information. On sait désormais que la NSA, créée initialement dans une logique de contre-espionnage durant la guerre froide, aurait utilisé le réseau Échelon pour connaître la position de l’Union européenne en 1994 lors des négociations finales de l’Uruguay Round. En 2014, le New York Times a révélé que l’Agence avait espionné un cabinet d’avocats américain qui défendait un pays étranger dans de le cadre d’un litige commercial avec les États-Unis… L’information est devenue l’un des enjeux-clés de la guerre économique.

De la guerre couverte à la guerre ouverte

Lorsque les États passent de la guerre couverte à la guerre ouverte, la panoplie d’armes change. Ces assauts peuvent prendre la forme de représailles géoéconomiques en réponse à une crise géopolitique ; c’est le cas actuellement avec l’embargo sur les fruits et légumes entre l’Union européenne et la Russie.

Les restrictions volontaires aux importations s’apparentent également à des mesures de rétorsion. L’exemple bien connu des restrictions imposées par les États-Unis sur les voitures japonaises dans les années 1980 témoigne de la violence du conflit. Devant la progression des ventes d’automobiles nippones, Washington a cherché à protéger les « Big Three ». Plutôt que de procéder de manière unilatérale, le gouvernement américain a demandé aux Japonais de limiter leurs exportations. Tokyo a préféré négocier cette mesure parfaitement antilibérale plutôt que de courir le risque de se voir imposer des restrictions plus défavorables encore – c’est le volontary restraint agreement de 1980.

Un certain nombre de litiges entre États entraînent l’adoption de pics tarifaires en guise de rétorsion ; ainsi les États-Unis ont-ils décidé en janvier 2009 de tripler les droits de douane sur le roquefort en réponse à l’interdiction de l’exportation du bœuf aux hormones en Europe. Dans chacun de ces cas, la meilleure attaque a consisté en la défense.

Lorsqu’ils sont soucieux d’éviter le conflit frontal, les États privilégient une autre approche qui consiste à faciliter l’assaut de leurs entreprises sur les marchés étrangers. Pour cela, le pouvoir politique se fait l’ardent promoteur de ses entreprises. Cette pratique, ancienne, s’est systématisée aux États-Unis sous la forme de la « diplomatie du négoce ». Celle-ci repose sur trois principes : préparer le terrain en libéralisant les échanges commerciaux avec le pays visé ; utiliser l’intelligence économique, le renseignement industriel et commercial pour fournir aux entreprises américaines toutes les données sur le terrain à conquérir ; enfin, constituer des structures ad hoc comme la War room. Cette stratégie publique offensive est tout entière au service des entreprises privées qui font la force des États-Unis. C’est dans la même optique que Washington multiplie aujourd’hui la signature de traités de libre-échange bilatéraux : avec la plupart des pays d’Amérique centrale dans les années 2000, avec le Maroc en 2006, la Corée du Sud en 2010. Mais les deux grandes affaires qui les occupent désormais sont le traité transpacifique d’une part, le traité transatlantique avec l’UE d’autre part.

A lire aussi: L’Art de la guerre économique, de Christian Harbulot

Enfin, il est une dernière arme qui, singulièrement, est aujourd’hui le quasi-apanage de quelques pays émergents : les fonds souverains. Bien qu’ils s’en défendent, ces fonds prennent pied dans des groupes parfois stratégiques et contribuent à orienter leur stratégie.

Stratégies de défense

Pour faire face à ces dangers, les acteurs de la guerre économique ont développé des politiques qui s’apparentent à des boucliers ou encore à des contre-attaques. Dans un contexte où les barrières douanières sont historiquement basses, il existe d’autres moyens de préserver son marché : subventions aux exportations, normes, favoritisme donné aux entreprises nationales sous une forme ou une autre (on pense au Small Business Act qui réserve aux États-Unis certains marchés publics aux PME)… tous les moyens sont bons.

Ainsi en est-il de la monnaie qui a longtemps été, et continue de l’être, une arme défensive entre les mains des États, notamment sous la forme de la dévaluation. Le Royaume-Uni nous a livré un exemple récent de l’usage géoéconomique que l’on pouvait faire d’une monnaie : en pleine crise, Londres a laissé filer la livre sterling tandis que l’euro restait fort. Par ce biais, les exportations britanniques ont été stimulées. On pourrait reproduire l’analyse pour le yuan ou encore le yen à l’heure où Shinzo Abe a lancé une politique d’expansionnisme monétaire.

Pour les grands États occidentaux, il s’agit d’abord de protéger leurs marchés à une époque où le protectionnisme de type ancien est quasiment proscrit. Pour les pays émergents, les enjeux sont différents : en multipliant les sources normatives (étatiques, internationales, privées, publiques…), ils fragilisent le système juridique universel pensé par les États dominants. Paradoxalement, la volonté d’unifier le commerce mondial a débouché sur une fragmentation juridique de ce dernier.

 

Les règles du négoce sont devenues en quelques décennies un champ de bataille. Témoin, l’émergence en France de la notion de « patriotisme économique ». Popularisée en 2005 par Dominique de Villepin, alors Premier Ministre, la doctrine du patriotisme économique repose sur l’idée qu’il reviendrait à l’État de défendre des entreprises considérées appartenant à des domaines stratégiques. Dans la pratique, le succès est mitigé : si Suez a été marié à GDF en 2008 pour faire face à un achat potentiel par l’italien Enel, Arcelor a été absorbé par Mittal.

Mais il est frappant que l’idée transcende les clivages politiques : Arnaud Montebourg, durant son court passage à Bercy, a fait adopter un « décret Alstom » qui étend à de nouveaux secteurs le décret Villepin, soumettant ainsi les investissements étrangers en France à l’autorisation du gouvernement. L’Allemagne d’Angela Merkel n’est pas en reste, qui a également fait savoir qu’elle comptait encadrer les investissements des fonds souverains dans les sociétés allemandes. À travers ces exemples, on retrouve le traditionnel antagonisme entre économistes et politiques : les premiers insistent sur le coût économique et social de la guerre économique et du protectionnisme qu’elle engendre, les seconds mettent en avant l’indépendance et la puissance nationale.

À considérer la planète en 2014, il est tentant de conclure au bel avenir de la guerre ; guerre économique bien entendu, mais aussi guerre traditionnelle. Plus grave peut-être, il est possible que les guerres économiques de demain dégénèrent en conflits armés. Le « doux commerce » cher à Montesquieu semble bien loin. Plus que jamais peut-être le monde ressemble à la description qu’en a donnée Nietzsche dans La Volonté de puissance : « Une mer de forces en tempêtes et en flux perpétuel, éternellement en train de changer, éternellement en train de refluer avec de gigantesques années au retour régulier. »

 


  1. Edward Luttwak, Le Rêve américain en danger, op. cit., p. 40.
  2. Philippe Delmas, Le Maître des horloges : modernité de l’action publique, Paris, Odile Jacob, 1991.
  3. Voir sur ce sujet Elie Cohen, La Tentation hexagonale : la souveraineté à l’épreuve de la mondialisation, Paris, Fayard, 1996.
  4. Bernard Nadoulek, L’Épopée des civilisations, Paris, Eyrolles, 2005. On pourra également se reporter, du même auteur, à « La guerre économique mondiale pour le contrôle des ressources naturelles », Géoéconomie, n° 45, p. 23-32.
  5. Éric Delbecque, L’Intelligence économique, Paris, PUF, 2007, p. 29.
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À propos de l’auteur
Frédéric Munier

Frédéric Munier

Agrégé d’histoire, Frédéric Munier est enseignant en géopolitique en classes préparatoires ECS au lycée Saint-Louis (Paris).

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