L’Amérique latine est le continent de l’urbanité. Les urbains y sont très nombreux et les villes s’étendent sur de vastes espaces, définissant des mégalopoles qui concentrent les activités, les pouvoirs et aussi les problèmes de criminalité.
La pandémie de Covid-19 a attiré l’attention sur les grandes villes d’Amérique latine, des images tragiques ont fait le tour du monde, enterrements dans des fosses communes, à São Paulo ou Manaus, cadavres abandonnés dans les rues de Guyaquil. À la mi-mai 2020, alors que la pandémie régressait en Europe, et commençait à plafonner en Amérique du Nord, elle s’étendait encore en Amérique latine, en particulier dans les grandes villes, où la concentration de populations vulnérables facilite grandement la contagion.
La situation est d’autant plus préoccupante que le continent compte quelques-unes des mégalopoles mondiales, la concentration urbaine y est plus forte qu’ailleurs et la « macrocéphalie » y est fréquente : des agglomérations denses, qu’elles soient ou non la capitale du pays, y représentent une part fort élevée de la population. Il convient donc, après avoir jaugé le poids, global et en proportion, de la population de chaque pays, de voir pourquoi et comment elles ont grandi et les formes d’habitat plus ou moins précaire qui s’y sont développées. Les inégalités qui ont résulté de ces processus de croissance rapide sont la cause principale des conflits qui les marquent et que la crise actuelle ne fait qu’exacerber.
Le poids des mégalopoles
L’Amérique latine compte quelques-unes des plus grandes mégalopoles mondiales, six d’entre elles ont plus de 10 millions d’habitants : Mexico, São Paulo, Buenos Aires, Rio de Janeiro, Lima et Bogotá (tableau 1). D’autres comptent plus de 5 millions habitants (Bogotá et Santiago du Chili), deux plus de 4 millions (Belo Horizonte et Porto Alegre) et 11 plus de 3 millions : Medellín, Brasília, Santo Domingo, Recife, Caracas, Fortaleza, Salvador, Curitiba, Campinas, Ciudad Guatemala et Guayaquil.
Les mégalopoles latino-américaines
Ville | Pays | Population (millions) | Rang
mondial |
Ciudad de México | Mexique | 23 | 9 |
São Paulo | Brésil | 22,4 | 10 |
Buenos Aires | Argentine | 16,4 | 22 |
Rio de Janeiro | Brésil | 13,2 | 27 |
Lima | Pérou | 10,1 | 36 |
Bogotá | Colombie | 9,6 | 39 |
Source : Thomas Brinkhoff : Major Agglomerations of the World, https://www.citypopulation.de/en/world/agglomerations/
Quelques-unes d’entre elles font donc partie des megacities mondiales, définies ainsi par Cathy Chatel et François Moriconi-Ebrard : « En 2010, 32 agglomérations de la planète ont une population de plus de 10 millions d’habitants. Elles réunissent 18 % de la population urbaine mondiale et 9,4 % de la population du monde sur moins d’un millième de la superficie terrestre (0,1 %). » Sur ces 32, l’Amérique latine en compte quatre (São Paulo, Mexico, Buenos Aires et Rio de Janeiro), loin derrière Shanghai (près de 80 millions), Guangzhou (47) et Tokyo (40). Selon eux, deux autres pourraient les rejoindre :
« Bogota, Lima, entourées de périphéries relativement peu denses, mais dont les agglomérations dépassent déjà respectivement 8 et 9 millions d’habitants, atteindront de manière à peu près certaine le seuil de 10 millions d’habitants avant 2040. Caracas, qui n’a que 2,9 millions d’habitants, peut également l’atteindre si l’actualisation morphologique des périphéries denses se poursuit en direction de l’ouest. Les hautes terres des régions dites Central et Capital, pourraient alors former une megacity de 200 kilomètres de long englobant, entre autres, les agglomérations actuelles de Valencia (1,55 million en 2010) et de Maracay (1,05 million). En revanche, aucune autre région d’Amérique latine ne présente en même temps les conditions suffisantes de densité, de croissance et de capital démographique pour l’émergence d’une autre megacity. À moyen terme, la liste est donc fermée sur ce continent. »
Outre la présence de ces grandes mégalopoles, l’Amérique latine se signale par la très forte proportion de ses habitants qui vivent dans les villes. C’est l’une des régions les plus urbanisées au monde, avec un taux d’urbanisation de 75 %. Il continue à s’accroître et selon les estimations des Nations unies, d’ici à 2030, il atteindra 84 %, et 90 % d’ici à 2050.
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Dans les autres régions en développement que sont l’Afrique et l’Asie, le taux d’urbanisation est en moyenne de 40 %. C’est donc deux fois plus, et même plus que dans les autres pays occidentaux. C’est un paradoxe puisque l’Amérique latine et les Caraïbes (8,5 % de la population mondiale) font partie des régions les moins peuplées de la planète. La densité de la population n’y excède pas 29 habitants/km2, alors que la moyenne mondiale est de 51. Le continent alterne donc des énormes concentrations urbaines et d’immenses territoires presque vides, comme l’Amazonie ou la Patagonie.
Métropolisation et macrocéphalie
Outre leur poids absolu, ces mégalopoles ont en outre un poids relatif important par rapport aux autres villes du même pays. Elles sont de bons exemples de deux processus que l’on observe aussi ailleurs, mais nulle part avec la même intensité, la métropolisation et la macrocéphalie. Selon Mariame Camara le premier est « un processus d’accroissement du pouvoir de commandement de la grande ville sur une aire de plus en plus large. L’émergence et l’épanouissement de villes internationales ou mondiales, de concentration en matière de main-d’œuvre et de l’innovation […] porteur de ségrégations intra-métropolitaines et de tensions diverses » tandis qu’avec le second « on observe que la concentration maximum de fonctions de direction dans la capitale entraîne la centralisation du territoire. C’est ainsi que la capitale s’accroît aux dépens des villes provinciales ». De fait, dans la plupart des pays d’Amérique latine, le poids de la capitale est écrasant par rapport à celui des villes secondaires (figure 1). Tout au plus est-il atténué quand le pays comporte non pas une seule mégalopole, comme en Argentine, au Pérou ou au Mexique, mais deux comme en Équateur avec Quito et Guayaquil, ou au Brésil avec São Paulo et Rio de Janeiro. Ou même trois, comme en Colombie avec Bogota, Medellín et Cali.
Cette macrocéphalie se répète de surcroît à d’autres échelles, les capitales régionales dominant de tout leur poids leur zone d’influence, où les villes secondaires ont du mal à croître ou voient même leur population diminuer avec la migration vers les très grandes villes. C’est par exemple le cas de l’État d’Amazonas, en Amazonie brésilienne, où une véritable implosion urbaine vide les villes moyennes au bénéfice de Manaus, siège d’une très prospère zone franche qui attire la main-d’œuvre de toute la région. Tous les migrants n’y trouvent toutefois pas leur place, et les grandes villes peuvent être un miroir aux alouettes où les plus pauvres et les moins formés s’accumulent sans pouvoir réellement s’intégrer. Leur croissance rapide a donc souvent pour effet d’y accroître fortement les inégalités.
Des mégalopoles inégalitaires qui ont (trop ?) vite grandi
Cette croissance urbaine est relativement récente et semble avoir tendance à ralentir. Datant pour l’essentiel de la seconde moitié du xxe siècle, elle a atteint son maximum dans la période 1990-2000 et connaît un ralentissement au début du xxie siècle. En 1950, on comptait six agglomérations millionnaires en Amérique latine, 15 en 1970 et 54 en 2000.
Marie Villacèque rappelle que :
« En seulement quatre décennies (1950-1990), le nombre des villes a été multiplié par six (on en recense aujourd’hui 16 000) et huit mégalopoles de plus de 5 millions d’habitants ont fait leur apparition (il n’y en avait aucune en 1950) : Mexico, São Paulo, Buenos Aires, Rio de Janeiro, Lima, Bogotá, Santiago et Belo Horizonte. Le cas de São Paulo est particulièrement net : 2,3 millions d’habitants en 1950, 8 millions en 1970, 10 millions en 1980. [Au total] 14 % d’entre eux (65 millions) vivent dans les mégalopoles. »
Pendant une première phase, la cause de croissance urbaine était l’exode rural, le départ des ruraux chassés de leurs terres par des catastrophes naturelles ou la concentration foncière aux mains de très grandes propriétés. Ce processus a aujourd’hui moins d’importance, ce qui domine est désormais la migration en provenance d’autres zones urbaines et la croissance démographique dans les grandes villes elles-mêmes. Elle résulte de la présence de nombreux jeunes adultes en âge de procréer, mais aussi de meilleures conditions sanitaires et d’une mortalité infantile moins importante que dans les campagnes. Toutes les enquêtes menées auprès des migrants montrent en effet que leur motif principal est moins l’espoir d’y trouver un emploi que la garantie qu’eux-mêmes et leurs enfants y trouveront de meilleures conditions de vie et de scolarisation.
Tous savaient que le logement seraient, au moins dans un premier temps, des bidonvilles, qui avaient en commun des conditions de vie très précaires, même s’ils portent des noms différents selon les pays : favelas au Brésil, ranchos au Venezuela, asentamientos au Guatemala, cantegriles en Uruguay, invasiones en Équateur et Colombie, poblaciones callampas au Chili, chacarita au Paraguay, pueblos jóvenes ou barriadas au Pérou, villas miseria en Argentine.
Avec le temps, des améliorations ont pu être apportées par les pouvoirs public dans nombre d’entre elles (électricité, adduction d’eau, plus rarement installation d’égouts) et surtout par les habitants eux-mêmes : murs et toits en dur plutôt qu’en bois ou en tôle, équipements électroménagers, plus rarement crépis et peintures (ce qui fait que ces quartiers gardent des décennies plus tard une apparence d’inachevé). Il en résulte des paysages mêlant habitat populaire, commerces, entrepôts, infrastructures lourdes, sans ordre ni espaces verts, comme dans l’immense Zona leste de São Paulo (4,5 millions d’habitants) ou à Ciudad Nezahualcóyotl, dans la banlieue de Mexico (plus d’un million d’habitants).
Une abondante littérature a été produite sur ces habitats et sur les tentatives faites pour les améliorer, mais beaucoup moins d’attention a été consacrée aux habitats dégradés des centres-villes. M. Camara note par exemple que :
« À São Paulo, le centre historique ancien, partiellement protégé au nom du patrimoine, a connu son essor au xixe et au début du xxe siècle grâce aux nouveaux riches issus du boom du café qui ont construit de grandes villas qu’ils ont par la suite abandonnées pour s’installer dans des cités-jardins plus modernes. Ces villas désormais dégradées et fragmentées en appartements d’une pièce hébergent illégalement des familles qui s’y entassent. En 1997, on estimait que ces taudis de São Paulo abritaient environ deux millions d’habitants. »
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Ces logements, qui ont des équivalents dans bien d’autres villes du continent, ont été étudiés par Octavie Paris à São Paulo, ce sont les cortiços qu’il serait réducteur – selon elle – de traduire par « taudis » ou par « habitat taudifié ». Pour elle :
« Le cortiço peut se décrire de façon imagée comme une ruche où de nombreuses abeilles vivent, travaillent et se sociabilisent. Ce terme tient son origine du mot cortiça, le “liège”, qui était le matériau avec lequel on construisait, autrefois, les ruches des abeilles. […] Collectif et locatif multifamilial formé par une enfilade de petites pièces, chacune étant destinée à accueillir une famille avec un usage pluriel de cette pièce unique (chambre, salon, cuisine…), le long d’un couloir ou autour d’une courette intérieure. Il se caractérise par un usage commun – et donc externe à la pièce de vie – des sanitaires. »
Les cortiços et leurs équivalents dans d’autres pays ne sont donc pas un mode d’habitat périphérique, ils se situent dans le centre des villes. Choisir d’y habiter (ou se résigner à le faire) relève de « stratégies personnelles de leurs habitants, préférant une meilleure localisation du logement en acceptant pour cela des conditions de vie, de logements plus précaires ». Dans les deux cas, les profondes inégalités entre les conditions de vie des habitants de la ville créent des tensions et des conflits qui prennent parfois un tour aigu, voire dramatique.
Tensions et conflits
Les tensions internes aux mégalopoles latino-américaines sont en fait une des variantes de celles qui opposent centre et périphérie à plusieurs échelles : entre régions, à l’intérieur de celles-ci entre villes et campagnes, dans une cascade fractale de contrastes brutaux. La différence majeure est que cette fois, ce n’est pas le centre qui a l’avantage par rapport à la périphérie dégradée ni l’inverse (périphérie aisée contre centre dégradé, comme en Amérique du Nord), mais quelques banlieues aisées (et souvent closes de murs et gardées par des vigiles armés) aux périphéries populaires et aux centres dégradés.
Les quartiers périphériques sont largement abandonnés par les représentants de l’État, comme le montre M. Camara :
« Souvent, les services essentiels ne parviennent pas aux citadins les plus démunis pour des raisons politiques et administratives. Plusieurs mairies ne reconnaissent pas l’existence de nombreuses habitations officieuses donc aucun des services [normalement] proposés par la mairie n’y sont instaurés. Une autre raison de l’absence des services municipaux de première nécessité est le fait que les familles s’installent sur des terrains raboteux, instables et non propices à l’implantation des infrastructures telles des routes, des canalisations d’eau des égouts. Pour que ces services puissent exister, les municipalités sont dans l’obligation de raser ou de déplacer de nombreux logements. »
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En temps « normal », des conflits existent déjà, pour l’accès au foncier, pour la protection des espaces verts (souvent envahis par des bidonvilles), mais surtout pour la sécurité. Les quartiers populaires (les plus proches du centre en particulier) sont l’objet de rivalités entre cartels de narcotrafiquants, ou avec les milices qui tentent de les « éradiquer », ou de prendre leur place… Il en résulte de véritables guerres, qui font chaque année des milliers de morts au Brésil et au Mexique en particulier. Ces tensions sont évidemment aggravées par la pandémie, qui a souligné cruellement les conditions sanitaires des quartiers les plus défavorisés. La contagion y est facilitée par la pauvreté, qui oblige à sortir tous les jours pour gagner de quoi se nourrir, par l’absence d’hygiène, par les difficultés d’approvisionnement en eau propre et aux insuffisances de l’assainissement, par l’absence ou l’insuffisance d’accès aux services essentiels que sont l’électricité, l’eau courante ou des toilettes à chasse d’eau. Tristes tropiques…
Bibliographie
Camara, M., Amérique latine : l’explosion urbaine, facteur de pauvreté et de conflits sociaux, http://www.irenees.net/bdf_fiche-analyse-911_fr.html
Chatel, C. et Moriconi-Ebrard, F., « Les 32 plus grandes agglomérations du monde : comment l’urbanisation repousse-t-elle ses limites ? », Confins 37, 2018, URL : http://journals.openedition.org/confins/15522 ; DOI : https://doi.org/10.4000/confins.15522
Dorier E., Lecoquierre M (Ed.). L’urbanisation du monde, La documentation française/La Documentation photographique, 64 p., 2018.
Paris, O., « (In)visibilité des classes pauvres en ville par le prisme des cortiços paulistes au Brésil », Confins 17, 2013, URL : http://journals.openedition.org/confins/8267 ; DOI : https://doi.org/10.4000/confins.8267
Villacèque, M. « Amérique latine : Villes champignons », Jeune Afrique, 26 septembre 2012, https://www.jeuneafrique.com/139850/societe/am-rique-latine-villes-champignons/