<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La Jordanie, une stabilité de façade

19 juillet 2020

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Jordanien

Abonnement Conflits

La Jordanie, une stabilité de façade

par

Au cœur du cyclone, la petite Jordanie fait figure d’un îlot de stabilité. D’une superficie modeste et privée de ressources, elle jouit d’une rente géopolitique qui lui confère son rôle diplomatique incontournable depuis la signature d’un accord de paix avec Israël. Situation que la politique erratique conjuguée de l’administration Trump et de ses alliés israélien et saoudien remet profondément en question. La realpolitik de tous les instants et l’exploitation de ses propres atouts permettront-elles encore au royaume hachémite d’éviter tous les écueils spécifiques de la région ?

État tampon de 89 342 km² artificiellement créé par les Britanniques en 1921, le royaume hachémite de Jordanie est une destination touristique prisée, dont les paysages ont été magnifiés par le film de David Lean, Lawrence d’Arabie (1962). Malgré son ouverture sur l’Occident, la Jordanie n’en demeure pas moins encore largement méconnue. Indépendant depuis 1946, l’ancien royaume de Transjordanie représente cet « hochet de compensation » accordé au même titre que l’Irak aux Hachémites, en échange de leur renoncement au rêve de former un royaume arabe uni.

La Jordanie d’abord

Isolé sur la scène régionale, passé maître dans l’art de la survie, le roi Hussein bin Talal (1935-1999) était parvenu tout au long de ses quarante-six ans de règne à hisser son pays au rang de place diplomatique et commerciale de premier plan dans un Moyen-Orient empêtré dans d’interminables crises. Jusqu’en 1967 le royaume hachémite jouissait de la souveraineté sur le territoire de la Cisjordanie perdu après l’humiliante défaite de la guerre des Six Jours au profit d’Israël, qui provoqua un second exil de Palestiniens vers la rive orientale du Jourdain. Conséquence de ces deux exodes, la proportion des Jordaniens d’origine palestinienne est estimée à plus de 65 % des 10 millions de Jordaniens. Elle explique notamment la franche hostilité de l’opinion jordanienne à la conclusion du traité de paix avec Israël – le second après l’Égypte – en octobre 1994, fruit des pressions américaines et pour « se racheter » de « l’erreur » d’avoir soutenu Saddam Hussein lors de la guerre du Golfe de 1990-1991.

A lire aussi: Le « croissant chiite » : entre fantasme et réalité géopolitique

La diplomatie jordanienne se caractérise par une recherche du consensus qui hisse le pays au-dessus des tensions régionales. Le traité de paix avec Israël assure le soutien financier des États-Unis. De 1951 à 1997, la totalité des aides américaines est estimée à 3,9 milliards de dollars et en 2000, un accord de libre-échange est signé entre les Jordaniens et les Américains. Mais si la coopération sécuritaire s’est toujours maintenue, la paix demeure froide. Alors que le gouvernement de Benyamin Netanyahu remet en cause la gestion jordanienne des lieux saints musulmans et chrétiens de Jérusalem, le roi Abdallah avait refusé en octobre 2018 de reconduire deux annexes du traité de paix stipulant que des terres agricoles frontalières (Baquoura et Ghoumar) sous souveraineté jordanienne soient à nouveau mises à la disposition des fermiers israéliens pour une période de vingt-cinq ans.

Certes, la question palestinienne a perdu de sa centralité. Depuis son accession au trône en 1999, le roi épris de culture occidentale (lui-même Britannique par sa mère) et marié à une Palestinienne, promeut la jordanité comme moyen de dépasser la dichotomie entre Palestiniens de Jordanie et Jordaniens d’origine bédouine. En cela, il rompt avec la formule confédérale jordano-palestinienne caressée par son père à plusieurs reprises (plan de fédération de 1972, accord jordano-palestinien d’Amman de 1985). Le slogan Al Urdun Awalan (La Jordanie d’abord) est devenu avec le temps le marquage d’une identité nationale qui dissocie clairement la rive occidentale du Jourdain, naguère partie intégrante du royaume.

Une relation déséquilibrée avec Israël et les pétromonarchies arabes

Si le roi Abdallah pouvait se targuer d’être un pont entre Israël et le monde arabe, Amman est de plus en plus délaissée à mesure que le rapprochement israélo-saoudien, motivé par le rejet commun de l’Iran, confère un nouveau paradigme géostratégique. Ce refroidissement se traduit depuis quelques années par la montée des tensions autour du partage des ressources hydriques, le gel du projet de « canal pour la paix » visant à sauver la mer Morte, ou encore le contrat gazier peu avantageux conclu avec l’État hébreu en septembre 2019, portant sur le ravitaillement énergétique du royaume en gaz israélien, et les velléités annexionnistes de Benyamin Netanyahu de la partie de la vallée du Jourdain qui jouxte la frontière de la Jordanie.

A lire aussi: Israël : le renseignement, une question de survie

Plus inquiétant encore pour la monarchie hachémite, est le « plan de paix » concocté par le gendre de Donald Trump, Jared Kushner. La Jordanie a été l’unique pays arabe à être monté au créneau pour rejeter ce « deal du siècle », qui noie tout espoir d’une solution à deux États avec Jérusalem pour capitale d’un hypothétique État palestinien. De fait, Jérusalem occupe une place considérable dans l’imaginaire politique national. La monarchie tire sa légitimité historique du lignage chérifien en vertu duquel la dynastie hachémite assure la protection des lieux saints, dont Jérusalem. Autrement dit, en cédant sur cette question, le roi perd sa légitimité et trahit la mémoire nationale. Dépendant de l’aide financière américaine[1], le roi Abdallah passe pour un « dommage collatéral » aux yeux de l’administration Trump.

Il fait également les frais de son approche vis-à-vis du dossier israélo-palestinien considéré du temps de son père comme une affaire intérieure. Il n’empêche que Jérusalem demeure une ligne rouge pour le royaume hachémite, qui ne tient pas à jouer le rôle régional « d’absorbeur de choc » au problème palestinien, entérinant le dessein israélien de devenir une patrie de substitution aux Palestiniens. Le cauchemar des élites transjordaniennes est alimenté par la superposition de près d’un million de réfugiés syriens à quelque trois millions de réfugiés palestiniens réduisant de la sorte à moins de 20 % la population jordanienne de souche.

Au cœur des crises du Moyen-Orient

Sur le plan régional, la Jordanie est tributaire de ses frontières problématiques, partageant 181 km de frontières avec l’Irak, 786 avec l’Arabie saoudite et 375 avec la Syrie. Dès le début du conflit syrien, le nord de son territoire a abrité le PC opérationnel conjoint des forces atlantistes et de leurs relais de l’opposition syrienne pour le front sud de la Syrie (Dera’a), mettant de surcroît à la disposition de la France la base Prince Hassan pour des raids aériens contre Daech, dans le nord de l’Irak, dans le cadre de l’opération Al Chammal (nord). Le royaume a été de ce fait la cible régulière des coups de boutoir de Daech. Le supplice du pilote jordanien tombé entre ses mains, en 2014, et pas moins de cinq attentats pro-Daech recensés en 2016 témoignent de l’onde de choc.

Celle-ci a pris pour l’heure les allures d’une bombe démographique. Les guerres d’Irak ont drainé près de 450 000 réfugiés auxquels s’ajoutent quelque 750 000 Syriens. Amman, qui a rouvert la frontière le 15 octobre 2018, a opéré un choix pragmatique compte tenu de l’importance stratégique du poste-frontière de Jabeer, zone par où transitait 17 % des exportations jordaniennes, notamment agricoles, avant 2011. Confrontés par la question d’un retour des Syriens de plus en plus improbable, les Jordaniens multiplient les groupes de contacts avec les pays d’accueil dans le cadre d’un groupe de travail à Amman et coopèrent avec les Russes dans l’espoir de capter une partie des dividendes de la reconstruction en Syrie.

Relation avec le Golfe, de l’indifférence au rapport de force

En décembre 2004, le roi Abdallah II de Jordanie expliquait à la presse internationale sa crainte de voir se former un « croissant chiite » susceptible de déstabiliser le Moyen-Orient. Tête de pont sunnite dans la région, le royaume hachémite n’entretient pas moins des relations complexes avec les pétromonarchies arabes. À commencer par les Saoudiens qui avaient chassé les Hachémites de La Mecque et du Hedjaz en 1924, avant de signer avec l’Émirat de Transjordanie le traité de Djeddah en 1927. Privé de continuité territoriale avec la Syrie du fait du tracé de la frontière, le souverain Ibn Saoud gardera une forte rancœur qui s’atténuera avec les générations successives et un échange de territoires en 1965 qui permettra à la Jordanie d’étendre son littoral dans le golfe d’Aqaba d’environ 18 kilomètres. Mais pour l’heure, entre Amman et Riyad, les points d’achoppements sont légion, à commencer par le refus jordanien de prendre part à la coalition saoudienne au Yémen ou encore de dissoudre la branche locale des Frères musulmans.

A lire aussi: Riyad et Téhéran. Deux voisins que tout oppose

Les choses s’enveniment avec l’arrestation sous l’ordre du prince héritier Mohammed Ben Salman dans le cadre de sa campagne anticorruption, du milliardaire saoudo-jordanien Masri Sabih à l’automne 2017. Décision qui provoque l’absence du roi Abdallah II au sommet de l’Organisation de la coopération islamique de décembre de la même année. Important investisseur et pays d’accueil pour près de 450 000 immigrés jordaniens, le royaume saoudien manie à l’envi l’arme du chantage à l’expulsion, tout en encourageant des mouvements contestataires dans le sud de la Jordanie. Et pourtant, Riyad se désintéresse de plus en plus de son voisin à qui il entend substituer la tutelle sur les lieux saints à Jérusalem. Le soutien saoudien à la décision de déménager l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem, annoncée officiellement le 6 décembre 2017, a renforcé l’isolement du roi Abdallah II, qui n’est désormais plus considéré comme l’interlocuteur régional privilégié de l’administration Trump.

 

Vis-à-vis des pétromonarchies, dont elle a besoin de la manne financière, la Jordanie tente de jouer sur une concurrence des influences au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG) en se rapprochant notamment du Qatar. De 2012 à 2016, la Jordanie a reçu une aide de 5 milliards de dollars qui n’avait pourtant pas été reconduite. Mais lors du sommet de La Mecque, en juin 2018, le CCG a accordé une aide de 2,5 milliards de dollars pour soutenir la livre jordanienne et des investissements dans des projets dont Amman n’a plus la discrétion. Toujours est-il que la Jordanie s’est vue finalement écartée – au même titre que le Maroc – d’une adhésion à un CCG élargi à l’ensemble des monarchies arabes. Il n’empêche que les atouts du royaume hachémite pour relancer l’intégration régionale sont certains, à commencer par le savoir-faire diplomatique et le haut niveau de son armée, une des plus professionnelles du monde arabe.

Des fragilités structurelles

Plaque financière à la faveur de la guerre du Liban, Amman est la vitrine d’un pays tolérant et ouvert aux flux des capitaux. Étant passé entre les gouttes de l’épreuve des printemps arabes, le régime jordanien peut se targuer d’un socle de légitimité politique au crédit de la famille hachémite connue pour sa gouvernance traditionnellement modérée, ses choix pragmatiques et adaptés malgré de forts enjeux sociaux. Cette situation peine cependant à dissimuler la gravité des défis dont fait face le royaume de plus en plus vulnérable.

La Jordanie est l’un des pays les plus pauvres en eau au monde. La consommation en eau atteint tout juste 145 m3 par an et par personne (pour 1 000 m3 au niveau mondial). Elle en puise près de 60 % dans les aquifères souterrains, constitués principalement de nappes non renouvelables. Le reste provient des rivières et des ruisseaux, le Yarmouk au nord et le Jourdain à l’ouest, contrôlés par Israël. Le stress hydrique, la forte pression exercée par l’État hébreu conjugué à la croissance démographique résultant des crises régionales constituent un défi majeur. Pour réduire la dépendance énergétique, le roi cherche à accroître la part de l’énergie produite localement dans la consommation globale. Il souhaite la faire passer de 4 à 39 % en 2020 grâce à l’éolien, la biomasse, l’énergie solaire et les schistes bitumineux. Dans l’attente de ce projet de moyen terme, il est parvenu à négocier avantageusement un contrat gazier avec le Qatar. Cela permet en outre de pallier l’arrêt des approvisionnements décidés par l’Égypte en 2012 qui avait contraint les Jordaniens à se tourner vers une société israélienne.

Combattre la corruption et diminuer la dépendance énergétique

Dans un discours prononcé le 15 octobre 2016 au lendemain des élections législatives, le roi Abdallah a précisé la feuille de route du nouveau gouvernement. Son projet de modernisation de l’administration en proie à une corruption endémique a été vécu comme une révolution en douceur, impliquant les principaux rouages de l’État et des services de sécurité. Ce coup de semonce intervient dans une séquence où la demande de justice sociale se fait de plus en plus pressante. Toujours est-il que le bras de fer subsiste entre un courant réformateur libéral et le courant conservateur au sein de l’appareil d’État, bloque le processus de réforme annoncé.

Sur le plan économique, la situation demeure préoccupante, la croissance est passée de 8 % en 2007, à 1,8 % en 2019. À cela s’ajoute l’endettement extérieur dont l’importation d’énergie (97 %) est la cause principale. Afin de réduire cette dépendance, la Jordanie a commencé à développer les infrastructures nécessaires pour répondre à ses ambitions nucléaires et prévoit la construction de sa première centrale. Le Parlement jordanien a adopté en 2007 une loi permettant l’utilisation de l’énergie nucléaire pour produire de l’électricité et dessaler l’eau. La société française Areva a ainsi signé en 2010 un accord d’exploitation conjointe pour l’extraction de l’uranium dans le centre de la Jordanie dans le cadre d’une concession accordée pour vingt-cinq ans. Amman envisage d’extraire environ 130 000 tonnes d’uranium des réserves de phosphate du pays et construire un réacteur nucléaire avec l’aide d’un partenaire international qui place les Français en position de favoris.

 

Pour honorer ses dettes, l’État avait baissé en novembre 2012 les subventions destinées à modérer le prix du marché intérieur de l’énergie. Par conséquent, les prix ont rapidement grimpé de 10 % pour l’essence, de 11 % pour les transports publics et de 53 % pour le gaz, attisant ainsi la rancœur d’une population dont le quart vit sous le seuil de pauvreté. Une situation qui profite au retour en force du Front islamique d’action, bras politique des Frères musulmans jordaniens. Malgré la scission de 2015, résultant d’une opération des services de renseignement jordaniens, cette opposition profite de la décentralisation de l’État, bénéficiant de relais au niveau des élus locaux.

A lire aussi: Le grand retour de la Russie au Moyen Orient

Peinant à juguler la contradiction entre demande de justice sociale et fièvre libérale, c’est un gouvernement surpris par la pandémie du Covid-19 qui a décrété l’état d’urgence, accusant une inquiétante récession provoquée par l’effondrement du tourisme, secteur représentant à lui seul 17 % du PIB. En juin 2018, le royaume avait connu d’importantes grèves et mouvements de protestation consécutifs à l’annonce par le gouvernement de nouvelles réformes fiscales qui s’étaient soldés par le remplacement du Premier ministre. À l’évidence, le roi Abdallah est assis sur un volcan.

 


[1] Selon la télévision pro-gouvernementale Al-Mamlaka, l’administration Trump avait alloué 1,3 milliard de dollars d’aide à la Jordanie dans son projet de budget 2021. Le budget de cette année comprend 1,2 milliard de dollars d’aide.

Mots-clefs : ,

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Jordanien

À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), il est titulaire d’un master en politique comparée spécialité Monde Musulman de l’IEP de Paris et d’une licence d’arabe à l’INALCO. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Missio"n, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest