Au fil des anniversaires patriotiques, l’Amérique du Sud évoque, depuis deux siècles, sa guerre d’indépendance ; chaque pays raconte sa naissance, guerrière et glorieuse, par l’intervention d’un grand homme. Deux, surtout, occupent les célébrations – Simón Bolívar pour la Grande-Colombie[1], et José de San Martín pour le Cône Sud et le Pérou. La balance n’est pas égale entre eux : après dix ans de combats, le second s’est effacé au profit du premier. L’homme mérite pourtant de sortir d’un panthéon de deuxième rang.
Espagnol, fils d’officier, José de San Martín est né en 1778 dans la vice-royauté du Río de la Plata, en pays guarani, à l’emplacement des missions jésuites expulsées d’Amérique dix ans auparavant. Quand il n’a que six ans, son père change d’affectation et la famille revient en métropole. Il reçoit une éducation soignée et intègre, à l’adolescence, un régiment en tant que cadet.
Il fait l’expérience de la lutte contre les Barbaresques, à Oran, et contre les Français dans le Roussillon. Officier de cavalerie, il s’enrôle dans l’infanterie de marine pour se préparer à contrer l’armée britannique après un nouveau renversement d’alliance dans les dernières années du siècle. Il participe à la défense de villes fortifiées et prend part à des rencontres sans éclat jusqu’à ce que la bataille de Baylen lui permette d’accéder au grade de teniente coronel. Il accumule ainsi plus de vingt ans d’expérience au sein de régiments espagnols, depuis les guerres de la Révolution française jusqu’à celles de l’empire.
Aux premières loges de l’indépendance
Il se trouve à Cadix au moment du désastre de Trafalgar, en 1805. Il y est de nouveau en mai 1808, quand Madrid refuse de changer de dynastie et se soulève. À la différence de Bolívar, qui n’a d’autre formation que celle reçue dans les milices de Caracas, San Martín est le produit d’une armée régulière, dont il a assimilé la discipline et les tactiques. Et s’il a moins voyagé que les aristocrates américains de sa génération, férus d’Europe et des Lumières, avant eux il a parcouru les étapes d’une révolution démocratique née à Cadix, ce rocher cerné par la mer, devenu capitale politique de l’Espagne et de son empire. Ce bouleversement est peu connu hors du monde hispanique. Occupés à suivre le tohu-bohu des guerres de l’empire, la plupart des historiens n’ont pas accordé d’intérêt à ce processus inédit qui s’achève par l’indépendance d’un sous-continent et sa fragmentation politique.
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En quelques semaines, durant l’année 1808, l’Espagne a connu trois monarques. Charles IV a abdiqué en mars au profit de son fils, Ferdinand, que Napoléon a contraint, en mai, à remettre la couronne à Joseph Bonaparte et envoyé captif au château de Talleyrand, à Valençay. Au nom du jeune roi caché, paré d’autant de vertus qu’il montrera de nullité à son retour, une résistance massive et populaire s’organise qui doit participer à la lutte armée, s’accorder à l’armée britannique qui guerroie contre les Français dans la péninsule, et inventer une représentation politique pour incarner la nation espagnole luttant contre l’envahisseur. Une guerre d’indépendance doublée d’une révolution politique a substitué au droit divin des rois, la souveraineté populaire fondée sur le suffrage le plus large pratiqué à cette époque[2].
À Cadix, le lieutenant-colonel de San Martín découvre l’effervescence d’une cité gonflée de réfugiés, assiégée et bombardée, dans laquelle foisonnent les assemblées et les débats. Il fréquente des loges et des sociétés de pensée où l’on dispute des réformes inéluctables de l’Espagne et du futur politique de l’empire. Le pays insurgé, dirigé par une junte, lance un processus électoral inédit qui doit rassembler à Cadix des élus de la péninsule, en dépit de son occupation, et des possessions d’outre-mer, de l’Amérique aux Philippines, malgré la ruine de la flotte. Reparti en campagne, San Martín observe comment se déroulent ces élections générales et précaires, et constate l’importance des guérillas locales, les « corsaires terrestres ».
Mais le sort d’un empire aussi vaste et lointain peut-il se régler dans une assemblée péniblement rassemblée à Cadix, alors que la guerre fait rage ? Dès les premiers mois d’occupation, si les plus riches cités américaines ont envoyé des sommes considérables pour nourrir la résistance de la métropole, certaines ont aussi profité de la crise pour exprimer leur volonté d’émancipation : à Dolores (Mexique), à Caracas, à Santa Fé de Bogotá, à Quito, à La Paz et à Chuquisaca (Haut-Pérou, qui deviendra Bolivie), au Chili, au Paraguay, des juntes ont tenté de devenir indépendantes ; la plupart ont échoué.
À Buenos Aires, les choses sont allées plus loin. En 1806 puis en 1807, les milices bourgeoises ont repoussé des attaques britanniques – la Grande-Bretagne n’attendait qu’un affaiblissement de l’Espagne pour capter ses possessions les plus engageantes. Au port de Buenos Aires, capitale de la vice-royauté du Río de la Plata, débouchent un arrière-pays de campagnes prospères et, surtout, les lingots d’argent du Potosí. À la première attaque de l’escadre anglaise, le vice-roi s’est enfui, la garnison s’est débandée. Les Porteños en armes, grisés par un succès qu’ils n’ont dû qu’à leur résolution, s’administrent dès lors comme une nation indépendante et entreprennent d’étendre leur autorité à l’arrière-pays.
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La révolution portée en Amérique
En janvier 1812, convaincu de porter la révolution au-delà de la métropole (on ne sait trop comment ni pourquoi), San Martín quitte l’Espagne et rallie l’estuaire du Río de la Plata. Il est aussitôt accepté et un mariage rapidement conclu intègre ce natif de la frontière à la bonne société de Buenos Aires. Les nouveaux dirigeants attendent de lui qu’il redresse une situation compromise. Leur objectif sera toujours de rétablir à leur profit les frontières du vice-royaume qui s’étendaient à travers la pampa jusqu’au cœur des Andes. Mais le Paraguay leur a échappé, en 1811, et deux expéditions vers le haut plateau andin se sont soldées par des retraites en débandade.
D’une troisième tentative malheureuse, en 1815, San Martín tire la certitude qu’il lui faut concevoir un plan plus vaste, encercler ses adversaires avant de s’emparer du Potosí, et qu’il ne pourra atteindre cet objectif qu’après avoir réduit le bastion royaliste de Lima. Il lui faut créer la surprise. Avant d’entreprendre une manœuvre que personne ne pouvait anticiper qui consistait à franchir les Andes, porter la guerre au Chili, s’en servir de base pour attaquer le Pérou, s’emparer de Lima et reprendre la conquête des Andes péruviennes, San Martín sécurise de façon tout aussi imprévue la frontière nord de l’Argentine qu’il laisse en garde des clans de gauchos, et il encourage des hordes irrégulières, fragiles, mais renaissant toujours, à fixer une partie des forces royalistes dans le Haut-Pérou. Peu d’officiers étaient capables de concevoir la guerre en accordant un rôle majeur à des auxiliaires aussi peu avouables que des gauchos et des montoneros.
Laissant ces alliés inventer une guerre de terroir, San Martín installe ses quartiers au pied des Andes, à Mendoza. Sur l’autre versant de la cordillère se trouve le Chili. Le général passe deux ans à préparer sa campagne. Instruire les fantassins – près d’un tiers mulâtres et noirs[3] –, fondre des canons, monter une cavalerie, obtenir des ressources de Buenos Aires et intégrer dans ses bataillons les indépendantistes chiliens réfugiés dans la province de Cuyó. En janvier 1817, son armée, forte de 5 423 hommes (une misère, à l’échelle des guerres européennes), franchit les Andes en passant par des cols à 5 000 m d’altitude, au pied de l’Aconcagua (6 959 m). L’exploit surpassait tout ce que l’histoire militaire de l’Ancien Monde avait connu.
Le Chili devenu indépendant et commandé par des Chiliens – San Martín conçoit sa mission comme celle d’un soldat, pas comme celle d’un homme d’État ni d’un conquérant –, l’armée des Andes prépare l’étape suivante : la neutralisation de Lima par une opération combinant terre et mer. Grâce au Chili, il récupérait une escadre, de nouvelles recrues et des rentrées d’argent.
Il s’est alors détaché du Río de la Plata qui n’est plus occupé que de guerres forcenées contre les provinces de l’intérieur. Au Pérou, la discorde s’installe aussi dans le camp royaliste. En 1820, un pronunciamiento de l’armée, à Cadix, a imposé le retour à un régime libéral et les partisans de l’Espagne en Amérique se divisent depuis entre partisans de l’absolutisme royal et défenseurs de la constitution.
En juillet 1821, les forces de San Martín entrent dans Lima tandis que l’armée pro-espagnole se replie dans les Andes, les libéraux autour du vice-roi entre Jauja et Cuzco, les absolutistes au sud-est, arpentent le Haut-Pérou[4]. Sur la côte, San Martín dispose d’assez d’armes pour équiper les esclaves enfuis des haciendas et, dans les provinces libérées, il aménage la défense autour de quelques notables qu’il nomme commandants, qui lèvent leurs propres troupes.
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Les nouvelles de ce qui s’est passé depuis dix ans plus au nord commencent de se diffuser et le nom de Bolívar, jusqu’alors ignoré dans les Andes, devient populaire. Ses armées viennent de libérer la Colombie, elles avancent vers le sud.
Difficulté à finir la guerre
San Martín est alors arrivé au bout de ses ressources et la conjoncture politique l’emporte sur sa vision militaire. Il doit compter avec deux partis espagnols, avec des caudillos de province qui se battent pour leur compte. La composition de son armée a changé par l’ajout de recrues nouvelles et la disparition des plus anciens au fil des batailles. À la fin de son parcours, il ne restait guère de soldats de l’armée des Andes pour remporter l’ultime victoire.
San Martín s’en va donc à Guayaquil demander l’aide de Bolívar. La rencontre entre les deux braves a fait couler beaucoup d’encre, mais aucune trace de leur entretien n’a été gardée ; l’imagination est libre. San Martín revient à Lima où s’est tenue, à son invitation, une assemblée des meilleurs esprits du Pérou pour débattre du régime que devront adopter les États indépendants. Ni les recommandations ni les préférences de San Martín pour une monarchie modérée ne seront suivies.
San Martín se retire, tandis que l’armée de Bolívar, en faisant sauter le verrou du Haut-Pérou, découvre bientôt la difficulté de gouverner : l’indépendance s’est jouée moins contre la métropole qu’en opposition à l’échelon supérieur le plus proche. Des États comme le Paraguay, l’Uruguay, la Bolivie se fondent contre leurs voisins plus puissants ; la Grande-Colombie n’attend que la mort de Bolívar pour se fractionner.
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Ceux qu’on nomme les Libertadores défendaient une géopolitique de grands espaces fédérés, mais cette première génération de chefs de guerre citadins, cultivés, voyageurs, idéologues, disparaît vite au profit de caudillos, nés de la guerre, ancrés dans le terroir qu’ils sont en mesure de contrôler, repliés sur les campagnes et l’univers de l’hacienda pour près de cinquante ans.
Avant cet épilogue, San Martín a quitté Lima et rejoint Buenos Aires, engluée dans d’interminables querelles. Au début de l’année 1824, il s’est embarqué pour Le Havre. Après une tentative de retour sans succès, il s’est résigné définitivement à l’exil. Il est mort en août 1850, à Boulogne-sur-Mer, où un musée lui rend toujours hommage.
Bibliographie
Marie-Danielle Demélas, Yves Saint-Geours, La vie quotidienne en Amérique du Sud au temps de Bolívar, Hachette, 1988.
John Lynch, San Martín. Argentinian Soldier, American Hero, Yale University Press, 2009.
Bartolomé Mitre, Historia de San Martín y de la emancipación sudamericana, Buenos Aires, Félix Lajovane Editor, 1887.
Patricia Pasquali, San Martín, Planeta, 1999.
Alejandro Rabinovich, La société guerrière : Pratiques, discours et valeurs militaires dans le Rio de la Plata, 1806-1852, Presses universitaires de Rennes, 2013.
José Luis Roca, Ni con Lima, ni con Buenos Aires, Lima, IFEA, 2016 (éd. électronique).
[1] Qui a donné naissance au Venezuela, à la Colombie, au Panamá et à l’Équateur.
[2] Tous les hommes disposant d’un domicile et d’une occupation connue avaient droit de vote, indépendamment de leurs revenus.
[3] Il s’agissait d’esclaves libérés.
[4] Les soldats et une partie des officiers de l’armée royaliste sont cependant américains.