« Coup de faux », « Blitzkrieg »… ces appellations qui restent attachées à la victoire de l’armée allemande sur la France en 1940 viennent du Royaume-Uni ! Elles expriment la stupeur ressentie par les contemporains devant l’évolution fulgurante de ce qui n’avait jusque-là mérité que le sobriquet de « drôle de guerre » (phoney war en anglais). Et si rien ne s’était passé comme prévu ?
La stupeur des Français est compréhensible. Nul n’entre en guerre en pensant qu’il va perdre, surtout à ce point-là. Celle de leurs alliés ou des grands témoins neutres (URSS, États-Unis, voire Italie, toujours non belligérante en mai 1940) l’est aussi – l’armée française n’est-elle pas réputée comme « la meilleure du monde » depuis sa victoire de 1918 ? Mais celle des Allemands est plus étonnante et révélatrice d’un succès qui n’avait rien de planifié.
En retard d’une guerre ?
L’OKW (Haut commandement de l’armée allemande) avait d’abord pensé répéter la manœuvre du plan Schlieffen de 1914, en opérant un vaste mouvement tournant par la Belgique, englobant cette fois les Pays-Bas. Mais la perte d’une partie des plans de l’opération lors de l’atterrissage forcé d’un officier d’état-major en Belgique le 10 janvier conduisit à la fois au report de l’opération et au déplacement du centre de gravité : au lieu de s’exercer au nord, l’effort principal serait confié au groupe d’armées A de von Rundstedt, placé au centre, et doté de 45 divisions dont 7 des 10 divisions blindées et 3 motorisées. Cette version, plus risquée, correspondait au souhait d’Hitler lui-même d’éviter que la guerre à l’ouest ne s’éternise.
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Les généraux allemands avaient de quoi se montrer inquiets : l’armée allemande ne bénéficiait d’aucune nette supériorité numérique, excepté pour l’aviation où ses 4 000 appareils représentaient le double des flottes alliées et affichaient une supériorité technique indéniable. Le nombre de divisions, de soldats, de blindés était sensiblement identique et 57 % des chars étaient des Pz I et II, trop légers et trop peu armés face à la plupart des modèles alliés, et notamment français, dotés de l’excellent canon de 47 mm. Les fortifications françaises (« ligne Maginot »), qu’il ne s’agissait pas d’attaquer de front, obligeaient à passer par des zones difficiles d’accès, comme le massif des Ardennes, que les Français considéraient même comme « infranchissables » pour les blindés.
De son côté, l’état-major français avait prévu de secourir au plus vite ses alliés du nord, la Belgique en priorité, éventuellement les Pays-Bas. La dernière option avait la préférence du général en chef, Gamelin, qui avait déplacé en novembre la 7e armée du général Giraud de la région de Reims, où elle couvrait le centre du front, vers l’aile gauche du dispositif. Mais le retour de la Belgique à la neutralité en 1937 empêchait un déploiement conjoint dès la déclaration de guerre et obligeait à attendre l’appel à l’aide du gouvernement belge. Le 10 mai 1940, l’appel est lancé moins de deux heures après les premières incursions allemandes, mais au lieu de la semaine espérée pour s’installer en soutien de l’armée belge, les unités françaises furent au contact des Allemands dès le 12 mai, sans avoir encore tous leurs éléments – la 1re armée sacrifie une partie de ses blindés dans un combat retardateur efficace[1] à Hannut, du 12 au 14.
La mobilité n’était en effet pas le point fort de l’armée française, qui venait tout juste[2] de mettre sur pied ses premières divisions autonomes de blindés : elle ne comptait que 3 divisions légères mécaniques (DLM), proches des Panzerdivisionen, 5 divisions légères de cavalerie (DLC) faiblement blindées, et 3 divisions cuirassées (DCR), dotées de chars lourds, mais peu mobiles et plutôt tenus en réserve[3] ; seulement 7 divisions d’infanterie sur 67 étaient motorisées. La 7e armée, pourtant une des plus mécanisées, ne put atteindre les Pays-Bas avant la capitulation hollandaise le 14, hâtée par un violent bombardement sur Rotterdam. C’est alors que le GQG français est informé qu’un « pépin assez sérieux » est survenu à Sedan.
Sedan, encore une fois
Le 12 mai, en effet, alors que l’attention se concentre sur la Belgique, les Panzerdivisionen ont débouché des Ardennes. Comme prévu, le franchissement n’a pas été aisé : le faible nombre de routes praticables et les opérations de retardement de l’armée belge ont créé un embouteillage dans le massif ; repéré par l’aviation française, il ne fut pourtant pas bombardé – premier coup de chance pour les Allemands.
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Le 13 mai, l’aviation allemande matraque les positions françaises autour de Sedan ; en fin de journée, une mauvaise transmission entre unités françaises déclenche une panique à Bulson, à quelques kilomètres au sud de Sedan, accélérant l’effondrement des défenses – deuxième coup de chance – et le 14, les Panzer franchissent la Meuse. La brèche ne se refermera plus. Au contraire, les chemins divergents suivis par les 2e (Huntziger) et 9e (Corap) armées en retraite ouvrent un boulevard aux Panzer. Les contre-attaques locales, comme celle de Stonne, un petit village à 20 km au sud de Sedan, qui change 17 fois de mains entre le 15 et le 17 mai, ou celle de Montcornet le 17 par une 4e division cuirassée (DCR) à peine formée et confiée à de Gaulle, ne bénéficient pas de moyens suffisants pour menacer les flancs de la percée – il faut dire que Gamelin n’a gardé que 10 % de ses forces en réserve stratégique, quand la norme impose au moins un quart. Alors qu’ayant pris conscience du danger, Gamelin prépare une contre-offensive d’envergure en utilisant les unités disponibles en Belgique, il est remplacé par Weygand (19). Le temps de se mettre au courant et de prendre contact avec des Alliés hésitants sur la marche à suivre, le nouveau généralissime renonce à l’opération – troisième coup de chance pour les Allemands, même si la réussite était loin d’être assurée.
L’hallali
C’est probablement la crainte d’une telle attaque, alors que les divisions blindées sont aventurées loin de leur soutien d’infanterie, qui motive l’ordre d’arrêt que leur adresse le 23 mai von Rundstedt, et que confirme le lendemain Hitler lui-même. Le délai, jusqu’au 27, favorisa la réussite de l’opération « Dynamo » : l’évacuation, entre le 21 mai et le 4 juin, depuis Dunkerque vers l’Angleterre d’environ 340 000 hommes, dont un tiers de Français et de Belges, effectuée par la Royal Navy et par une foule de petits navires privés.
Début juin, l’armée française est à un contre deux et a perdu l’essentiel de son matériel lourd et de sa couverture aérienne. La « ligne Weygand », alignée sur la Somme, cède quelques jours après la reprise de l’offensive allemande, le 5 juin. La résistance n’est plus que ponctuelle et sans coordination d’ensemble, comme dans les Alpes face à l’Italie, entrée en guerre le 10 juin, ou dans la ligne Maginot prise à revers. Paris est déclarée « ville ouverte » pour lui éviter le sort de Rotterdam, et prise le 14 juin. Faut-il continuer la lutte depuis l’empire, aux côtés des Britanniques, qui proposent par de Gaulle une fusion politique des deux États pour la durée du conflit ? Devant le refus des militaires de capituler en rase campagne, Paul Reynaud, président du Conseil depuis le 22 mars, n’ose imposer cette solution et démissionne le 16 juin, remplacé par Pétain, qui demande aussitôt l’armistice.
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Contrairement à une image copieusement répandue par le cinéma français, les combats de ces six semaines furent violents : l’armée française déplore quelque 60 000 morts, soit plus de 1 300 morts par jour, quand la moyenne de la Grande Guerre était d’à peine 900. L’armée allemande souffre de pertes similaires, et si elle fait environ 1,8 million de prisonniers, ce fut surtout entre le 17 et le 25 juin, date d’entrée en vigueur des deux armistices.
[1] À cette occasion, les blindés allemands souffrent en duels, mais sont sauvés par leur meilleure coordination avec l’aviation, grâce à une radio dont ne disposent pas les Français, et par l’efficacité inattendue du canon antiaérien de 88 mm, utilisé en antichars.
[2] La première DLM date de 1935, la deuxième de 1937. La troisième DLM et la totalité des DLC et DCR sont formées au début de 1940.
[3] La majorité des chars lourds restait constituée en bataillons affectés au soutien de l’infanterie.